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HISTOIRE DE MES MUSIQUES CONCRÈTES, 9. TU, 1977-1996

25 septembre 2022

Sur cette photo prise le 5 février 1977 par Eric Bourbotte dans le Théâtre Récamier à Paris, François Bayle, alors directeur du GRM, me montre l'implantation des haut-parleurs de son « acousmonium », ainsi que leur correspondance avec la console de spatialisation sur laquelle je dois les commander, tandis que Pierre Henry, à sa gauche, a les yeux baissés sur cette console où il officiera après moi. Ce sera la création de mon mélodrame concret Tu (de sa première version de 40 minutes, du moins, mais cela, je ne le sais pas encore), avant qu'il ne redonne ses Fragments pour Artaud, créés en 1970.

J'avais jusqu'à ce jour rencontré Henry une seule fois, sauf erreur, pour un entretien radiophonique (malheureusement il refusera, dans son obsession de rester l'unique et le seul, que ses propos soient publiés aux côtés des réponses d'autres compositeurs·trices interrogé·e·s par moi dans le volume des Cahiers Recherche/Musique La Musique du futur a-t-elle un avenir). Je ne pouvais pas me douter qu'en 1978, Brigitte Massin me proposerait d'écrire une monographie sur ce créateur dont j'admirais les œuvres, surtout celles des années 50-60, qui ont été largement à l'origine de ma vocation : publié par Fayard en 1980, le livre a été remis à jour en 2003. Les ventes ont été décevantes dans l'un et l'autre cas ; mais j'ai fait mon travail du mieux que j'ai pu.

A la fin du chapitre précédent, j'annonçais deux chroniques consacrées à Tu. Mais j'oubliais que dans mon Dictionnaire Subjectif de l'Alphabet, du 6 mars 2022, j'avais profité d'arriver aux lettres T et U pour évoquer longuement cette œuvre, son idée, son sujet. La première chronique est donc déjà faite et je vous y renvoie, et celle que vous lisez constituera la seconde. Cela me permettra d'évoquer entre autres la conception musicale.

Je voulais en effet m'inspirer de certaines œuvres de Stravinsky et notamment du ballet Agon et de l'oratorio Oedipus Rex : une forme dramatique très découpée, gardant une division en « morceaux » et en « airs » assez rigide, voire glaciale. Stravinsky pour sa manière de traiter la forme, mais aussi la sonorité : graphique et tranchante, à l'opposé de celles de la plupart de mes pièces précédentes, où il y a de l'indécis et du clair-obscur. Cela m'a amené à renouveler pour un temps mes méthodes de travail : des mixages longuement préparés (sur bande magnétique, bien sûr, nous sommes dans les années 70), et des tournages sonores en studio utilisant des micros très précis, et amenant devant ces derniers différents artistes, payés même modestement. La plupart ont été effectués dans le studio 116 du GRM (ou dans le foyer attenant, avec sa belle réverbération naturelle, pour la voix de l'excellent et généreux André Chadémony, qui tient tous les rôles masculins en allemand).

Il s'agissait de créer un monde qui sente le théâtre, l'artifice, le studio : j'avais été très impressionné par le chef-d'oeuvre de Fellini Casanova, sorti en 1976, - il reste un de mes films préférés - et qui réussit à conserver du début à la fin une stylisation froide, même dans l'hystérie. C'est comme la lumière des étoiles : elle scintille, mais ne chauffe pas.

Dans Le Prisonnier du son, mon précédent mélodrame, j'avais mis beaucoup de sons évoquant le plein air, l'extérieur (des grenouilles la nuit, des voix réverbérées dans le théâtre antique de Vaison-la-Romaine, des bruissements de campagne, les volatiles d'un zoo), et ce n'est pas un paradoxe, car qui peut être plus attentif aux sons de l'extérieur qu'un homme enfermé entre quatre murs ? Au contraire, j'ai voulu que dans Tu tout soit stylisé, sans présence ou imitation de la vraie nature, comme dans une mise en scène de théâtre moderne où l'on ne se servirait de quelques accessoires vivement éclairés. Une seule exception peut-être : la petite pluie fine (enregistrée chez mon père, à Riunogès), qui fait un rideau transparent sur lequel vient se dessiner la voix d'Hermine Karagueuz, mais ce n'est pas grave, au contraire, si l'on n'y reconnaît pas une pluie J'avais demandé à Hermine de manier deux aiguilles à tricoter tout en disant son texte: pour le son, discret, des aiguilles, mais aussi pour lui inspirer un certain état d'esprit.

Quand la narratrice évoque les « trains lancés dans la nuit », il n'y a pas de train, c'est un jouet mécanique que j'ai enregistré se promenant sur les cordes graves du piano à queue qui était disponible en permanence au studio 16 ; tout, je le répète, doit être stylisé.

Pas non plus de ces sons que j'aime introduire par petites touches dans certaines œuvres, et dont la nature événementielle fait douter pendant quelques secondes s'ils appartiennent ou non à celle-ci, et non à notre réalité (ce qui est permis par le fait, sur lequel j'insiste, qu'il n'y a pas de cadre sonore des sons) : un aboiement de chien dans La Ronde, un coup de klaxon et une sonnerie de téléphone portable dans La Vie en prose (respectivement vers la fin des deuxième et quatrième mouvements).

Comme (plus fugitivement) dans le Requiem, j'introduis cependant dans le passage le plus tendu, celui où la voix de Ghedalia Tazartès hurle en vain, les réactions d'un public turbulent, public enfermé si je puis dire avec l'œuvre, et devant renforcer le sentiment d'impasse. Ce mouvement figure, isolé, sur le Vinyle de 1983 édité par le GRM autour de La Ronde.

Bien sûr, il s'agit de l'amour – mais de son versant inhumain. Le seul moment d'émotion directe (et dans la deuxième des quatre versions, c'est sur lui que se terminait l'œuvre) se rencontre lorsque Pamina, joyeuse d'avoir retrouvé Tamino, le voit refuser de lui parler (il est en cours d'initiation et suit la consigne des Prêtres). « Liebst du mich nicht mehr ? », tu ne m'aime plus ? lui lance-t-elle, désespérée. Cette scène parlée se trouve dans le Singspiel de Mozart, mais comme ici il n'y a pas d'image, j'ai demandé à mon ami Pierre Ginzburg de représenter Tamino muet en jouant sur sa flûte traversière (baroque) un des thèmes de l'opéra. Par un heureux hasard, le jour où nous avons fait chez Pierre ce tournage sonore, se trouvait une de ses élèves, autrichienne comme Mozart et de surcroit salzbourgeoise ! J'ai demandé à celle-ci de dire les paroles de Pamina, qui se croit « désaimée » (c'est un mot que j'invente), et elle l'a fait d'une manière très simple et touchante. Naturellement, j'ai fait jouer séparément Pierre pour la flûte et Charlotte Vital pour la voix. Cette scène ne se trouvait pas dans le Tu de 1977.

Pourquoi tant de versions ? C'est que je doutais de l'œuvre. Par exemple, j'ai supprimé puis finalement réintégré le grand chœur final (chœur en l'occurrence de sons électroniques, sur lequel je déclame un poème de Desnos, « ce grand silence terrible était mon amour »), qui figurait dans la version de 1977 et qu'un temps j'avais cru « trop » pompeux. La dernière, et la seule que je reconnaisse comme valable, est celle d'une heure qui a été créée en 1996 en concert, et gravée par Brocoli sur CD dix ans plus tard. Je me rappelle encore le jour où Geoffroy Montel est venu l'écouter, en vue de ce projet, au studio 116 du GRM. Il est resté attentif sans dire un mot pendant toute l'œuvre, puis s'est retourné vers moi et s'est déclaré ému. Jusque-là, deux éditeurs possibles avaient déclaré forfait : l'œuvre était à leurs yeux trop difficile.

C'est pour la dernière version, celle de 1996, que je me suis décidé à ajouter une voix narrative en français, sur un texte que j'ai écrit, afin de renforcer et d'éclairer la narration. L'œuvre en effet est bilingue, et les mêmes rôles sont tenus par des interprètes différents selon les moments (récemment, sans modifier l'œuvre, j'en ai réalisé une version sous-titrée en anglais sur écran noir). Karine Sacco a bien voulu jouer cette narration, et elle y a mis beaucoup de sa sensibilité. Comme je l'avais déjà fait dans La tentation de saint Antoine, cette voix narrative, qui a introduit l’histoire dès les premières secondes comme un conte, « Il était une fois », s'absente avant la fin de l'œuvre et son climax, et elle nous abandonne en quelque sorte. Nous restons seuls.

C'est la voix d'un comédien de théâtre qui devait déclamer, dans un style que je voulais fougueux, le poème final de Desnos que j'évoque plus haut, mais habitué à travailler dans un certain style sobre pour les dramatiques radiophoniques, ce comédien, même encouragé par moi à se lâcher, garda une réserve devant le micro. Cette réserve se sentait dans l'enregistrement. Je me suis donc résolu à rejouer le texte moi-même. Si je me souviens bien je l'ai fait chez Ghedalia Tazartès, mais en l'absence de celui-ci, ce qui m'a aidé à lever toute inhibition pour lâcher le « quel silence avant elle » : il y a une impudeur vocale qu'on trouve dans certaines de mes œuvres, et que j'apprécie chez les comédiens anglais et italiens. Cette crainte française de l'emphase explique-t-elle l'accueil froid que certaines de mes œuvres ont rencontré dans mon pays, chez plusieurs de mes pairs compositeurs ?

Pour jouer un autre poème de Desnos, une déclaration d'amour enflammée qui parodie le Je vous salue Marie, Jean Bollery fut excellent dans le style romantique que je l'encourageais à avoir. Il est vrai qu'il avait l'habitude du théâtre, ayant mis en scène plusieurs fois Ibsen.

Dans le blog de mon Dictionnaire Subjectif de l'alphabet consacré à la lettre S (20 février 2022), j'évoque l'intervention de la comédienne allemande Korinna Rahls-Frisius : c'est elle qui une minute après le début de l'œuvre (dans sa version finale), s'adresse, violente et terrible, à sa fille Pamina ; elle est la Reine de la Nuit, la Mère, dans son pouvoir sans limite. Ce premier tableau n'existait pas dans la version primitive : il s'est en quelque sorte imposé à moi.

En lisant le court volume Télévision, paru en 1974 (ma première lecture d'un texte de Lacan), j'avais été beaucoup marqué par ces deux phrases, en grande partie à l'origine de Tu, parce qu'elles me parlaient : « L’impasse sexuelle sécrète les fictions qui rationalisent l’impossible dont elle provient. (...) L'ordre familial ne fait que traduire que le Père n'est pas le géniteur, et que la Mère reste contaminer la femme pour le petit d'homme ; le reste s'ensuit. » Ce volume est la transcription des réponses (très préparées, et ne feignant pas la spontanéité) données par Lacan aux questions de Jacques-Alain Miller pour un film de Benoît Jacquot produit par le Service de la Recherche de l'ORTF, un Service imaginé, fondé et dirigé par Pierre Schaeffer. D'ailleurs, la seule fois où j'ai – très brièvement – parlé avec Lacan, ce fut au téléphone en tant que membre du Service, et il avait mentionné ce projet. Il n'y a pas de hasard (ou bien – cela revient au même – aurais-je tout fait a posteriori pour qu'il n'y en ait pas, autrement dit pour conjurer le spectre du hasard ?). Le film de Jacquot a été mis en entier sur Youtube. Lacan y reste toujours aussi surprenant.

L'année qui suivit la création de la première version de Tu, en 1978, je fis mes premiers essais de concerts audio-visuels, sur des images filmées et montées par moi, à Saint-Rémy de Provence notamment à l'invitation de Francis Dhomont, puis à Strasbourg au Centre Culturel Le Maillon pour le spectacle – aujourd'hui supprimé de mon catalogue, des bouts en ayant été récupérés dans La Messe de terre – intitulé Phantasie. Lorsque je suis revenu à la musique concrète avec le mélodrame Diktat, réalisé grâce à une invitation du Groupe de Musique Expérimentale de Marseille, alors dirigé par Georges Boeuf, ce fut pour essayer encore une nouvelle méthode de travail, en reprenant la formule du monodrame : j'en parlerai dans le prochain chapitre de cette Histoire.

(à suivre)