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ENTRE DEUX IMAGES n°44

16 octobre 2016

SPÉCIAL DUALISME ET TRINITÉ

Serebrennikov / von Mayenburg / Bonitzer / Malle / Zviaguintsev / Vigo / Brooks / Ford / Weir / Williams / Davis / Vidor / Heisler / Laszlo / Young / Haneke / Chouraqui / Djéribi-Valentin / Dolto / Séverin / Lacan / Desnos / Eustache / Lebrun / Kaltenecker / sept compositeurs / Berque

Si la valeur d'un film se mesurait à l'intensité du trouble qu'il suscite, Le Disciple, réalisé par Kirill Serebrennikov d'après une pièce de théâtre de Marius von Mayenburg, que je viens de voir en avant-première du Forum des Halles et qui sort en France le 2 novembre, serait un chef-d'œuvre. Pourtant, tout en étant "dérangé", je ne le trouve pas bon : mal joué en général (sauf par la jeune actrice que l'on voit ci-dessus), et surtout trop facilement construit sur le principe de mener en bateau le spectateur, à qui sont proposés alternativement deux éclairages sur le protagoniste, un jeune homme fanatisé par une lecture littérale de la Bible. Tantôt en effet, il est montré comme un refoulé et un crétin, tantôt comme un pervers intelligent et manipulateur (par exemple, lorsqu'il dénonce de prétendus attouchements de la part de sa professeure de biologie). Je renvoie à l'analyse magistrale que Pascal Bonitzer a faite du Lacombe Lucien de Louis Malle (Cahiers du Cinéma, mai 1974, j'ai déjà évoqué ce texte dans mon blog 27), comme d'un film jouant de cette même balançoire que le cinéma rend possible, en déplaçant à volonté notre point de vue et nos projections de spectateur, par le jeu des ellipses et des positions de caméra (mais Louis Malle, dont j'ai autrefois discuté longuement le film, avait un talent de créateur d'ambiances et de directeur d'acteurs qui me semble manquer encore à Serebrennikov cinéaste). Pour cela même, il serait intéressant de lire en comparaison la pièce de Mayenburg, qui se déroule en Allemagne.

HYSTÉRIE ET FORME

Ici on a, de nos jours, dans une ville de la côte Baltique (la ville enclavée de Kaliningrad), une famille mono-parentale faisant cohabiter une mère aux abois qui peine à joindre les deux bouts, et son jeune homme de fils. Ce solitaire sans petite amie, et qui a un malheureux "disciple" amoureux de lui - d'où le titre -, s'oppose à presque tout le monde pour lire la Bible dans un sens fondamentaliste, et en déclamer les paroles les plus agressives, que celles-ci soient dans la bouche de Jésus, dans les imprécations d'un prophète, ou dans les centaines de prescriptions et d'anathèmes que contient la Bible. Et personne, ni à l'école, ni dans les institutions, ne semble pouvoir lui imposer des limites.

Le trouble ne vient pas de ce personnage plutôt casse-pied, mais de ce que dans le film, personne ne semble pouvoir se comporter par rapport à lui de façon adulte, et la société semble sans défense par rapport à ses provocations. Par exemple, la jeune fille qu'on voit ci-dessus, à la piscine, le rabrouer et le renvoyer à sa Bible chérie, nous est montrée l'instant d'après s'approchant de lui de manière provocante et lui mettant son corps sous le nez, comme si elle ne supportait pas qu'un garçon lui résiste ; il est vrai qu'elle est aussi jeune que lui. Les adultes ne sont pas flattés : même la courageuse enseignante de biologie qui défend envers lui le point de vue de l'humanité, de la raison et de la science, en perd à la fin les pédales. Il est vrai que le film est joué d'un bout à l'autre sur un ton exacerbé. Trait russe ? Bien sûr que non (voyez notamment les films de Zviaguintsev).

Je crois plutôt qu'outre la pente du réalisateur, il y a le cadre principal de l'action : l'école. Depuis Jean Vigo, beaucoup de films qui prennent pour cadre une école ou un pensionnat baignent dans une hystérie générale, et privilégient parfois jusqu'au grotesque, même quand il ne s'agit pas de farces, les moments de paroxysme. Un des exemples les plus fameux est le bon vieux Graine de violence/Blackboard Jungle, réalisé par Richard Brooks en 1955, où le généreux Richard Dadier, joué par Glenn Ford, perd à un moment son contrôle et rentre dans un stupide jeu de défi physique. Au cinéma, les professeurs sont souvent des lavettes, des salauds, des pervers, des prédateurs ou des immatures. Et quand ce n'est pas le film qui est hystérique c'est la critique qui l'est : je me rappelle les réactions passionnelles qu'avait déclenchées en France le Dead Poet Society, 1989, de Peter Weir, - succès public mais aussi enjeu de débats enflammés - où le professeur Keating joué par Robin Williams n'apparaît que vingt à trente minutes, mais suffisamment pour créer un ouragan de réactions : accusations de fascisme, de manipulation, etc... Ces débats continuent d'ailleurs sur le Net, et pas seulement en France.

Il y a aussi le rapport style de jeu/style de filmage : dans The Star, un Bette Davis de 1952 postérieur au film de Vidor dont je parlais dans mon Blog précédent, l'actrice joue une star déclinante de façon outrée, dans son corps comme dans sa voix (avec quel talent d'ailleurs, quelle énergie !), mais la réalisation de Stuart Heisler est précise et le cadre impavide. La belle lumière en noir et blanc d'Ernest Laszlo, à la fois ouatée et sculptée, ne bronche pas et n'imite pas les outrances du personnage, et les images s'enchaînent par des fondus-enchaînés impeccables qui sentent le bon travail de laboratoire. Même la musique romantique (ici de Victor Young) intervient de façon calibrée, pour structurer les moments de paroxysme. Le film de Serebrennikov est en revanche filmé à la diable, à l'arraché. Il ne m'est pas indifférent que Michael Haneke, qui crée dans ses films des situations dérangeantes où les adultes sont incapables de réagir en adultes (notamment dans les deux versions terrifiantes de Funny Games, 1997 et 2007), tienne à une forme rigoureuse et tenue.

QUI EST NOTRE PROCHAIN ?

S'il est un "commandement" contenu dans la Bible sur lequel le jeune héros du Disciple ne s'attarde pas trop, c'est le fameux : "Aime ton prochain comme toi-même". Une formule que presque tout le monde, même les non-Chrétiens, connaît comme injonction de Jésus, mais, qui, mon édition des Evangiles en grec (dont c'est la langue originale) me l'apprend, est une citation de ce que les Chrétiens nomment L'Ancien Testament (Lévitique, 19, 18). Dans la traduction de Chouraqui, qui se veut plus près du texte hébreu, il est question de "compagnon", et dans la plupart des versions anglaises du Lévitique, il s'agit, suivant la graphie, d'un "neighbor" ou du "neighbour".

Le curieux est que si l'on se réfère dans n'importe quelle Bible au texte en question (je ne lis pas l'hébreu, et me fie à plusieurs traductions accessibles), cette injonction se trouve noyée dans une liste abondante et composite d'autres commandements sur toutes sortes de domaines, entre un "Tu ne retiendras point jusqu'au lendemain le salaire du mercenaire" et un "Tu ne porteras pas un vêtement tissu de deux espèces de fils". Mais pour que Jésus l'en extraie, il a bien fallu que cela s'y trouvât !

Or, qui est ce prochain, ou ce "compagnon" ? C'est la question que, chez Luc, un docteur de la Loi pose à Jésus, et celui-ci lui répond par la parabole du Bon Samaritain. Enfant j'avais cru "comprendre" que le prochain c'est le malheureux en détresse et sans toit qu'on voit mendier dans la rue, celui que secourt le Samaritain. C'est bien ainsi que nous la commentait, au catéchisme, le curé de Nogent-sur-Oise . Ce fut donc un choc lorsque je lus en 1978 dans L’Évangile au risque de la psychanalyse, publié par Françoise Dolto, que si on écoute littéralement ce texte qu'on trouve partout, le prochain est celui qui vous a aidé, soutenu.

"Voilà une parabole qui m'a frappée ! (dit Dolto à Gérard Séverin.) Quand j'étais enfant (...), je l'écoutais éblouie. Puis Monsieur le Curé montait en chaire et disait l'inverse de ce que je venais d'entendre." (p. 154-55). Mais non, rectifie-t-elle, le Prochain, c'est le Samaritain. "Nous sommes en dette vis-à-vis de qui nous secourt dans nos moments de détresse." (id. p. 158).

J'ai été sidéré de comprendre non seulement que j'avais lu et entendu tout à l'envers, mais que des millions avant moi, y compris des prêtres et des théologiens, avaient lu de même. Il a fallu cette "bonne femme" de Dolto pour venir inverser l'image dans le miroir.

Cette histoire me revient, parce qu'ouvrant la Correspondance 1938-1988 de Dolto, dans la magnifique édition de Muriel Djéribi-Valentin chez Gallimard, je trouve une lettre fort irritée qu'elle reçut, après la parution de son livre, d'un certain Lacan. Non de son ami Jacques - lequel était athée - mais du frère de ce dernier, le moine bénédictin et théologien Marc-François Lacan. Le 4 janvier 1978, ce dernier écrit à Dolto ceci, que je trouve savoureux :

"Vous remettez le texte à l'endroit, par votre analyse. Mais c'est Jésus qui l'avait mis à l'envers, intentionnellement. Résultat : vos remarques sont profondes - mais sans lien avec l’Évangile" (p. 604).

On n'a pas la réponse de Dolto, et il n'est pas sûr qu'elle lui ait répondu - la lettre ne demandait d'ailleurs rien de tel. Mais quelle casuistique sous la plume de Marc-François ! Car Dolto ici, contrairement à ce qu'écrit cet homme visiblement intelligent, n'analyse pas le moins du monde, comme elle dit, elle se contente de lire à la lettre. Mais d'où peut venir une si étrange inversion, qu'elle soit consciente ou inconsciente ?

On peut supposer qu'elle provient de l'identification duelle, en miroir. Apparemment, quand il y a du deux, du duel, on est enclin à inverser. On s'identifie à l'autre, ce qui empêche de rester et de lire de sa place. Dès qu'il y a deux, il y a miroir. Il vaudrait donc mieux ne pas s'identifier.

RSI SANS SON "R"

Entre 1976 et 1996 (il m'a fallu trois remaniements de la version initiale), j'ai composé Tu, un mélodrame concret plus tard édité sur CD par Brocoli, en me donnant comme propos le caractère "impossible" du couple humain, et mettant cette œuvre très tendue sous le signe fatal du chiffre deux : les deux lettres du titre, deux actes, deux langues (le français et l'allemand), deux sources littéraires (des poèmes de Desnos, le livret allemand de la Flûte Enchantée), et bien évidemment les deux sexes, ou si l'on veut les deux genres. Mais je n'y fais jamais parler deux voix ensemble, la féminine et la masculine. C'est comme un opéra sans duo. Seule, à la fin de l'œuvre, une certaine "Voix de l'amour", intervient en "tiers" ou en "tierce".

Cette constatation de l'impossible du deux en a mené certains au désespoir : à la fin de La Maman et la Putain, de Jean Eustache (qui se suicida en 1981), le personnage de Veronika, joué par Françoise Lebrun, dit clairement dans son célèbre monologue que c'est nul d'être un couple et de ne pas désirer avoir d'enfant (Eustache a été marié et a eu deux fils). Pour ma part, je trouve qu'on peut à deux, voire seul, produire d'autres "fruits" que des enfants : sociaux, culturels, humains... Mais il est intéressant de voir que La Maman et la Putain est sorti en 1973, et qu'il se trouvait apparemment à contre-courant de la mentalité du "jouir-sans-entrave" qu'on associe à l'époque.

Il m'est arrivé qu'un auteur de grande qualité, Martin Kaltenecker, écrivant à ma demande sur ma musique pour la collection Portraits Polychromes, inscrive mon travail dans une étrange dualité en miroir Symbolique/Imaginaire, en empruntant sa terminologie explicitement au frère de Marc-François, Jacques Lacan. Je cite Kaltenecker : "On pourrait tenter de transposer cette opposition dans le domaine artistique : d'un côté les compositeurs de l'Imaginaire, qui veulent séduire à travers des moments de couleur, de timbre, d'effets changeants" (en relèveraient par exemple Berlioz, Liszt, Scelsi et moi), et de l'autre "ceux qui tendent à assurer avant tout de la forme, à s'inscrire dans les contraintes du Symbolique" (Brahms, Reger, Ferneyhough).

Lisant ce texte avant parution, j'en ai été surpris et affecté - moi qui m'attache tellement à la forme de mes pièces-, mais conformément à ma position qui est d'intervenir le moins possible sur les textes qu'on a la générosité de me consacrer, je n'ai pas demandé à Martin de changer une seule ligne à son article. Même s'il s'y trouvait une erreur factuelle, elle ne m'appartenait pas, elle avait du sens sous sa plume.

L'erreur factuelle, dans ce cas, résidait en ce que Martin se réclame explicitement du Séminaire 1 de Lacan, Les écrits techniques de Freud, tenu en 1954 et publié en 1975, sans voir que dans ce volume, ça va tout de suite par trois : Symbolique, Imaginaire, Réel (lequel Réel s'identifie à l'Impossible). Or, avec trois, plus aucune opposition duelle n'est possible. Ce classement duel bien sûr nous renvoie non seulement aux deux sexes, mais aussi au jour du Jugement, après la Résurrection (à droite du Juge, ceux qui méritent le Paradis, à sa gauche ceux qui sont voués à l' Enfer), et donc à la latéralité humaine (le mot "gauche" - je suis gaucher - est souvent synonyme de maladresse, de mauvais sort). L'invention du Purgatoire, troisième destination possible, c'est pour bien plus tard. En effet, le Jugement dernier est, pourrait-on dire, latéraliste : nous avons bien une symétrie apparente de plusieurs de nos membres et organes, mais il faut que la latéralité majoritaire chez l'humain (on ne sait pourquoi) trouve un sens (voir là-dessus mon Blog n° 32).

Impossible ici de ne pas évoquer le dogme de la Trinité, qui est une pierre de touche entre les trois religions dites du Livre : on sait qu'il ne figure pas explicitement dans les Evangiles, bien qu'il y s'agisse de baptiser "au nom du Père, du Fils, et du Saint-Esprit". Il s'est élaboré après coup, peut-être pour ne pas laisser en tête à tête le Fils et le Père (sachant que la mère de Dieu, comme disent les Catholiques, ne peut jouer le troisième pôle, n'étant pas censée être divine). C'est justement ce dogme qui, avant d'être adopté officiellement et de figurer dans le Credo, a suscité tant de débats chez les Chrétiens des premiers temps, car il semble contredire l'unicité de Dieu affirmée par les Ecritures. On le voit également combattu dans le Coran, comme une régression vers les anciennes idolâtries polythéistes, par exemple, dans la Sourate IV, quand Dieu s'adresse notamment aux Juifs et aux Chrétiens, "Gens du Livre (...) ne dites pas : "Trois" ; cessez de le dire : mieux cela vaudra pour vous ! Dieu est un dieu unique." (Le Coran, trad. J. Berque, Albin Michel, p. 119)

MIROIR ET SIGNE DE CROIX

Pour en revenir à l'identification duelle, on voit à plusieurs reprises, dans Le Disciple, des signes de croix à l'orthodoxe, qui précisément semblent en miroir par rapport au geste que j'ai appris à l'église : on touche l'épaule droite avant la gauche, à l'inverse des Catholiques. Pour me documenter sur cet usage, je suis allé sur une site orthodoxe qui répond à cette question, et je le cite parce qu'il est clair :

"Question : [Les orthodoxes] touchent leur épaule droite d'abord, puis leur gauche, tandis que les catholiques romains touchent d'abord l'épaule gauche. Cette différence est-elle importante ? Est-ce que cela a de l'importance ?

Réponse : L'acte de "placer la croix sur soi" est une demande de bénédiction de la part de Dieu. Nous le faisons de droite à gauche en miroir de l'action du prêtre quand il nous bénit. Le prêtre, en regardant les paroissiens, bénit de gauche à droite. Par conséquent, les paroissiens, en mettant sur le signe de la croix sur eux-mêmes, le font de droite à gauche. (...) Quand un parent fait le signe de la Croix sur un enfant, il va le signer de gauche à droite, tout comme le prêtre bénit. Quand il fait le signe de la Croix sur lui-même, il le fait habituellement et logiquement dans l'autre sens.

http ://www.orthodox.net/articles/about-crossing-oneself.html

Ça vous paraît des bondieuseries qui ne concernent que les bigots ? Je ne crois pas. Tout ce qui est symbole est intéressant, surtout lorsqu'y sont impliqués le corps et l'espace .

UNE TROISIÈME CASE

Jamais deux sans trois ? Remplissant en ligne le formulaire auquel il faut répondre pour avoir en tant que Français l'autorisation d'entrer au Canada (je me rends à Montréal, à l'invitation de Réseaux des Arts Médiatiques, pour redonner le 19 octobre ma Troisième symphonie créée récemment à Futura, et le 22 octobre y jouer la Deuxième), je découvre une nouveauté. La case "Sexe" ne me donne plus, comme sur la plupart des documents officiels, seulement deux mais trois possibilités (voir ci-dessous). Pourquoi pas ?

Contrairement en effet à ce que pensent certains paranoïaques qui, devant la supposée invasion de nos civilisations par la diabolique théorie du genre, crient à l'apocalypse, ce n'est pas la fin du monde.