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HISTOIRE DE MES MUSIQUES CONCRÈTES, 14. LA RONDE, 1982-83, SAMBAS POUR UN JOUR DE PLUIE, 1985

4 décembre 2022


Une bonne critique, cela ne se boude pas. Celle qu'on lit ci-dessus, la meilleure à laquelle j'ai eu droit dans les années 80, est parue dans Le Monde sous la signature de Jacques Lonchampt, et elle rendait compte de la création en concert de La Ronde, suite en dix mouvements, à la Maison de Radio-France, le 28 février 1983. Jacques Lonchampt – qui avait salué avec plus de bienveillance que la plupart de ses confrères les réalisations produites dans le domaine de l'électroacoustique - connaissait mon travail depuis Le Prisonnier du son. Ma pièce réalisée au GRM, il l'a prise comme elle était, sans trouver à redire à son caractère agréable. Ce ne fut pas le cas d'Antoine Dauvé, qui dans Libération, devait écrire plus tard (voir Entre deux images n°35) qu'une œuvre comme celle-ci, qui « respecte constamment l'auditeur (...)révèle une faiblesse ». Méfions-nous de ce qui plaît, nous dit ce critique, auquel mon œuvre a suggéré ce mot de « faiblesse ».

Or, justement, c'est un des motifs de la pièce. Il s'agit en effet de la ronde des heures et des souvenirs dans une œuvre en dix mouvements qui s'ouvre et se termine par des pensées moroses, en obéissant, vers la fin, à cet affaissement de la vitalité que peut amener le soir.  « Tu m'échappes, la vie m'échappe, rien ne reste un peu longtemps suffisamment », dit au début la voix de Lanie Goodman (Pensées du matin, premier mouvement), et elle le redit, plus noyée et plus estompée encore dans le dernier, Pensées du soir. Cela ne sera pas la dernière fois où je pourrai constater que les mots qu'on fait résonner dans une œuvre musicale, beaucoup d'auditeurs font comme s'ils ne les entendaient pas.

Globalement, d'ailleurs, ce mythe de la voix parlée comme « matière sonore » - cette « mode idiote » que Schaeffer, dans un texte qu'il écrivit en 1984 sur ma musique, me félicitait de ne pas suivre – semble rester vivace aujourd'hui. Avec des exceptions : un spectacle qu'Anne-Marie et moi avons vu récemment à Bobigny, avec les musiques de Pierre-Yves Macé et Sébastien Roux, Encyclopédie de la parole, suite n°4, redonne au sens des mots et à leur langue toute leur place (le sous-titrage systématique des opéras, quand on les voit en salle, en DVD, ou bien sur le site d'Arte, n'est peut-être pas étranger à ce changement de perspective).

Réalisée sans commande pour me reposer de mon long travail sur la Tentation encore en chantier, tout en employant au GRM des heures de studios qui m'étaient accordées avec largesse (et où je pouvais travailler seul), La Ronde est une œuvre pour laquelle j'ai picoré un peu partout, principalement dans mes travaux antérieurs et dans mes éléments encore non employés. Par exemple, les deux mouvements de La Ronde dont j'ai parlé, et d'autres encore, récupèrent et retravaillent des éléments de Diktat, que je considérais alors comme une œuvre ratée et sans avenir (voir lechapitre 10 de cette Histoire de mes musiques concrètes), juste bonne à me servir de carrière pour en extraire des morceaux : ce pourquoi j'y ai puisé à plusieurs reprises pour des œuvres nouvelles, dont Nuit noire, 1985, et les 24 Préludes à la vie, 1990. Dans La Vierge Folle, le 5e mouvement, je reprends un monologue de Diktat, mais en ralentissant légèrement la vitesse de défilement de la bande pour faire baisser la voix de Lanie Goodman deux à trois tons, afin de la dévitaliser. Dans L'Eté, 3e mouvement, je combine un bref emprunt au mouvement « Nuit » de Diktat avec des éléments antérieurs qui sont noyés dans leur réverbération, comme si une action entraînait une contre-réaction d'enlisement, ou comme un membre qu'on bouge déclencherait des ondes de douleur. Après quoi Playtime commence par des sons lumineux, créés en 1978 sur le synthétiseur polyphonique de René Bastian. En fait pour La Ronde, je n'ai entrepris aucun tournage sonore spécifique : j'ai assemblé et travaillé des séquences existantes tirées de mes boîtes de bande magnétique, et qui étaient à l'état d'esquisses, de souvenirs de tournages sonores en extérieur, ou d'éléments d'une œuvre abandonnée.

Le travail de mélange et d'assemblage de ces éléments disparates, pour faire dix vignettes portant des titres, a été l'enjeu, extrêmement amusant pour moi, de la composition. J'ai été particulièrement heureux que Lonchampt souligne la musicalité des silences entre les mouvements, l'air qu'ils font passer entre ceux-ci. Ces silences, la musique concrète permet en effet de les fixer au vingtième de seconde près et de les faire à chaque fois différents, jusqu'à les supprimer (dans l'enchaînement immédiat entre les mouvements 8 et 9).  « Le silence, dans la musique concrète, il est aussi fixé ?», m'avait objecté, goguenard, un chercheur du GRM, quand j'ai introduit la notion de « son fixé ». Mais oui, c'est l'intérêt justement de ce genre.

Prenons l'exemple du 5e mouvement, Les mots, où la voix d'Ellen Larsen se prépare à me traduire un poème islandais de Steinn Steinarr, et finalement m'intime sèchement (faisant allusion à mon magnétophone Uher, qui l'enregistre) : « arrête ça !' ». Je fais alors revenir fortissimo un son d'insecte entendu dès le début de ce bref mouvement, mais qui, comme chassé par une main impatiente, se précipite dans une chambre de réverbération sèche, elle-même coupée cut par le montage. Quelque chose de violent a été annihilé instantanément, un effet que la musique en « live » ne peut proposer aussi nettement. Suivent sept secondes de « blanc » avant que n'explosent les sons de foule de Pour Lucienne. Raccourcissez ce silence fixé, et tout devient plat – c'est pourquoi une suite de pièces de musique concrète est autre chose qu'une suite de pièces pour piano, même si elle s'en inspire (le rapprochement que Lonchampt faisait avec Schumann avait du sens, et en tout cas – même si ce n'est pas le compositeur que je préfère -, il était très flatteur !).

Les mouvements qui constituent La Ronde se répartissent grosso modo entre pièces d'intérieur (1, 3, 6, 10, et le début de 5) et pièces d'extérieur, de « rue » (les autres). Mais dans les pièces d'intérieur, il y a celles de « fenêtre ouverte » (comme la 3) et celles de pièces closes (comme la 5), et dans les pièces d'extérieur, l'évocation de centres commerciaux, c'est-à-dire de lieux où on se presse (jeux vidéo enregistrés par moi en 1979, dans une « vidéo-arcade » des Champs-Élysées, pour Playtime, mélangés à une valse de mon cru que j'invente sur un piano-jouet – main droite – et un clavicorde – main gauche). Ce va-et-vient intérieur/extérieur n'est pas sans rapport avec l'appartement que je louais alors à Paris rue d'Ormesson au 2e étage, et des fenêtres duquel où je voyais la petite Place du Marché Sainte-Catherine, parfois encombrée par des tournages ou envahie par une Fête de la Musique. Mes précédents logements parisiens avaient été à un étage élevé, ou bien ils donnaient sur des cours ou des puits de lumière, j'y étais coupé de la ville. Rue d'Ormesson, au contraire, j'étais à demi-baigné dans la vie de la rue et les sons de voisinage (la voisine folle dans la Tentation de saint Antoine).

Mais la vie qui se manifeste dans La Ronde est étriquée, boiteuse quand elle est individuelle, alors qu'elle peut exploser quand elle devient impersonnelle et collective. J'aimais bien l'énergie spécifique de la pop des années 80 (Voyage, Voyage, de Desireless, sorti en 1986, reste une de mes chansons préférées), parce que celle-ci n'était pas arrogante et laissait une place à la mélancolie. J'aimais bien aussi le tube de Chagrin d'amour, « Chacun fait c'qui lui plaît », sorti en 1981, qui raconte également une journée. Il y a aussi des éclats de fête dans mon œuvre. Dans la deuxième partie de La Vierge Folle, par exemple, je reconstitue une ambiance de sortie et de bandes de copains qui passent (ambiance souvent fabriquée son par son : le siffleur qu'on entend, c'est moi, de même que les différentes pièces pour clavier). Mais c'est dans le passé que j'ai trouvé l'expression la plus brutale et forte du tourbillon collectif, avec le 7e mouvement Pour Lucienne, où se trouve un emprunt assez prolongé – c'est la seule fois chez moi - au son d'un film.

Je n'ai pas encore, autant qu'il m'en souvienne, révélé quel est son titre, même si les voix trahissent qu'il s'agit d'un vieux film français : il s'agit de Prix de Beauté, 1930, avec Louise Brooks, réalisé par Augusto Genina, une œuvre qui a la particularité d'avoir été conçue, écrite, tournée pour le muet, et ensuite sonorisée et partiellement remontée afin de pouvoir être exploitée comme film parlant. Cela donne une intensité particulière aux voix des acteurs engagés pour la sonorisation, parmi lesquels Hélène Regelly, qui double la star américaine, que les films muets de Hawks et de Pabst avaient rendue célèbre dans le monde entier. C'est l'histoire d'une jeune dactylo parisienne fiancée à un modeste ouvrier, et qui concourt pour être Miss Europe. Ce prix, qu'elle remporte, lui fait connaître un monde de richesse et de tentations. J'avais enregistré le son du film en profitant d'un passage à la télévision dans le ciné-club de Patrick Brion, avec des micros extérieurs. J'ai puisé plus spécialement dans deux scènes de foule : une piscine bruyante et très peuplée, et une foire, où l’on entend d'extraordinaires mélanges d'orgues de manège et d'instruments mécaniques. J'y ai ajouté notamment des accords et des sons que j'avais créés chez Ghedalia Tazartès sur un orgue électronique d'église fatigué (c'est sur ce même instrument que j'ai réalisé et enregistré certains accords et certaines tenues instables et grelottantes qu'on entend dans la Tentation de saint Antoine, ainsi que dans la Messe de terre).

La jeune femme du film s'appelle Lucienne, d'où le titre du mouvement « Pour Lucienne », allusion à la pièce très sombre de Jean Giraudoux « Pour Lucrèce ». J'ai sélectionné des bouts de scènes où on ne l'entend pas mais où des hommes s'adressent à elle, tout comme dans Les mots on ne m'entend pas, alors que la voix d'Ellen Larsen finit par m'interpeller. C'est Lucienne – prénom devenu désuet, qui fut celui de deux chanteuses très populaires, Delyle et Boyer -   qu'à la fin une voix d'homme du monde sollicite : « Me ferez-vous l'honneur de danser ? ». J'ai pensé, en réalisant ce mouvement, à ma mère dactylo, qui, jeune femme en 1937, avait croisé le grand monde sur le paquebot Normandie, où elle voyageait en troisième classe pour accompagner sa grande sœur Suzanne à New-York, et lui servir là-bas de baby-sitter. Mon idée était de recréer quelque chose de romanesque et de réel tout à la fois, venu d'une époque antérieure à ma naissance. Ensuite, par étapes, on retourne à un temps présent plus mélancolique, l'œuvre se referme, mais on comprend que chaque jour est une ronde, et que cela continuera.  Avec ses explosions d’énergie qui se brisent, La Ronde est un cycle construit sur le fait que la vitalité́ se rejoue chaque jour, car, comme je l'ai déjà dit dans mes blogs, chaque nouveau jour est un drame pour moi. 

Au fait, quel fut l'accueil du G.R.M en 1983 à cette Ronde qui sortait de ses studios, sans avoir été commandée par lui ? Très bon, autant que je me souvienne. Mais c'était comme si, pour eux, j'avais trouvé ma voie, celle d'un miniaturiste. On oubliait le Requiem et les deux premières versions de Tu, celle de 1977 et celle de 1981. Peut-être cela explique-t-il la froideur avec laquelle, l'année suivante, fut reçue ma Tentation : je quittais le registre où l'on avait pensé pouvoir me classer. On ne voulait pas comprendre que la composition musicale ne se joue pas au jour le jour, et qu'une œuvre ne chasse pas l'autre.

La Ronde est, significativement, la seule de mes œuvres que Daniel Teruggi, durant la période où il dirigea le GRM, envisagea de rééditer en CD (elle l'avait été en complément de programme avec la Tentation, après avoir fait l'objet d'une édition en Vinyle 33 tours), mais je ne donnais pas suite à cette idée, car je ne tenais pas à ce que le reste de ma musique soit négligé.

Deux ans après la création de cette Ronde et un an après celle de la Tentation, en 1985 donc, je reçois une proposition du Groupe de Musique Expérimentale de Bourges de venir composer chez eux, dans un de leurs studios, une œuvre courte destinée à être créée au cours de leur Festival. Il y a un petit cachet, et la mise à disposition de quelques journées de studio. J'accepte avec plaisir et me rend à Bourges. J'y retrouve non seulement les directeurs/fondateurs du GMEB, Christian Clozier et Françoise Barrière, que je connais depuis 16 ans (ils étaient stagiaires au GRM en seconde année quand j'y étais en première année), mais aussi un ancien ami du GRM, Roger Cochini. Mon projet est celui d'une pièce de 15 minutes d'un seul tenant que j'intitule, en pensant à Debussy, Sambas pour un jour de pluie. Cela démarrera par une situation d'intérieur, tendue et monotone à la fois (exercices de violon, bourdonnement de mouches, tic-tac électronique de style Kraftwerk créé sur le synthétiseur de René Bastian, sons vagues venus de la rue – en l'occurrence ma rue d'Ormesson), et finira par l'explosion d'un orage attendu. Seulement, Clozier et Barrière m'ont vu amener au studio, comme je fais toujours, des boîtes de bande magnétique contenant mes éléments, créés en partie chez moi et en partie dans d'autres studios. Cela ne leur convient pas. Arguant d'une clause dont j'ignorais l'existence, ils m'affirment que leur commande implique que je me serve des sources électroniques du GMEB ; j'ai beau leur expliquer que je n'ai jamais travaillé ainsi, que le GRM ne m'avait jamais demandé cela et que cela n'avait pas été précisé, rien n'y fait. Je dois renoncer à la commande, c'est-à-dire à recevoir de l'argent, on acceptera seulement que je reste pour « mixer » mes éléments.

Dans le tout premier blog d'Entre deux images, du 17 septembre 2014, auquel je vous renvoie, j'ai raconté mon hésitation plus tard, devant le caractère un peu morne de mes Sambas, en tout cas dans les premières minutes, et la suggestion faite par François Bayle de l'accélérer, avant plus tard encore de revenir à la version initiale. Cette semaine, en écrivant ce blog, l'idée m'est venue de réécouter la version rapide, celle gravée sur CD par le GRM en 1996, et je trouve qu'elle se tient ! Pourquoi ne pas intégrer dans mon Boustrophédon (titre auquel je reviens également, après avoir « décidé » que ce serait un Nycthemeron) les 2 versions, l'originale et l'accélérée, dans des concerts différents ?

Nous sommes en 1985. La deuxième moitié de mes années 80, très occupée par ailleurs par la critique aux Cahiers, l'écriture d'essais, mes premiers voyages comme écrivain de cinéma (dont un en Yougoslavie, qui me fit rencontrer des gens formidables de la revue Ekran, notamment Stojan Pelko, Mladen Dolar et Slavoj Žižek, qui n'était pas encore une célébrité mondiale), des conceptions sonores pour les vidéos de Robert Cahen, une traduction des Mémoires d'Akira Kurosawa à partir de leur version anglaise, le travail sur des films personnels et projets de films, tout cela plus ou moins bien payé, m'amena aussi à réfléchir sur le destin du genre musical que j'avais élu. Une occasion se présenta pour le faire.

En 1986, François Bayle, qui s'impatientait de voir son GRM, et notamment le placide François Delalande, directeur des publications, traîner pour répondre à une proposition de la Revue Musicale de réaliser un numéro spécial consacré au Groupe, me proposa, moyennant bien sûr un cachet, d'aider à le faire aboutir et à susciter les textes qui constitueraient ce numéro. J'acceptai, et en six mois ce fut bouclé. D'un côté, cela risquait d'entretenir la confusion entre mes idées et celles du GRM, auquel je n'appartenais plus depuis dix ans ; mais de l'autre cela me donnait du travail, et un endroit pour écrire et être publié. C'est à cette occasion que je réfléchis à la fois sur une ontologie du genre, et sur son appellation. J'optai pour le retour au terme de « musique concrète ». Un des quatre textes que j'écrivis pour ce copieux numéro, « Une ontologie de la musique concrète », sera, après avoir été réécrit, un des chapitres de mon manifeste à venir L'Art des sons fixés, publiés quatre ans plus tard par Metamkine et Sono-Concept, grâce à Jérôme Noetinger. Manifeste où l'expression « art des sons fixés » ne vise pas à être une « appellation » (comme vous m'avez lu mal, Martin Kaltenecker, dans votre article sur ma musique, en la prenant pour telle !), mais une définition du genre dont l'appellation flottait encore, flotte toujours, entre acousmatique, concrète, électroacoustique, etc. S'ensuivront des œuvres-manifestes, dont la première sera, en 1988, mes Dix études de musique concrète.

(A suivre)