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CINQ PETITS MANIFESTES, 3. Manifeste amoderniste

14 mai 2023

Chaplin, l'immense Chaplin, ici, dans la chanson en charabia des Temps modernes, 1936, sur l'air de Je cherche après Titine. Moi qui ai consacré à ses Lumières de la ville de 1931, film muet, un petit essai auquel je tiens beaucoup mais que Nathan n'a pas réédité, je ne peux qu'être touché par les commentaires émus et enthousiastes qui, sous les multiples reprises par Youtube de cette séquence, s'accumulent en toutes les langues.

Juste revanche. Car on ignore souvent que Chaplin a été une des célébrités les plus haïes de son époque (ce n'est pas par simple caprice qu'il a quitté les USA), et que, d'autre part, il a montré un grand courage artistique en entreprenant en 1936, avec Modern Times, un film sans voix audible – à part la chanson ci-dessus, et deux ou trois paroles retransmises par haut-parleurs – donc, de fait, dix ans après les premiers parlants, un film rétrograde. Chaplin ne cherchait pas, précisément, à être moderne. Et quand en 1940 il tourne Le Dictateur contre Hitler et Mussolini, rappelons qu'à l'époque, aux yeux de beaucoup d'Européens et notamment de Français, ces deux personnages représentaient l'avenir, le sang nouveau et le progrès. Les modernes, c'étaient eux !

Donc, se moquer d'être ou non moderne, se moquer d'être de son époque et si on se trouve l'être, ne l'être que sans le faire exprès – c'est mon credo, et ce pourquoi j'écris ce petit manifeste. Il n'est pas si nouveau que cela. J'en avais rédigé une première version en 2001, mais celle-ci est restée jusqu'à ce jour inédite. Le responsable de la revue qui me l'avait commandée, qui tenait à brandir l'étendard du modernisme, n'en a pas voulu. Est-il utile de se revendiquer amoderniste ? J'ai cru un instant que non, mais je vois que cela peut aider à lever des préjugés, notamment dans le domaine de la création musicale. Certaines personnes croient en effet que l'on choisit de faire de la musique concrète pour être « de son temps », et que l'on est dès lors tenu d'accompagner les mutations de la technique, de la société, etc.. Pas moi.

Et cela remonte à loin. Quand j’étais pensionnaire au lycée de Creil, entre 1957 et 1963, je trompais mon ennui des longues soirées après les cours avec ce que contenait la bibliothèque hétéroclite de cet établissement, constituée par je ne sais qui ; une extraordinaire bibliothèque où se retrouvaient, pêle-mêle, des classiques de la littérature pour “jeunes” (Alphonse Daudet, Alexandre Dumas), des perles telles que plusieurs romans de Thomas Mann, ou encore un livre mystérieux de 1952 intitulé A la recherche d’une musique concrète. Je n’avais jamais entendu quelque chose qui s’appelât “musique concrète”, et quand je devais en entendre pour la première fois en 1963, je ne sus pas que c’en était car c’était baptisé autrement (musique électroacoustique). Un certain Pierre Schaeffer - que je connaissais déjà comme l’auteur d’un livre de voyage sur les USA, Amérique nous t'ignorons - , avait signé cet ouvrage que je parcourus sans rien en comprendre ; il y était question en tout cas d’une Symphonie pour un homme seul, dont le titre intriguait. En tout cas, ce qui me frappa dans cet ouvrage, c’est que la démarche artistique qu’il décrivait ne se situait pas contre une autre, et qu’elle ne prétendait pas être dans un chemin linéaire où elle aurait été “après” les autres musiques, rendant caduc tout ce qui la précédait. L’auteur suivait, avec quelque perplexité d'ailleurs, la piste où l’entraînait sa curiosité, c’est tout. J’avais trouvé une pensée musicale selon mon cœur : amoderniste.

Cette position que j'avais, qu'être de son temps ne fait pas sens pour moi, a été favorisée par le fait qu'étant pensionnaire comme mon frère, j'étais à l'écart des premières émissions de radio « pour adolescents » telles que Salut les copains, sur Europe n°1, créée en 1959, que nos camarades de classe externes, qui eux rentraient à la maison tous les soirs, pouvaient écouter et qui leur donnaient un sentiment d'avoir des chansons pour eux, des animateurs qui s'adressaient à eux, des publicités ciblées sur eux – donc un sentiment d'identité générationnelle. Il y avait très peu de postes à radio à l'ENP de Creil, et, autant que je me souvienne, ils n'étaient pas autorisés dans l'internat. Salut les copains était devenu aussi un journal. C'était par les externes qu'on apprenait tout ça. Je n'ai donc jamais éprouvé le moindre sentiment d'appartenance générationnelle. Pour l'appartenance sociale, c'était assez complexe en ce qui me concernait, mais je voyais bien plus les différences et les inégalités sociales que les différences entre générations.

Quelques années plus tard, étudiant en lettres à Nanterre en même temps qu’élève des classes d’écriture musicale au Conservatoire de Versailles, je suis tombé, en allumant la radio, en plein milieu d’une œuvre étonnante dont je ne savais pas ce que c’était : des éclats de voix, un orchestre au loin, des bouffées de son, un montage rapide, et un espace qui ne ressemblait à rien de ce que j’avais entendu sur les ondes, en disque ou au concert. Ni de la musique, ni de la non-musique. Et pourtant, grâce à mon père, curieux de tout ce qui se faisait dans la création actuelle, je connaissais déjà les musiques de Webern, Messiaen, Penderecki et Xenakis. Quand l’œuvre magique fut “désannoncée” comme on dit à la radio, j’appris que c’était la Symphonie pour un homme seul, que je n’avais pas imaginée ainsi. Depuis ce moment, quand des extraits de mes œuvres passent à la radio, j’ai envie qu’il se trouve dans l’auditoire des personnes qui prennent en cours le programme et éprouvent le même charme que j’avais éprouvé avec cette symphonie, et qu’ils se disent, sans changer de station : mais qu’est-ce que c’est que cette chose-là ?

De même, lorsqu’on me raconta qu’en 1974 mon Requiem avait été entendu par le curé de l’Église Saint-Séverin, où l’œuvre avait programmée par le GRM, comme le reportage sonore fidèle d’une sorte de sabbat, j’étais aussi ravi que le serait un metteur en scène de fiction dont la création est prise pour un documentaire. Mais évidemment, je ne l’avais pas fait exprès.

Tout ce préalable pour dire que si je tiens à l’originalité et à la spécificité de la musique concrète, je tiens en même temps au mot “musique “ dans cette expression créée par Schaeffer et que j’ai relancée tout seul au départ à la fin des années 80, alors qu’elle semblait enterrée. Et en tenant au mot musique, je revendique une continuité. En ajoutant concret, je veux renouer le fil d'une histoire qui est ouverte à toutes les esthétiques, ne reposant que sur le postulat du son fixé.

Un terme que j'ai forgé en 1988, et qui s'applique à toute forme de son sur support, bande magnétique, fichier numérique, peu importe ; donc un terme qui ignore les notions de « progrès technologique » et inversement de « décadence », et autres notions fausses quant à l'art. A l'époque, je voyais encore de temps en temps Pierre Schaeffer, dont j’avais été l’assistant au Conservatoire de Paris, qui avait joué Antoine pour ma Tentation (voir sur ce site les chap. 11 à 13 de l'Histoire de mes musiques concrètes) et qui, plus tôt, vers 1980 m’avait proposé de reprendre sa classe au Conservatoire de Paris, un projet que firent échouer des intrigues dirigées aussi bien contre lui que contre moi. Au cours de l’une de nos rencontres, je lui ai annoncé que je souhaitais relancer l’expression de musique concrète, qu’il avait lui-même, comme je l'ai dit, abandonnée à la fin des années 50. Schaeffer en prit acte avec bienveillance et scepticisme, mais cela ne me dérangeait pas. Cet homme avait assez fait pour la musique concrète dans les débuts de celle-ci, non seulement pour l’inventer mais aussi pour la promouvoir et en enrichir le répertoire, en conviant de nombreux compositeurs à en faire. S’il se disait désabusé sur ce qu’elle était devenue, c’était son droit mais le destin de cette musique n’était plus son affaire. Autant que possible, il ne faut retenir de chacun que le positif, quand il y en a. Et Schaeffer avait été dans les années 50, 60, et même 70 un créateur de vocations hors-pair, notamment par ses ouvrages. Et le refus du « modernisme » doctrinaire faisait partie pour moi de ses leçons.

Je suis étranger à tout purisme, et c’est pourquoi aussi je suis contre tout modernisme. Mais également, l’anti-modernisme systématique, en musique et ailleurs, est lui aussi un piège, une prison - la même que celle du modernisme.         

Normalement, il devrait être inutile de se revendiquer amoderniste, il devrait suffire de l'être. Mais dans certaines périodes, être moderne est une injonction qui vous est faite ou inversement une position qui vous est reprochée, et si vous ne vous prononcez pas clairement à ce propos, notamment dans la création musicale, cela entretient des faux problèmes et des malentendus.

Il y a 4 ans, une de mes connaissances, invitée à venir écouter chez nous une de mes musiques dans sa version fraîchement sous-titrée, m'a dit, se voulant malicieuse : « j'espère que ce n'est pas de la musique moderne ». Comme elle avait publié deux romans, je lui ai renvoyé la question : « et toi, est-ce que tu te présentes comme une écrivaine moderne ? Est-ce qu'on te pose la question ? » Non, en fait, a-t-elle concédé.

Fin 2012 – je l'ai découvert en faisant des recherches pour ce blog – a eu lieu en France une grande controverse sur la « musique moderne », dont je n'avais pas eu connaissance. Le pianiste-compositeur Jérôme Ducros, invité par Karol Beffa dans la chaire de création musicale du Collège de France à Paris, avait voulu démontrer, par une intervention titrée L'atonalité. Et après ? que la supposée dictature de l'atonalisme n'avait pas d'avenir, et qu'elle ne pouvait mener qu'au retour de la tonalité. En voilà une nouvelle ! En effet (j'en avais fait même en 1972, quand j'étais l'assistant de Schaeffer au Conservatoire, le sujet d'un séminaire), la tonalité, ou pour être plus précis la modalité, était revenue depuis longtemps dans presque toutes les formes de création musicale, à travers les musiques de Riley, Reich, Glass et d'autres. En 1968, Stockhausen avait même composé une longue – et très belle – œuvre chantée sur un unique accord de neuvième de dominante, Stimmung, et c'est François Bayle qui l'avait fait créer à Paris. On ne fait pas plus tonal. Pour moi, en revenant sur la question 45 ans plus tard, l'anti-moderne Ducros débarquait bien après la bataille. J'ai été aussi étonné que les compositeurs Philippe Manoury et Pascal Dusapin, qui se sont sentis visés, consacrent autant de temps et d'énergie à critiquer sa conférence dans des lettres ouvertes et des articles, atteignant parfois le « point Godwin », celui où le nom d'Hitler est suggéré. Qu'est-ce que cela pouvait leur faire ? Ils auraient dû tout simplement l'ignorer, ou comme moi, en faire un simple billet de blog.

Quant à Jérôme Ducros, selon moi, il n'avait pas grand-chose d'autre à dire que des évidences. Oui, c'est vrai, la musique atonale crée un autre rapport au déroulement du temps et à la notion de fausse note, c'est justement son intérêt, et même si je n'ai pas pratiqué ce type d'écriture, j'en vois les ressources dans de grandes œuvres. En analysant sur partition, pour un article destiné à la revue Guide Musical, où j'écrivais alors, la pièce orchestrale d'Henri Dutilleux Métaboles, créée en 1965 et qui reste un chef-d’œuvre, je me suis même aperçu que l'épisode central utilise une série de douze sons !

La « punition » de Ducros, après cette mise en accusation d'une soit-disant dictature atonale, aura été de voir la notice Wikipedia qui lui est consacrée encombrée par la relation détaillée d'une foule d'interventions et de réactions à sa conférence de décembre 2012, tandis que son apport original, à savoir ses œuvres, n'y tient que peu de place (comme pianiste, il semble qu'il ne joue que des auteurs consacrés, donc qu'il n'apporte rien).

Déjà en 1995 l'arriviste Benoît Duteurtre était arrivé... après la bataille, c'est-à-dire en terrain sûr, en se prononçant contre « l'avant-garde » musicale, dans son pamphlet paresseux Requiem pour une avant-garde, qui a aussi été l'objet de procès absurdes en « révisionnisme » (le point Godwin, toujours !). Si je trouve idiot ce genre de griefs contre ces anti-modernes revendiqués, je n'aime pas non plus, venant de leur part, l'argument de la perte de contact avec le grand public. Qu'en savent-ils, eux qui n'ont rien osé et ne défendent que des musiques déjà connues et rabâchées ? Est-ce que je leur demande, à eux, combien ils vendent de disques ou de livres ?

Ils affirment aussi que la musique classique tonale attire le grand public parce qu'elle est tonale. C'est faux, car ce n'est vrai que pour une sélection d'œuvres-vedettes très restreintes, de la Petite Musique de nuit au Boléro de Ravel : le Trio du même Ravel ou le Quintette en sol mineur K. 516, du même Mozart, deux chefs-d’œuvre, ne rempliront jamais les salles et n'enrichiront pas les maisons de disque. De même, ces anti-modernes (auxquels s'est joint Luc Ferry), accusent souvent la musique atonale, et aussi électroacoustique, d'être subventionnée, ce qui est bien le comble : est-ce qu'ils savent combien une seule représentation de La Traviata, un opéra éminemment populaire, - à juste titre d'ailleurs – consomme d'argent, que celui-ci vienne de l'institution ou de sponsors ? Même cinquante représentations affichant complet n'épongeraient pas le déficit, chaque représentation coûtant bien plus cher qu'elle ne peut rapporter, même avec des tarifs élevés.

La situation était toute différente au XIXe siècle, lorsque les musiciens étaient peu rétribués et qu'il n'y avait pas de sécurité sociale et de congés payés. C'est aussi simple que cela.

Je rappelle toujours, à ce propos, qu'un bon concert de musique concrète, avec une garantie de qualité technique et artistique, ne coûte pas cher !

La musique concrète, pour revenir à elle, se situe là-dedans au-delà de la différence tonal/atonal, puisqu'elle peut ne pas comporter de notes, ou en comporter.

Le a- de atonal est aussi à interroger. Encore une fois, il y a le tonal et le modal, qui ne sont pas exactement la même chose. Je peux très bien considérer la gamme de douze sons comme un mode parmi d'autres, â côté du majeur et du mineur, mais aussi du lydien et du phrygien, ainsi que des modes de Messiaen. Faut-il dire « intonal » ? Une bonne partie de ma musique est non tonale parce qu'il n'y a pas de notes, ou bien à des moments précis ; on y trouve des quintes, là des thèmes de cinq notes, des valses sans prétention dont je suis l'auteur (dans La Ronde, le Gloria de la Messe de terre, les Variations), en tout cas, elle n'est pas organisée sur les notes. Je prétends quant à moi que ma musique est claire. Je ne peux affirmer qu'elle est populaire et puisse le devenir. Si elle le devenait, ce serait inattendu. Mais je suis d'abord ma voie.

En fait, ce qui m'importe plus au-delà d'un faux dilemme tonal/atonal, qui cliverait les anti-modernes et les modernes, c'est quelque chose de plus grave à mes yeux : il s'agit de la reconnaissance, du respect dus à la notion récente et précieuse d'œuvre en musique. Perte de respect et de reconnaissance qui s'autorisent de l'apparition des médias, et qui renvoient l'œuvre musicale à un passé révolu. L'œuvre musicale, même classique, n'est qu'exceptionnellement donnée en entier à la radio, et les créations d'œuvres nouvelles, qu'elles soient de Dusapin, de Ducros, ou de moi-même, ne font pas vraiment événement dans la grande presse (merci à Res Musica d'en assurer le suivi), etc.

Comme je le formulais dès 1994, dans un petit volume intitulé Musique, médias, technologies, c'est donc l'œuvre musicale formant un tout et un but en soi qui est déclarée ringarde, dépassée, bref non moderne. Des personnes bien intentionnées veulent maintenant qu'elle accompagne un ballet, un danseur de buto, un film ou une exposition, ou bien qu'elle devienne environnement technologique, « immersif ». Et puis la notion d'œuvre musicale est de moins en moins comprise, au nom d'un alignement sur les arts plastiques et les formes diverses de spectacle.

Une nouvelle forme d’aliénation au modernisme, dans la création musicale actuelle, c’est en effet sa hantise d’être en phase avec les autres arts. On dit aux compositeurs : regardez où en sont les arts plastiques, la vidéo, la danse, le théâtre, les événements festifs, et vous, vous voulez encore faire des œuvres... Moi, je dis : à chaque art son histoire et son rythme. Nous n’avons aucune raison de penser que les différents arts doivent aligner leur histoire les uns sur les autres, avec la musique en éternelle suiveuse. Tant pis pour les normalisateurs.      

Etre amoderniste, ce que je revendique, ne veut pas dire aimer et accepter tout. Il y a des choses que je trouve nulles, d’autres géniales et d’autres bonnes. J’ai des critères esthétiques, mais ceux-ci ne connaissent pas de ligne de partage nouveauté/tradition, avant-garde/vieille garde, académisme/originalité, musique commerciale/musique artistique. Ils ignorent ces lignes.

Question : pourquoi tant de gens se font-ils avoir par le chantage au modernisme, et s’interdisent-ils parfois de pratiquer ou de goûter ce qui ne répond pas aux (variables) canons modernistes? C'est parce que non seulement ils cherchent à coller à ce qui « se fait », à ce qui se programme facilement, à ce qui est tendance, mais aussi parce qu’ils ont peur de la liberté que donne la forme de création qu'ils ont choisie (dans mon cas, j'ai le sentiment, qui peut paraître ridicule à dire, que c'est la musique concrète qui m'a choisie). La li-ber-té, en trois syllabes, on est toujours fertile en prétextes et en excuses pour ne pas l’exercer. Alors, on se dit par exemple : je ne peux pas faire ceci ou cela parce que cela a déjà été fait. Mauvaise raison, car votre liberté, à ce moment-là, peut consister justement à aller au plus banal, ou à ce qui semble tel.

Vous croyez vraiment que Proust, quand il a commencé à raconter ses histoires de noms de villes et de petite madeleine, ne s’est pas dit : “ces impressions d’enfance, ces souvenirs de bruits dans la maison, d’odeurs, ça a déjà été fait mille fois en poésie et en prose, par Chateaubriand, Lamartine, Hugo, Daudet, on n’en peut plus, c'est d’un commun ». Il se l’est dit certainement mais il a passé outre. Il n'a pas cherché à être moderne, c'est clair.

Il est amusant de constater que dès sa création, la musique concrète sur support a été dite « dépassée », c'était ce qu'écrivait Boulez dans l'Encyclopédie Fasquelle dès les années 50, ce que me prophétisait Berio en 1975, ce qu'annonçait François-Bernard Mâche quand il a découvert l'échantillonneur, etc. Pourtant, elle continue !

J'ai hésité, pour ce troisième manifeste, entre deux néologismes : celui d' « amoderniste » et celui d' « atempestif ». Ce dernier, je l'avais forgé en référence aux Unzeitgemässe Betrachtungen de Nietzsche, un titre que l'on traduit tantôt par « considérations intempestives », tantôt par « considérations inactuelles ». Dans l'un et l'autre cas, le « un » allemand semble avoir son équivalent dans le « im, in » français. Mais notre langue permet de distinguer l'immoral et l'amoral. Le premier qualifie une opposition, le second, une indifférence.

Je reviens souvent, comme le savent ceux qui suivent mes blogs, à un auteur, Henri Meschonnic. Or, celui-ci a publié en 1988 un essai passé inaperçu à l'époque, de moi en tout cas, Modernité Modernité(sic), où il ose écrire que la phrase tant citée de Rimbaud, « il faut être absolument moderne » a été lue à l'envers, et que l'adjectif « moderne » est entendu par l'auteur péjorativement, qu'elle est formulée au style indirect libre. C'est dans l'Adieu de la Saison en enfer. De manière assez convaincante pour moi, Meschonnic montre que le il faut désigne un impératif extérieur de la société, et que Rimbaud lui, quand il veut affirmer en son nom, dit « je » (p. 126-27).

Vient de mourir, à un âge respectable, un auteur qui a eu son lot de célébrité et de reconnaissance critique, Philippe Sollers. Dans un essai satirique que je rouvre souvent parce qu'il me fait rire, et qui pastiche les manuels Lagarde et Michard, le Jourde & Naulleau, les auteurs Pierre Jourde et Eric Naulleau se délectent des virages esthétiques de Sollers : celui-ci a voulu « virer » moderne et s'est perdu dans des pastiches de Joyce, de Céline ou de Burroughs, alors que peut-être ses tout premiers livres, comme Une curieuse solitude, beaucoup plus classiques d'apparence, contenaient des germes, des promesses, qu'il lui aurait suffi de faire grandir. Résultat : il est devenu un « personnage » mais il a cessé – pour beaucoup, dont moi – d'être un auteur.

Du coup, la notion de post-modernité me paraît également oiseuse. Je pense à un universitaire comme Laurent Jullier (voir mon blog Entre deux images n°9), qui est convaincu qu'elle est valide pour périodiser l'histoire du cinéma. Dans un de ses textes sur l'analyse des images, il aborde un film que pourtant il ne semble pas détester, le Titanic de Cameron, mais comme il a décrété que c'était un film post-moderne, post-cinéma, post-tout ce que vous voulez, donc – dans sa logique - qui ne croirait pas à ce qu'il raconte, Jullier est obligé de prétendre que Titanic est un « faux mélodrame », sous prétexte que le personnage de Rose ne meurt pas ! Or, lorsque j'ai vu le film à sa sortie en 1997, dans la grande salle du cinéma Normandy (un nom de paquebot entre parenthèses), je peux témoigner qu'une bonne partie de la salle marchait à fond et qu'elle pleurait (moi aussi dans la foule). Ce sont Roger Odin et Laurent Jullier, autant que je sache, qui ont créé le concept de « film-concert » pour discréditer le cinéma de grand spectacle et d'effets. On ne peut pas plus se tromper. Car il s'agit avec Titanic, plutôt d'un film-opéra, or, dans la plupart des opéras, je garantis que le public suit une histoire, et qu'il est ému ou s'attend à l'être. Là encore, les gens qui classent et périodisent à tort et à travers, en créant des catégories stigmatisantes ou excluantes, passent souvent à côté de ce qui est important.

La notion de modernité est bancale : elle est ambiguë entre la simple constatation d'un Zeitgeist, d'un esprit d'époque, et la revendication d'un impératif (« on ne peut plus faire ceci comme avant »). Mais si, on peut toujours. Lisez Meschonnic.

Michel Chion, 9 mai 2023.