Blog

ENTRE DEUX IMAGES n°68

1 août 2018

Spécial « Naître ou ne pas naître »

Kore-Eda / Huston / Beckett / Houellebecq / Bernhard / Cioran / Kundera / Jelinek / Angot / Calderón de la Barca / Sophocle / Lacan / Dolto / This / Perruche / Chion / Clayfield / White / Cruise / Kubrick

L’homme que l’on voit ici à la fin du beau film de Kore Eda The Third Murder (un avocat à qui son client a demandé s’il y a des individus comme lui, l’accusé, qui « auraient dû ne pas naître » ou « n’auraient pas mérité de vivre »), semble hésiter au carrefour de cette grave question. Une question déjà posée dans Still Walking du même réalisateur, avec ce poignant personnage du jeune garçon sauvé au prix de la vie de son sauveteur, et qui ne se sent pas légitime à vivre. Je me permets de croire qu’elle est plus répandue qu’on ne pense, puisque, même chez moi, elle trouve un écho. 

QUATRE JOURS DE GOUTTE… ET UNE BONNE LECTURE

« Qu’est-ce que tu veux faire plus tard, quand tu seras grand ? – N’être pas né. » Ce dialogue insolite ne se trouve pas dans le livre de Nancy Huston, Professeurs de désespoir, (Actes Sud, 2004), mais il pourrait s’y trouver : en tout cas, c’est sa lecture qui me l’a inspiré. L’auteure franco-canadienne s’en prend – avec humour, sens des nuances et un grand intérêt pour les faits humains – aux écrivains et aux quelques écrivaines qui ont fait du thème « puisque tout meurt ou dépérit, la vie est une atrocité », une de leurs scies. Elle les appelle des « néantistes » et des « mélanomanes » (de l’adjectif « melanos », noir), et remarque qu’il s’agit bien sûr le plus souvent de mâles sans enfants, et que bien sûr les hommes ne portent pas les enfants; et ne passent, même aujourd’hui, pas beaucoup de temps avec eux. Sinon, pense-t-elle, ils verraient que la phrase est absurde : on ne naît pas, et surtout on ne peut pas dire « je » du jour au lendemain. On a le droit de n’être pas d’accord avec la liste que dresse Nancy Huston : Samuel Beckett (qu'elle dit adorer, par ailleurs), Houellebecq, Thomas Bernhard, Cioran, Milan Kundera, et du côté féminin, Elfride Jelinek, Sarah Kane, Christine Angot, mais c’est vivant et instructif, et je recommande fortement le livre, qui a égayé quatre jours de vacances chez une amie d’Anne-Marie, dans un très beau paysage au pied de la Montagne Sainte-Victoire - quatre journées qui autrement m’auraient été en partie gâchées par un accès de goutte (eh oui, ça existe toujours) au pied gauche, me privant temporairement de promenades.

VIVRE SUR UNE PRÉDICTION

En exergue Huston cite un propos qu’elle prête au dramaturge espagnol Pedro Calderón de la Barca, et où elle voit une contradiction logique et presque un blasphème, en tout cas de l'ingratitude envers celle qui nous a porté, nourri, torché, etc : « el delito mayor del hombre es haber nacido. » « La faute majeure de l’homme est d’être né ».

Minute, Nancy Huston, ce n’est pas Calderón qui parle ici mais un personnage d’une de ses pièces, le pauvre Sigismond dans la plus connue, sinon la plus représentée : La vida es sueño, 1635, La vie est un songe. Sigismond a des motifs de le dire puisqu’il parle de lui-même. Il est une sorte de Masque de fer sur lequel a été jetée à sa naissance une prédiction funeste, dont on s‘autorise pour le mettre en prison tout petit. Il est donc resté enchaîné toute sa vie. Pour « tester » son caractère, on lui fera vivre au deuxième acte une journée de roi, dont on lui dira plus tard que c’était un rêve… Il est fautif d’être né, pour lui. Et dois-je dire, il n’est pas le seul.

Néanmoins, on peut faire de cette phrase un emblème et la rapprocher d’une autre phrase-scie de la tradition occidentale ; le Mé phunaï de Sophocle, dans Œdipe à Colone :

μὴ φῦναι τὸν ἅπαντα νικᾷ λόγον: τὸ ἐπεὶ φανῇ,
βῆναι κεῖθεν ὅθεν περ ἥκει,
πολὺ δεύτερον, ὡς τάχιστα.

Traduction libre : « ne pas être né est sans conteste la meilleure des choses, mais quand un homme a vu la lumière, plus vite il retourne d’où il vient, mieux c’est. »

Ce n’est pas Œdipe qui le dit mais le Chœur à son propos, puisque sa vie a été bouleversée par une prédiction qui l’a privé de connaître de visage sa mère et son père. On sait ce qui s’ensuit.

Lacan a cité très souvent ce passage comme le cri même de la douleur de vivre, qui venait souvent à un certain point dans le discours de ses analysants (à savoir, ceux qui sont sur le divan, qui font le travail et qui payent).

« TU AS DÉSIRÉ NAÎTRE »

Je n’avais jamais vraiment réfléchi à ce « Mé phunaï » rencontré lors de mes études de grec, mais j’ai été bouleversé lorsque j’ai rencontré dans un livre de Dolto cette affirmation, dont elle ne démordait pas, que dans une naissance il faut qu’il y ait trois sujets avec un désir inconscient : les deux géniteurs et le sujet à naître. Elle l’a redit ou réécrit maintes fois. On lit par exemple dans La Cause des enfants :

« Même s’il n’a pas été “programmé”, voulu par ses géniteurs, tout être, du fait qu’il naît, c’est qu’il a désiré naître. Et on se doit de l’accueillir ainsi : “Tu es toujours né d’un désir inconscient... et, d’autant plus que tu n’as pas été consciemment souhaité, désiré par tes parents, et que te voilà vivant d’autant plus que tu es sujet de désir." » (La cause des enfants. Laffont, 1985, p. 128).

Voilà des propos qui ont été pour moi source de joie et de réconfort, dès que je suis tombé dessus sans m’y attendre (par ailleurs, Dolto n’était pas hostile à la loi Veil sur l’IVG, elle émettait simplement des commentaires personnels sur le « vécu » des femmes avortant). 

Un désir inconscient, c’est quoi ? La notion me paraît évidente (je n’ai pas fait plusieurs années de psychanalyse pour rien), mais je sais que l’existence de l’inconscient est de plus en plus même pas contestée - ce qui serait au moins lui reconnaître d’exister -  mais ignorée, notamment dans les sciences dites cognitives. Alors, un désir inconscient…

Un entretien de Dolto avec le psychiatre/psychanalyste Bernard This, publié sur Cairn.info, revient sur cette question. J’en cite cet échange :

« THIS : En donnant à l’être humain cette liberté, ce désir de naître « en ce temps-là, à cette place, dans cette famille », et ceci assorti d’un peut-être, avec la distance de l’humour, tu ouvres à l’enfant un espace de réflexion où il cesse de se penser comme un être irresponsable, une chose passive.
DOLTO : Oui, il y a des enfants qui disent : « Je n’ai pas voulu naître, c’est toi qui m’as voulu, donc tu dois satisfaire tous mes désirs ! » Chantage !
THIS : Donc, pour éviter ce chantage, tu reprends ta vieille idée des enfants en attente d’incarnation, là haut, dans les nuages, dans les limbes, dans le ciel, mais cela suppose une théorie de la survie après la mort, avec réincarnation et négation de la mort. »

Là, Bernard This rappelle à Françoise Dolto que contrairement à elle, il n’est pas chrétien. Ni non plus bouddhiste tibétain, car l’idée du « désirer naître » est venue à la psychanalyste du Livre des Morts Tibétain, où elle est explicite. Je rappelle que dans le Bardo Thodol - un point que Dolto, trop chrétienne pour cela peut-être, ne mentionne pas - ce n’est pas une hypothèse dont il faille se réjouir que le sujet désire naître ; cela signifiera qu’il va faire un tour de plus dans la roue des existences – donc des souffrances - , au lieu de s’en dégager comme y invite tout ce texte de conseils aux mourants.

Sommes-nous tous concernés par cela ? Tous peut-être pas, mais beaucoup, je le crois. La culpabilité d’être né, le sentiment d’illégitimité sont interpellés par une telle phrase. De là peut-être le retentissement qu’a eu l’affaire Perruche (voir, quant à ce cas d’école législatif, tout ce qui existe sur Internet, notamment l‘entrée Wikipedia), affaire dans laquelle un couple avait obtenu d’être financièrement dédommagé pour le préjudice d’avoir donné naissance à un enfant porteur d’un handicap qui, repéré au stade de l’échographie, aurait conduit à un avortement.

QUESTIONS DE SEUILS

La situation emblématisée par l’affaire Perruche, et les lois qui ont suivi, n’est pas banale ; ce qui l’est beaucoup plus et concerne des millions et des millions de gens, c’est d’être né après la dépénalisation de l’IVG, une dépénalisation conditionnée par le nombre de semaines de grossesse. Or, ce nombre de semaines peut varier fortement selon les périodes et les lieux, notamment entre des pays d’Europe proches. Là encore, il y a beaucoup de choses là-dessus sur le Net (faire attention si les sites sont actualisés, les lois pouvant évoluer, et s’attendre à tomber ici et là sur des sites dits « pro-Life » et n’abattant pas toujours leurs cartes). Je pense donc à tous ceux qui, nés dans un pays autorisant l’IVG (ce n’était pas le cas à ma naissance en 1947) se demandent s’ils ne sont venus au monde que grâce à une très matérielle et mathématique question de seuil : conçu à telle date, j’y passais ; un peu plus tard on ne pouvait plus. Or, la loi est bien sûr obligée de définir des seuils, quels qu’ils soient. Mais cette idée du seuil de semaines de grossesse comme fourche caudine du « droit à naître » me semble hanter beaucoup de gens nés en France après 1974.

Ce qui m’a fait venir à l’esprit cette drôle d’idée, c’est de voir le nombre d’étudiants en cinéma des deux sexes qui, sur quelque sujet que ce soit (leurs notes en examens, mais pas seulement : toute question matérielle, symbolique, morale, scientifique), absolutisaient la question des seuils, étaient fascinés par elle, ne pouvaient la penser que par tout ou rien… Dois-je préciser que je suis favorable aux lois françaises sur l’IVG, mais également favorable à des débats de fond, libres et non pollués par l’invective ou la provocation, sur le sujet même et ses retentissements existentiels et éthiques. Ce n’est pas juste un thème bon pour opposer des gugusses réacs et des hystériques progressistes (quand je dis « hystériques », je pense plus encore à des hommes qu’à des femmes), comme trop souvent l’a proposé la télévision lorsqu'elle avait une audience…

UN CAS PERSONNEL

Voici mon cas personnel, dont je me permets d’écrire qu’il est beaucoup moins lourd que celui de beaucoup de vivants, mais qui est tout de même emblématique. Mes parents se sont séparés peu après la naissance de leur enfant cadet (moi). En soi, ce n’est pas grave. Mais surtout ils se sont séparés tellement fâchés que, chacun de son côté, lui remarié mais sans enfants nouveaux de sa seconde épouse, elle jamais, ils ne pouvaient évoquer cette époque chacun de son côté, longuement (ma mère) ou par allusions et brèves confidences (mon père) que comme une catastrophe, un ratage, un erreur, une déconvenue dont rien n’était à sauver. D’autant qu’à la fin des années 40, en France, un divorce ne pouvait être prononcé qu’au tort d’un des deux époux, obligés ainsi par leurs avocats de se charger réciproquement. Et moi de me dire à part moi : ils pourraient au moins nous dire, à mon frère aîné et à moi, que notre existence sur Terre était due à leur rencontre, et non au Saint-Esprit. En même temps, je n’avais pas envie de réclamer cette phrase, mais qu’elle advienne. Je voyais bien plus souvent ma mère, habitant dans la banlieue parisienne, que mon père, qu’il fallait aller voir là où il s’était établi avec sa femme, dans un coin isolé des Pyrénées Orientales (c’était d’ailleurs un merveilleux refuge que d’y aller ;  j’y ai écrit, dans la nature et de bonnes odeurs végétales, je ne sais combien de mes premiers livres et textes).

Un jour de la fin des années 90 où je déjeunais avec ma mère près de la Gare Saint-Lazare, et où je la laissais parler de ça sans la juger (c'est important), elle a fini par dire d’elle-même, comme une pensée qui lui était venue et qui arrivait à maturité tel un fruit : « mais finalement, c’est parce que je me suis mariée avec votre père que vous êtes nés, alors c’était bien. » Et je suis très content qu’elle l’ait dit. Mon père, de son côté, n’a jamais pu ou souhaité prononcer une parole de ce genre, devant moi en tout cas. Si je l’ai bien compris, il n’était même pas fier qu’au lieu de prendre un pseudonyme, j’ai gardé son nom de « Chion », qui en France expose à des quolibets, pour signer mes œuvres. Il m’en reste le sentiment d’une fragilité en moi, comme quelqu’un qui a une légère boiterie ; il suffit de savoir son point faible, on peut vivre avec.

NAÎTRA, NAÎTRA PAS…

Conséquence certainement de mes questions d‘enfant, j‘ai depuis longtemps ma propre théorie sur certains scénarios de films qui sont le fantasme d’un individu à naître quant aux conditions de sa venue au monde. Ainsi, ma thèse sur Eyes Wide Shut, de Kubrick,  c'est que c’est le fantasme d’un enfant mâle à naître du rapport sexuel que ses parents (qui ont déjà une fille) ne manqueront pas d’avoir une fois terminé le film, qui se clôt comme on sait (et clôt l’œuvre de Kubrick, mort subitement avant la fin du mixage) par le mot « fuck ». Faute que mon interprétation ait été saluée comme un « stroke of genius », récompensée, approuvée comme un apport original, j’ai été ravi qu’elle soit au moins repérée par quelques lecteurs de l’édition anglaise de ce texte, au British Film Institute (un petit salut reconnaissant à Rob White, qui me l'a commandée). Voilà au moins des gens qui vous lisent à la lettre !

Je prends le site de discussion fredcamper.com

--- In a_film_by@yahoogroups.com, "Matthew Clayfield" wrote:
> In his monograph on "Eyes Wide Shut » (…) Michel Chion argues that Bill is haunted throughout the picture by the threat posed by an as yet unborn and completely
> hypothetical son. (« dans sa monographie sur Eyes Wide Shut, Chion défend l’idée que Bill, le héros, est hanté durant tout le film  par la menace que représente pour lui un fils encore non né et complètement hypothétique »)

Objection, Matthew (mais merci de m’avoir lu), je n’ai pas dit cela en ces termes, mais que c’est le film même qui est hanté par l’idée, jusqu’à être la rêverie de l’enfant mâle à naître dans un couple. Bill, joué par Tom Cruise, je ne sais pas ce qu’il ressent. Mettons cependant (on a le droit de projeter, c'est ce que je fais moi-même), que le personnage de Bill Harford ressente dans cette naissance d'un fils à venir une "menace" (« threat »), laquelle peut le renvoyer à une saine et banale rivalité œdipienne, ou, selon son histoire et sa maturité, lui donner le sentiment d'être "délogé". Mais souvent c’est à la mère qu’il revient de faire, ou non, de l'arrivée de cet enfant dans le foyer, mâle ou femelle, un prétexte pour changer d’attitude avec son conjoint.

Réponse alors d’un autre cinéphile sur le même site de discussion :

« This reading is a pure delirium with no basis whatsoever in the film. None. » (« Cette lecture est du pur délire sans aucune base où que ce soit dans le film. Aucune. »)

Ah bon ? Vous ne trouvez pas bizarre ce fœtus qui clôt 2001 ?