Blog
ANT(hy)POSTASE, une mini-série théorique, chapitre 1
December 03, 2023
Cet homme à barbiche, ce fut le philosophe allemand Hans Vaihinger (1859-1933), qui semble avoir écrit des choses bien intéressantes. Son essai de 1911 - d’autres sources disent 1923 - Philosophie des Als Ob (La philosophie du « comme si ») a été traduit en français, aux éditions Kimé, par Christophe Bouriau. Je n'ai lu Vaihinger ni en allemand ni en français, car il y a trois jours j'ignorais encore son existence. Jusqu'à ce que, me proposant d'écrire cinq articles sur le fait d'hypostasier, j'aie voulu vérifier les sens et les emplois du mot « hypostase ». Je suis allé sur Wikipedia, où j'ai trouvé entre autres :
« Le terme (…) vient du mot hypostasis, terme latin qui à son tour vient du grec ancien ὑπόστασις/hupóstasis, qui désigne « l'action de se placer dessous ».
La signification étymologique du substantif « hypostase » serait donc « ce qui est placé en dessous ». Il a comme doublet en français le mot « substance » (sub-stantia). En partant de la même origine étymologique, le terme « hypostase » a été repris dans différents domaines (...)
Dans le domaine de la philosophie, le terme désigne le fait de "considérer une pure abstraction comme une réalité" ou "considérer une idée comme une réalité métaphysique absolue"
Hans Vaihinger, dans son ouvrage La philosophie du comme si, utilise l'hypostase pour décrire la tendance à poser dans l'être ce qui n'est au départ qu'une simple manière commode et fictionnelle de parler : « La personne juridique est l'hypostase d'un pur concept destiné à faciliter la description du droit. » (...)
Dans le domaine grammatical l'hypostase est la substitution d'une catégorie grammaticale par une autre. La substantivation est, par exemple, un phénomène d'hypostase grammaticale. L'adjectif « beau » devient ainsi un substantif lorsqu'on parle du beau comme d'un concept esthétique : « le beau » (terme où l'adjectif est utilisé comme un substantif par le biais d'une forme concrète d'hypostase, la substantivation). ».
Fin de citation. Que m'a fait l'hypostase ? Elle a fait notamment que certains de mes livres n'ont pas été lus comme je pensais qu'il était clair qu'ils devaient l'être. Lorsque j'ai publié en 1998 mon essai intitulé Le son (qui a fait l'objet de deux rééditions, chez Nathan, puis Armand-Colin), il me semblait clair que l'on comprendrait ce qui y était écrit : que le mot « son » n'est pas une entité, mais un substantif autour duquel j'enquête. Pour commencer, c'est un mot français, rien d'autre. Il y a des sons, des expériences de sons – et je crois que je les ai toutes connues, à part jusqu'ici la surdité -, il y a le son comme phénomène physique reliant des vibrations d'un milieu à une sensation chez l'être sensible, mais le son comme concept hypostasié ne m'intéresse pas. Il me semble un truc pour philosophes français contemporains. Pour ceux qui écrivent sur l'écoute sans dire l'écoute de quoi ? ou le sonore, sans préciser de quels sons il s'agit. J'ai l'impression qu'il y a dans leur tête une majuscule, qu'ils n'osent pas mettre à ce mot, parce qu'en français, cela n'est plus de mise – c'était assez courant au XIXe siècle - , alors que ce serait plus clair s'ils la mettaient. On verrait alors qu'ils parlent d'une essence. Ils feraient mieux de l'afficher (voir mon blog Sans visibilité – chapitre 6).
Le problème serait bien sûr différent si l'on écrivait en allemand, où la majuscule est de mise pour les noms, les substantifs. Je me rappelle une fois où, pour traduire le texte d'une conférence que je donnais, quelqu'un avait rendu le substantif « mot » dans ma phrase : « le son est d'abord un mot », par « Begriff » (en gros, notion, concept). Non, ai-je dit, mettez plutôt : « Wort », ou « Substantiv ». Avec une majuscule, bien sûr, puisqu'on est en allemand - cette majuscule que certains écrivains germaniques, comme Stefan George, ont supprimée dans leurs poèmes, ce qui ajoute une difficulté de plus aux traductions qu'on tente d'en faire.
A l'inverse, je pense aux derniers vers, immenses et remplis de majuscules, du Second Faust de Goethe, censés être chantés par un chœur mystique :
« Alles Vergängliche
Ist nur ein Gleichnis;
Das Unzulängliche,
Hier wird's Ereignis;
Das Unbeschreibliche,
Hier ist's getan;
Das Ewig-Weibliche
Zieht uns hinan. »
… et que ces génies qu'étaient Liszt et Mahler n'ont pas réussi, à mon avis, à faire chanter, respectivement dans la Faust-Symphonie de l'un et la Huitième Symphonie de l'autre (Schumann s'y est essayé aussi, mais je n'ai pas souvenir de ce qu'il en a fait). Quelle drôle d'idée que de mettre des notes sur cela ! Car le Second Faust de Goethe est le contraire d'un livret, c'est du théâtre à lire par excellence, comme l'Axël de Villiers de l'Isle-Adam, où les voix, la musique, le décor, etc., sont à imaginer par la lecture.
Ne retrouvant pas mon exemplaire bilingue du Second Faust chez Aubier-Montaigne, avec la traduction de Lichtenberger, je cite de ces vers la traduction de Jacques Porchat, qui est accessible sur Wikisource :
« Tout ce qui passe n’est qu’une apparence ; ici les choses imparfaites s’accomplissent, l’ineffable est réalisé ; le charme éternel de la femme nous élève aux cieux. »
Je la cite, parce qu'on ne fait pas plus plat, et aussi plus à côté pour certains vers, notamment l'avant-dernier : « Das Ewig-Weibliche », c'est l'Eternel-Féminin, pas « le charme éternel de la femme ». Je me rappelle, de la traduction de Lichtenberger, qu'elle rendait « Gleichnis » par « symbole », non par « apparence ». Mais elle butait sur la question de l'adjectif substantivé. En fait, cette strophe de Goethe ne fait que substantiver des adjectifs, les essentialiser, les hypostasier. Littéralement par exemple, c'est, non « Tout ce qui passe », mais « tout le ce-qui-passe », etc. En fait, la musique ici aplatit Goethe, notamment parce qu'elle ne fait pas entendre les majuscules !
Dans mon mélodrame Tu j'ai pourtant essayé, en partant d'un poème de Robert Desnos, de rendre la majuscule de « Tu » sensible à l'oreille, par des effets de profération, de montage (voir sur ce site, à propos de cette œuvre, mon Dictionnaire subjectif de l'alphabet, du 6 mars 2022, et l'Histoire de mes musiques concrètes au chapitre 9). Je dis bien que j'ai essayé, sans illusion. J'ai fait « comme si », mais un « comme si », donné à entendre pour tel (il faudra que je lise Vaihinger).
J'avais eu l'idée d'écrire Le son, parce que Jacques Aumont avait déjà publié, dans la même collection dirigée par Michel Marie, L'image, un essai passionnant dans lequel, si je me souviens bien, et tout à l'inverse de ce qu'avait fait Gilles Deleuze, il se gardait d'hypostasier la dite image. Image, son, cela devait faire un beau diptyque. Mon livre a été déjà traduit, j'en suis fier, en anglais, farsi (persan), chinois et espagnol (castillan). J'aimerais qu'il le soit un jour en allemand.
(À suivre)