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À la recherche de la lettre, chapitre un

23 mai 2025

Grâce à une conjonction exceptionnelle de talents, celui de la scénariste Callie Khouri (dont le script est accessible sur Internet), des actrices Susan Sarandon et Geena Davis, du réalisateur Ridley Scott - en qui je vois depuis longtemps un grand portraitiste de femmes, comme le fut Sternberg - et enfin du chef-opérateur britannique Adrian Biddle, trop tôt disparu (il a travaillé aussi sur Aliens, le Retour, de Cameron et sur l'excellent Règne du feu, dirigé par Rob Bowman), Thelma et Louise (titre original Thelma & Louise) est devenu un film de référence, incarnant le tandem de copines le plus populaire de l'histoire du cinéma. J'ai aimé ce film dès sa première vision, en 1991, et été surpris par les lectures généralisantes qu'en faisaient des critiques français: un portrait de l'Amérique (laquelle?), un pamphlet contre la violence des hommes (le policier Slocumb, joué par Harvey Keitel, est un homme juste et pondéré, le mari de Thelma un ahuri narcissique et immature), alors que si le film m'avait touché, c'était par l'histoire particulière de ces deux femmes-là, et la présence concrète que leur donnaient les deux actrices.

Si on le suit à la lettre, le film raconte une histoire très située et non emblématique. Thelma Sawyer et Louise Dickinson ont une identité sociale : une femme mariée trop jeune, et une célibataire, serveuse de restaurant qui a déjà un passé. Elles appartiennent toutes deux à la classe moyenne. Ce ne sont pas des Américaines in abstracto : Thelma a un accent du Sud prononcé, et l'action se noue en Arkansas. Dans une des scènes du film, elles se questionnent si elles ont des regrets ou non quant au sort qu'a subi Harlan, l'homme qui voulait violer Thelma, abattu par le pistolet de Louise, ce qui a choqué Thelma. Celle-ci cependant a un fort tempérament, qui n'a pas pu s'exprimer jusque-là et qui se révèle, plus l'action avance.

Le scénario, bien sûr, comme celui de beaucoup de films, joue non seulement sur des péripéties, mais aussi sur ce que j'appelle le scénario projectif, aussi bien entre les personnages eux-mêmes, qu'entre les personnages et le public : les femmes doivent paraître de plus en plus dangereuses à la police (ayant commis une attaque à main armée) tout en nous restant sympathiques et humaines ; le séduisant J.D., joué par Brad Pitt, qui se conduit comme un sale type, doit commencer par plaire au public comme il plaît à Thelma. Si Thelma et Louise montrait des « icônes », comme on dit aujourd'hui, genre : deux vengeresses en guerre contre les hommes, le film ne toucherait pas son public au cœur.

Il est amusant de comparer les deux notices Wikipedia distinctes qui lui sont consacrées, celle en anglais et celle en français : la première retrace méticuleusement l'action, la seconde, expéditive, « zappe » carrément le personnage masculin positif de Slocumb. Elle juge, tranche, emblématise, là où le film problématise. Le film devient un verdict, non un procès. On dirait une peinture académique : « La Justice poursuivant le Crime ». Il y a de belles allégories peintes, comme La Liberté guidant le peuple, de Delacroix, qui est au Louvre. On y voit au fond Notre-Dame sans sa flèche (nous sommes en 1830, avant Viollet-le-Duc). Je n'ai pas en tête de films parlants qui montreraient des personnages allégoriques, mais je ne crois pas qu'il y en ait beaucoup.

Parfois, la littérature réussit à créer des emblèmes : Hugo eut ce génie, avec la création de Valjean, Fantine, Javert, les Thénardier, Cosette ! Mais je n'ai vu aucun bon film inspiré par Les Misérables, sauf peut-être celui de Raymond Bernard avec Harry Baur, sorti en 1934, parlant mais qui conservait quelque chose de la stylisation allégorisante de certains films muets, comme Le Dernier des hommes, de Murnau et les chefs-d’œuvre de Keaton et Chaplin. Bernard avait lui-même réalisé pas mal de films muets, comme Le Miracle des Loups, 1924, un des souvenirs d'enfance de mon père (pour ma mère, c'était Douglas Fairbanks en Zorro). Ici, une pensée reconnaissante pour Patrick Brion, qui m'a révélé le film de Bernard par son Cinéma de minuit, sur la Trois.

La plupart des films racontent des histoires particulières. Je crois être resté un spectateur de base, même quand je suis rentré en 1981 dans la rédaction des Cahiers du Cinéma, ce que je n'aurais pas cru possible un an plus tôt. Je ne suis pas peu fier que mon premier papier dans la revue, consacré au Loup-garou de Londres, de John Landis (un auteur selon moi sous-estimé) ait donné une grande place à l'histoire racontée par ce film.

Raconter une histoire est une affaire sérieuse. J'ai gardé ceci en tête lorsque j'ai écrit des monographies sur des films de Tati, Chaplin, Lynch, Tarkovski, Malick, Kubrick.  Par exemple, les histoires particulières inventées, jouées et mises en scène par Tati dans ses films montrent trois fois un personnage féminin assez présent à l'image, en montage parallèle avec le personnage de Hulot, et dans ma monographie sur le réalisateur, parue en 1987, je montre qu'à la lettre, il s'agit dans Les Vacances de Monsieur Hulot et Playtime d'une histoire de rencontre fugitive et apparemment sans avenir entre deux personnes de sexe opposé rapprochées inopinément par la circonstance d'une « vacance », rencontre longuement préparée par l'effet-labyrinthe du montage parallèle. Une rencontre qui aurait pu ne pas se faire, et qui, quand elle se produit, semble ne pas laisser de traces. Mais cette rencontre a lieu, et les scènes qui la précède suggèrent la possibilité qu'elle se noue. Elle est donc logiquement au centre de l'histoire, même si elle est en pointillé.

C'est ce que j'ai écrit en toutes lettres dans mon Tati, et... you know what?, dans les échos et les recensions même élogieuses de ce livre, qui s'est bien vendu, et surtout les publications sur Tati postérieures à mon essai, c'est comme si je n'avais rien écrit. Le réalisateur continue d'être présenté comme un « satiriste » du monde moderne, Hulot, comme un hurluberlu sans projet, et la belle et pudique jeune femme comme un élément décoratif.

Avais-je été trop allusif, ou au contraire, mon observation était-elle formulée en trop grosses lettres ? Qu'est-ce que la lettre ? C'est la petite quête à laquelle je vous invite, il y aura quatre ou cinq billets sur ce sujet. Merci encore une fois à Geoffroy Montel, sans qui ce blog et le site où il figure, qui sont si importants pour moi, n'aurait jamais existé. Portez-vous bien.