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ANT(hy)POSTASE, une mini-série théorique, chapitre 4
7 janvier 2024
« Certaines choses doivent se dire pour avancer dans le jeu »
Ce n'est pas Jude Law, qu'on voit ici tenant le rôle d'un nommé Ted Pikul, qui fait la déclaration traduite par le sous-titre français, c'est, hors-champ, sa partenaire Jennifer Jason Leigh, incarnant une créatrice de jeux d'illusion nommée Allegra Geller ; et cette scène est extraite d'un film que j'apprécie tellement que je croyais avoir écrit mille fois à son propos. Il s'agit d'eXistenZ, de David Cronenberg, sorti en 1999 (une année faste, où apparurent également sur les écrans Eyes Wide Shut, Matrix, et Fight Club, trois autres films exceptionnels sur le réel, l'illusion et la simulation). Eh bien non, j'ai peu écrit, pas si souvent en tout cas. J'ai souligné seulement, dans mon livre qui n'est plus aujourd'hui distribué sur Les films de science-fiction, que :
« (Si) le scénario de science-fiction peut créer des machines, des appareils et des êtres différents, et décider que les personnages du film ne les nomment jamais ou les nomment d’un terme déjà connu lorsque le film est fait, (il) peut aussi faire ce qu’a fait magistralement David Cronenberg dans eXistenZ, 1999, où sans arrêt Jude Law et Jennifer Jason Leigh verbalisent le monde étrange qui les environne, tout ce qu’ils font et utilisent: doubler terme à terme le monde des choses par le monde des mots, et souligner qu’au cinéma ils se créent réciproquement, avec en même temps un écart radical qui subsiste entre l’un et l’autre. »
L'univers virtuel des jeux, dans eXistenZ, recourt souvent à la parole dans sa fonction performative. Cet effet performatif fonctionne aussi sur le spectateur dans son rapport à ce qu'il voit : Cronenberg lui montre une espèce de tube souple d'aspect organique qu'il s'agit pour le joueur de brancher sur son propre corps (au bas du dos, plus précisément au niveau du bassin, où a été creusé un trou à cet effet), et comme les personnages baptisent ce trou « bioport », le mot réapparaît souvent dans les dialogues (« je vais vous changer votre bioport », « j'obture ton bioport avec un résonateur sporicide »). Voilà le bioport inventé et validé, nommé et concrétisé comme un élément de l'histoire. De même, pour arrêter une session du jeu d'Allegra, il suffit de proférer “Existenz sur pause” pour être en pause. Cela nous ramène aux jeux d’enfants où nous rebaptisions des objets courants pour les faire entrer dans le jeu, mais aussi, en 2023, à l'apparition récente des commandes vocales (sur Google ou les véhicules Tesla, ou dans des objets Apple, entre autres).
J'ai déjà parlé de la performativité dans le blog Sans visibilité n°1 :
« Est dit « performatif », ou en anglais « performative », selon le terme lancé en 1962 par le livre de John Langshaw Austin, How to do Things with Words, le discours qui produit un effet concret dans la réalité du fait d'être proféré. Une prédiction, ou une prophétie reposent plus ou moins sur l'idée d'être auto-réalisatrices. »
Un passage de l'Evangile selon Matthieu qui m'a toujours intrigué est celui où Jésus guérit la maladie d'un serviteur dont lui a parlé son maître, un centurion (ou un centenier, selon les traductions françaises, ici celle de Louis Segond) :
« Comme Jésus entrait dans Capernaüm, un centenier l'aborda, le priant et disant : Seigneur, mon serviteur est couché à la maison, atteint de paralysie et souffrant beaucoup. Jésus lui dit : J'irai, et je le guérirai. Le centenier répondit : Seigneur, je ne suis pas digne que tu entres sous mon toit ; mais dis seulement un mot, et mon serviteur sera guéri. Car, moi qui suis soumis à des supérieurs, j'ai des soldats sous mes ordres ; et je dis à l’un : Va ! et il va; à l'autre: Viens ! et il vient; et à mon serviteur: Fais cela ! et il le fait. Après l'avoir entendu, Jésus fut dans l'étonnement, et il dit à ceux qui le suivaient : Je vous le dis en vérité, même en Israël je n'ai pas trouvé une aussi grande foi. »
Jésus alors dit, performativement, au centurion : va, et qu'il te soit fait selon ta foi, et le serviteur est guéri.
Ce qui m'étonne ici, ce n'est pas la réponse de Jésus, ce sont les propos de l'homme, son émerveillement naïf à propos de l'effet de ce qu'il dit, car si ses paroles sont performatives, c'est juste parce qu'il dispose d'un grade, d'un pouvoir hiérarchique, pouvoir auquel lui-même est soumis vis-à-vis de ses propres supérieurs. Sans ce grade, ses paroles ne deviendraient pas des ordres. Jésus semble remplacer la notion de « pouvoir hiérarchique » par celle de foi (en grec la πίστιϛ). Juste après cependant, dans le même chapitre 8 de Mathieu, il va guérir la belle-mère de Pierre sans parole, seulement en la touchant.
On pourrait dire, en termes contemporains, que les jeux conçus par Allegra Geller dans le film de Cronenberg sont performatifs au sens austinien : dire, c'est faire. On sait que la notion de performativité a été mise en vedette par Judith Butler concernant la question du « gender », mot plus intraduisible qu'il ne semble, même si on l'adapte en français en parlant de « genre », qui a une autre gamme de significations. Le « gender », on le performerait par la façon de s'habiller, de se maquiller, de se coiffer, mais aussi par ses dires.
Un des aspects actuellement vedettarisés, mais pas le seul, d'une approche performative de la parole concerne en effet plus spécialement le sexe, ou comme on dit plutôt aujourd'hui le genre. Le moment de télévision devenu célèbre - et que j'ai déjà évoqué dans le blog Entre deux images n°71 - où en 2018 un invité d'aspect masculin et barbu invité par Daniel Schneidermann sur le plateau d'Arrêt sur Images, proteste que malgré son apparence il n'est pas un homme, me paraît avoir été suscité par ce qu'on pourrait appeler l'ivresse du performatif verbal. Peu de gens en France, beaucoup plus dans le monde anglo-saxon, ont remarqué qu'une scène du film Monty Python's Life of Brian, sorti en 1979, celle où un militant révolutionnaire joué par Eric Idle déclare : « I want to be a woman. Call me Loretta » anticipe et en quelque sorte prophétise cette ivresse moderne de la parole qui se veut performative à tout prix, contre toute résistance du réel, ivresse qui semble avoir gagné tous les protagonistes du documentaire de Sébastien Lifshitz Petite fille (2020). Déjà le titre l'est, performatif, puisqu'au moment où il est filmé le petit garçon dont il est question, dysphorique de genre, n'a pas encore fait, on le suppose en tout cas, un début de « transition ».
L'extrait de l'émission de Schneidermann, et la scène géniale des Monty Python, sont toujours instantanément accessibles sur Youtube.
Le cinéma est un art qui joue beaucoup avec le performatif, puisqu'un mot prononcé suffit pour infléchir le cours d'un récit, quand la parole passe du statut de parole-théâtre à celui de parole-texte (voir mon Glossaire sur ce site). Dans beaucoup de films par exemple, un groupe décrit le déroulement d'un plan qu'il s'agit de réaliser, et dans la foulée, l'image nous transporte au moment de l'exécution concrète de ce plan. C'est une des formes de ce que j'appelle le récit iconogène, celui où le verbe amène l'image.
A l'inverse, justement parce que dès le cinéma muet, le montage a permis de faire surgir concrètement sur l'écran ce qui a commencé par être évoqué verbalement - que ce soit par un inter-titre ou par trois mots entendus - le cinéma donne une certaine force à ce que j'appelle le récit non-iconogène : c'est lorsque quelqu'un raconte un événement qui lui est arrivé, une épisode de sa vie, ou bien un rêve, et que sur l'écran, au lieu d'avoir la visualisation de ce qui est raconté (que cette mise en images soit ensuite confirmée ou infirmée comme vraie ou fausse), nous n'avons qu'une personne qui raconte et une autre qui l'écoute. Exemples, le récit de l'orgie sexuelle dans Persona, de Bergman, l'histoire de la montre du Père dans Pulp Fiction, les deux récits de fantasme et de rêve de Nicole Kidman dans Eyes Wide Shut.
Dans mon essai sur ce dernier film, paru d'abord en anglais puis intégré dans un essai plus vaste sur le cinéaste, je vise à montrer que l'idée maîtresse du dernier chef-d’œuvre de Kubrick est de mettre à nu le « sur parole » sur lequel repose notre vie : devant son épouse Alice, qui lui raconte successivement un épisode invérifiable où elle aurait flashé sur un officier de marine à Cape Cod, et plus tard un rêve qu'elle aurait fait et qui de façon surprenante incorpore et recoupe les actions réelles, inconnues d'elle, de son mari, - mais aussi plus tard encore, devant une figure marquée de puissance paternelle, celle du riche Ziegler (Sydney Pollack), qui ne cesse de remanier ce qu'il dit quand il s'explique confusément à propos de la mort d'un personnage, que peut faire le héros Bill (Tom Cruise) ? Les dires n'étant corroborés par aucune trace, il n'y a plus que de la parole. Et le pari de faire confiance.
D'ailleurs la dernière image du film est celle d'une parole, le mot « fuck » qu'Alice profère comme étant la chose qu'elle et Bill doivent faire « as soon as possible ». Dans mon livre, je ne me suis pas privé de fantasmer moi-même sur la suite de l'histoire après le film (et la mort de son réalisateur) : Bill et Alice, qui ont une petite fille, vont faire l'amour, et il en naîtra un garçon (voir Entre deux images n°68) ; bref, par mes projections assumées comme telles, j'ai prêté de la performativité à un mot des plus courants, et souvent employé argotiquement sans considération de son son sens propre.
En apparence, l'approche performatiste du langage serait le contraire de l'hypostase ; le mot, cessant d'être un concept en l'air, n'y ferait que renvoyer à son effet supposé dans le réel. En même temps, il me semble voir du délire dans certaines formes publiques et sociales de cette approche : le dire momentané d'une personne, qu'elle soit enfant ou adulte, peut être, non une chose sur laquelle s'arrêter une fois pour toutes pour la concrétiser en faits et en actions, ou bien pour la condamner définitivement, mais le chemin pour en dire une autre, et une autre encore. C'est le grief que je fais au film de Lifshitz évoqué plus haut : je suis mal à l'aise avec la façon dont son titre en ferme le sens, empêchant de revenir sur ce qui a été dit une fois et même plusieurs fois par les gens qu'il montre. Il ne s'agit pas de souhaiter que ces gens se déjugent, et fassent repentance de ce qu'ils ont dit, mais de laisser ouverte la parole.
Quand un film se ferme sur une parole, comme Eyes Wide Shut par « Fuck », ou le « Nobody's perfect » qui clôt le film de Billy Wilder Certains l'aiment chaud (encore une histoire de « gender », géniale grâce entre autres à Marilyn Monroe et Jack Lemmon), cela ne veut pas dire que ce mot en donne le sens ultime et absolu. Car ce mot ne résonne que comme la dernière note d'une symphonie, c'est cette dernière qui compte, dans son entièreté.
Après tout pendant longtemps, c'est-à-dire avant Gustav Mahler, une symphonie de Beethoven (ou d'un autre compositeur) qui commençait dans le ton de Ré était assurée de se terminer sur un accord de Ré. Mais entre-temps, il y a eu tout le reste, par exemple cette fantastique trajectoire qu'effectue la Neuvième de Mahler et qui fait que le Ré final se charge de tout un sens que n'avait pas le Ré initial. Tout un restant un Ré, c'est-à-dire juste une note.
(Bonne année, et peut-être à suivre)