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ENTRE DEUX IMAGES n°27

22 novembre 2015

TOP LIST n°17 : DIX FILMS IMPORTANTS SUR LA BETISE / LE PLAISIR EST IMPUR

Colette / Sagan / Breivik / Vingt cinéastes / Douze acteurs / Modiano / Daoud / Camus / Heinlein / Pétain / Bonitzer / Sauerwein / Rosset / Toubiana / Bernanos / Pascal

Les sous-titres sont de Colette, et le film dont provient cette image est Jeunes Filles en uniforme (la version dirigée par Leontine Sagan en 1931) sur des amours féminines dans un internat prussien avant la Grande Guerre. Si les sous-titres occupent quatre lignes et la moitié de l'écran, c'est qu'il s'agit d'une copie de la version allemande originale de l'époque sous-titrée pour la France , où les conventions n'étaient pas encore établies quant à la taille du texte et au nombre de mots à afficher en même temps sur l'écran. Le film, à part cela, est très délicat et vivant.

TOP LIST n°17 : DIX FILMS IMPORTANTS SUR LA BÊTISE

A propos des massacres commis le 13 novembre à Paris et Saint-Denis, certains ont raison de souligner que leurs auteurs sont des imbéciles, au sens responsable du mot : au sens où ils auraient pu ne pas franchir le pas moral consistant à renoncer à la raison, ce qui est en grande partie un renoncement à l'humanité. L'humanité, en effet, ne se situe pas seulement du côté des affects et de l'empathie, mais aussi du côté de l'utilisation du droit à penser par soi-même. Ainsi que du devoir de ne pas bêtifier lorsqu'on s'adresse aux autres. Je veux reprendre cette idée.

Certes, la bêtise est inerte, elle ne peut suffire à donner l'énergie nécessaire - une énergie que certains appellent courage -, pour en venir à tirer au fusil d'assaut sur des inconnus désarmés, et ensuite s'immoler soi-même. L'énergie doit être mobilisée par une perspective extraordinaire de jouissance, qu'on ressent ou anticipe dans l'acte (et qui devrait compenser les plaisirs dont on se prive en se "radicalisant", une privation bien plus importante que celle demandée par la pratique admise des rites religieux). Néanmoins, la bêtise est le terrain sans lequel ce genre de geste ne peut être conçu et ensuite commis. Dans la préparation au jour le jour et le conditionnement pour en venir là, il faut se crétiniser, se bercer de mots tout faits, de généralisations, écarter les objections.

Les mêmes considérations peuvent s'appliquer, bien sûr, pour la plupart, aux fanatiques conspirationnistes comme Anders Breivik (Norvège, 2011), aux tueurs de masse sur des campus américains, etc. Ce n'est pas une question d'origine ou de religion particulière.

D'où l'idée de faire une top list de dix films significatifs sur la bêtise :

1) The Magdalene Sisters (Peter Mullan, 2002)

Inspiré d'une histoire vraie des années 60, ce film britannico-irlandais montre admirablement une communauté de bonnes sœurs que leur confinement et le pouvoir qu'on leur laisse rend niaises, bêtifiantes et sadiques vis-à-vis des filles-mères qui leurs sont "confiées" par les familles ; il montre aussi comment le pouvoir sur les autres rend idiot et insensible (admirable interprétation de la comédienne Geraldine Mc Ewan, décédée cette année, dans le rôle de la Prieure, celle qui donne le ton de cette symphonie de la bêtise ; elle n'est d'ailleurs pas censée être idiote elle-même, il suffit qu'elle y encourage et en joue). Le film montre aussi, à travers un de ses personnages comment la victime peut consentir au jour le jour à son état (dans cette histoire précise, il n'y avait pas d'intimidation par les armes, la force physique, la faim, etc...), et comment l'attendrissement sur soi-même ne sert à rien. Celles qui s'en sortent deviennent parfois dures, mais elles vivent.

2) Au-delà des collines (Cristian Mungiu, 2012)

L'histoire, inspirée d'un fait-divers roumain et qui finit par une mort stupide, n'est pas la même ; la bêtise ici n'est pas incarnée par un personnage tel qu'une Prieure. Elle gagne progressivement une communauté orthodoxe sans "mauvaises intentions", mais où l'on n'a pas souvent l'occasion d'exercer son intelligence : les membres ne se rendent plus compte de ce qu'ils sont en train de faire, c'est-à-dire faire mourir une jeune femme en la ficelant pour mieux l'exorciser, et ensuite, ils sont étonnés par le résultat. Ils n'avaient pas pensé à ça. Ici, la bêtise n'est pas prise en charge par un personnage plutôt qu'un autre, elle est diluée dans le groupe.

3) Le Goût des autres (Agnès Jaoui, 1999)

La bêtise est ici - fait rare - imputée à des Messieurs-Dames de la culture (de gauche) en France qui respirent la suffisance et la bonne conscience, face à un petit patron joué par Jean-Pierre Bacri qu'ils considèrent a priori comme un plouc et un crétin, du haut de leur sentiment d'appartenir à l'élite de ceux qui savent et sont du bon côté. Agnès Jaoui a fait un film excellent et courageux, sans aucune aigreur, sur un milieu culturel qu'elle connaît, tout en inventant latéralement des personnages émouvants, pas idiots, juste humains, tels le tandem des deux gardes du corps joués par Alain Chabat et Gérard Lanvin, si réussi qu'il aurait mérité un "spin-off" !

4) Monty Python's Life of Brian (Terry Jones, 1979)

Un film immortel et immortellement drôle contre toutes les bigoteries et toutes les bêtises grégaires : déformer instantanément le message de Brian en répétant tel un troupeau, synchronisés tous ensemble "Yes, we are all different ! ", se diviser en sectes et en contre-sectes, seriner des mots d'ordre au lieu d'agir intelligemment, ergoter sur le détail au lieu d'entendre l'essentiel, etc.

5) Dr Strangelove or: How I Learned to Stop Worrying and Love the Bomb. (Stanley Kubrick, 1964)

Le film décrit ici, me semble-t-il, une bêtise structurelle : chacun se consacrant à sa tâche et n'en sortant pas (sauf le Président des USA, pris dans une guêpier), et ne voyant pas plus loin que celle-ci, la Terre est vidée de ses habitants.

6) Starship Troopers (Paul Verhoeven, 1997)

J'avoue un faible pour ce film voltairien et ironique d'un bout à l'autre, adapté d'un roman de Robert Heinlein (un Conservateur notoire, mais le contraire d'un imbécile, et un merveilleux narrateur), dans lequel des crétins galonnés joués par des garçons très bien rasés et des filles splendides (dont Denise Richards) photographiés dans le style parfaitement lisse d'un film chinois période "Révolution Culturelle", font la guerre en souriant contre des Arachnides sans manifester le moindre degré d'intelligence et de sensibilité les uns vis-à-vis des autres. Des gens que j'aime trouvent le film limite "Nazi", moi non. C'est le problème de l'ironie au cinéma...

7) Lacombe Lucien (Louis Malle, 1974)

Ce film, sur l'histoire d'un adolescent du Sud-Ouest qui serait passé en juin 1944 au service de la Gestapo française après qu'un instituteur résistant eût refusé de l'accepter dans son réseau, est un cas spécial, car la mise en scène de Louis Malle sur le scénario, co-écrit avec Patrick Modiano, est retorse. Créant de toutes pièces les conditions d'une "opacité" sur ce qui se passe en lui, elle laisse entendre, notamment par des regards entendus et des jeux d'ellipse, que le héros qui agit comme un crétin sans paraître mesurer les conséquences de ses actes (dénoncer un instituteur résistant, tenir sous son pouvoir des Juifs qui se cachent), et sans tenir à aucun moment le moindre discours manifestant des convictions, pourrait être moins idiot qu'il n'en a l'air, qu'il a ses raisons, etc. En réalité, Lucien est une pure création de cinéma, comme le Meursault de L'Étranger est une pure création de papier. Le personnage nous est rendu tantôt clair, tantôt opaque selon des trucs de cinéma dans le premier cas, d'écriture dans le second, et on lui prête une profondeur et des "circonstances atténuantes", qui sont des effets de récit : "son vélo a crevé un soir, et en rentrant dans un hôtel en quête de dépannage, il est tombé dans un nid de gestapistes", pour le premier, "il y avait trop de soleil, et alors j'ai tiré sur un Arabe", dans le second. Le roman de Kamel Daoud Meursault, contre-enquête, semble être une bonne réflexion sur la question, en donnant un nom et une famille à l'Arabe anonyme de Camus.

Chez Malle, l'acteur d'occasion Pierre Blaise n'est pas en cause ; le film est un piège que Pascal Bonitzer a extrêmement bien analysé dans son article intitulé "Histoire de sparadrap", un modèle de critique morale (cet article ne se trouve pas sur Internet, mais a été repris dans le recueil Le regard et la voix, qu'on peut acheter sur Amazon).

8) Taxi Driver (Martin Scorsese, 1975)

Ce n'est pas un film "sur" la bêtise, mais l'histoire d'un crétin qui n'a pas la moindre idée, apparemment, qu'il est la belle âme, la "schöne Seele" hegelienne, celle qui projette sur le monde le désordre qu'elle ne sait pas voir en elle-même. Le film le dit pourtant, trop brièvement et pas si clairement : Travis Bickle ne fait même pas le ménage chez lui, le journal intime qu'il tient ne le conduit pas à démêler ses sentiments, et il ne se doute à aucun moment qu'il a pris un métier le faisant voyeur de la vilenie et de la crasse du monde (c'est lui qui demande à faire toutes les courses de taxi, "n'importe où n'importe quand" ). Il devient alors un tueur décérébré.

Le malheur est que le film est admirablement réalisé, joué avec génie par De Niro, et qu'il a conduit des gens à s'identifier à un imbécile. Je considère Scorsese, cela dit, comme l'un des plus grands réalisateurs de tous les temps.

9) Amarcord (Federico Fellini, 1973)

Je pense aux scènes qui montrent les rituels fascistes et leur infantilisme. La France l'a connu avec Pétain, et les poèmes qu'on demandait aux "petits enfants de France" de réciter à un Maréchal gaga. Je n'y étais pas, mais il y a suffisamment de documents sonores et écrits là-dessus. Peu de films faits durant cette période en témoignent, mais j'ai été frappé en voyant le film de 1942, Le Voile Bleu, de Jean Stelli, avec Gaby Morlay, par la stupidité sacrificielle de l'histoire. Une veuve de guerre se voue aux enfants des autres, et, stoïque, refuse la demande en mariage d'un homme qui lui plaît pour mieux se vouer à ses petits, comme si convoler eût ôté quelque chose à sa mission.

10) La meilleure façon de marcher (Claude Miller, 1976)

Je ne l'ai pas revu depuis longtemps, mais j'ai un souvenir extraordinaire de la description de la bêtise grégaire dans le cadre d'une colonie de vacances en 1960 ; Claude Piéplu est grandiose en directeur de colonie un peu abruti.

Quoi, pas un film de Claude Chabrol ou de Jean-Pierre Mocky, dans le pays qui croit posséder en eux deux satiristes puissants ? Je m'explique : Chabrol, qui a fait quelques grands films (comme Le Boucher, L'Enfer) me semble peindre moins la bêtise que la médiocrité ; et quant à Mocky, sa veine satirique (A mort l'arbitre, Le Miraculé) me semble grosse et mécanique, moins intéressante que sa veine poétique (L'Ibis rouge, ou Litan).

LE PLAISIR EST IMPUR

Je remercie ceux qui ont donné leur avis sur ma "bof list" de chefs-d'œuvre du cinéma avec lesquels j'ai un problème.

Laurent B... (qui m' a écrit en privé par le contact sur le site) pose cette question : "n'aimons-nous pas aussi certains films pour leurs faiblesses (souvent les signes d'une réelle ambition). Selon vous un chef d'œuvre raté ne reste-t-il pas un chef d'œuvre supérieur à un film aimé ?" Je réponds qu'il y a différentes façons d'aimer. Dans la mienne, je peux aimer une oeuvre malgré ses faiblesses, à condition que le reste me paraisse excellent, mais pas "pour". Je ne sais pas s'il y a un lien entre "faiblesses" et "ambitions". La faiblesse peut provenir d'un problème de casting, mais tout casting est un pari et parfois, il résulte d'une contrainte très matérielle : tel(le) acteur/trice n'était plus ou pas disponible, il/elle demandait trop d'argent, etc... Par ailleurs, qu'un film soit ambitieux me paraît la moindre des choses, et ne lui vaut pas un point de plus dans mon estime ; en revanche, j'ai un a priori favorable pour les réalisateurs qu'on peut considérer comme des "créateurs de formes narratives" : Syberberg, Malick, Roy Andersson, Sokourov, Oliveira, etc. Sur ce plan, la forme narrative d'Heaven's Gate me semble pauvre.

Je note aussi la remarque de Laurent Sauerwein écrivant : "On aurait tort de penser que, lorsqu'il pointe ce qu'il considère comme une imperfection, une lacune, un passage à vide, une arythmie, ou une erreur de casting, Michel Chion ne prend pas son pied." Il a raison ; bien sûr qu'il y a du plaisir - mot qu'emploie également Christian Rosset - à faire ce que j'appelle une "bof list". Et ce plaisir est composite ; si je peux l'analyser moi-même, j'y reconnais un petite proportion de plaisir à médire (s'il n'y en avait pas, il n'y aurait pas tant de médisance sur terre) ; mais aussi le plaisir de la précision et de la rigueur dans la formulation des griefs, et celui de décrire, comme quand on détaille ce qu'on ressent en buvant un vin (ce que je suis incapable de faire pour le vin, détailler je veux dire) ou en goûtant un mets. En revanche, je n'ai pas triché sur mes goûts.

Je ne prétends éprouver aucun sentiment à l'état pur. Il y a du pur dans beaucoup de sentiments humains, mais il ne faut surtout pas chercher à l'en extraire.

Lorsqu'en 1986, j'ai annoncé lors d'un conseil de rédaction des Cahiers du Cinéma que je ne souhaitais plus écrire dans la revue (tout en continuant à publier des livres dont les Cahiers seraient éditeur), je n'ai pas caché que mon désir de quitter le mensuel n'avait pas un motif pur : d'un côté, je n'approuvais pas la politique rédactionnelle des Cahiers, trop axée selon moi par Serge Toubiana sur des questions de stratégie économique, mais aussi, j'avais subi des blessures dans mon amour-propre de rédacteur, et trouvais que telle chronique que j'avais commencée méritait une meilleure place. Deux ou trois personnes ont trouvé "obscène" - sic - que je mélange des niveaux si différents. Mais je ne voulais pas taire mes raisons narcissiques, ni renoncer à exprimer une appréciation morale : je suis un être humain, non un saint ou un pur esprit, et comme tel, tout ce que je fais est surdéterminé.

Tout le monde a l'intuition que dans tout sentiment humain, il y a un noyau pur : d'amour, de colère, de souffrance. Dans la "sainte colère" du révolté (dont certains pamphlets, comme ceux admirables de Bernanos), il y a des sentiments connexes de jubilation, de plaisir, sensibles dans l'écriture. Pourquoi pas ? Nous sommes des humains. Le mal commence - Pascal l'a écrit sous une forme définitive : "qui veut faire l'ange..." - quand nous voulons nous purifier ou purifier chez les autres ce diamant qui est contenu, l'extraire, alors qu'il est bien où il est.

Et maintenant, répétons tous ensemble, bien synchrones :