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ENTRE DEUX IMAGES n°35 / TOP LIST n°18

13 mars 2016

MOROSE RIME FACILEMENT AVEC ROSE / A POSTERIORI / PESSIMISTE, VIRIL ET SAIN / TOP LIST n°18 : LES DIX PLUS BELLES TRANSITIONS ET MÉTAMORPHOSES DANS LA MUSIQUE DITE SÉRIEUSE

Valéry / Lonchampt / Schumann / Dauvé / Fellini / Glass / Daldry / Giraudoux / Hélian / Moreno / Minizza / Huysmans / Rolland / Debussy / De Coubertin / Douze compositeurs / Lesure / Berlin / Pierné / Balzac / Klimov

Dans les années 50, les films français qui sortaient en salle (j’étais trop petit pour les voir, mais je voyais les publicités ou les critiques dans le journal) portaient des titres comme : Le salaire de la peur, La neige était sale, Nous sommes tous des assassins, Les Diaboliques.
Parallèlement, la tonalité musicale dominante des années 50, pour la chanson française, me paraît avoir été celle d’une douce mélancolie, voire d’une morosité cultivée. Il faudrait faire un travail sur la récurrence du mot “vieux” dans les paroles de beaucoup de chansons de cette époque.
C'est ce que j'écrivais dans le texte déjà évoqué sur lequel je reviens plus bas, et où je parlais comme un témoin de première main.

MOROSE RIME FACILEMENT AVEC ROSE

Dès que je pense à l'adjectif "morose", quatre vers en octosyllabes de Valéry me trottent dans la tête mais aujourd'hui que je veux les recopier de mémoire, un mot m'échappe : "La (ta-ta-ta-ta) morose / Qui me servait de sommeil / Se dissipe dès la rose / Apparence du soleil." J'aime l'effet par lequel "rose", que l'œil lit comme un substantif, se requalifie ensuite en adjectif appliqué à "apparence".

Quelques minutes plus tard, reviennent les quatre syllabes manquantes "confusion", à lire avec la diérèse, c'est-à-dire "con-fu-si-on" ; dès lors, je trouve les vers moins magiques et le sourd mot de "confusion" semble plomber le vers qu'il complète. N'empêche que ce fragment du poème Aurore m'accompagne depuis longtemps, et entretient un lien entre les deux adjectifs.

Je suis attaché à l'idée que l'art sert entre autres à justifier, racheter, exhausser à la même dignité tout ce que peut vivre l'être humain, tous ses sentiments et états d'âme, pas seulement forts et dynamiques mais aussi intermédiaires, et aussi cette chose qui n'est pas noire et qui est la morosité.

En 1983, fut créée ma pièce de musique concrète en dix mouvements La Ronde, et j'eus un très bon papier de Jacques Lonchampt dans Le Monde intitulé, excusez du peu, "Du côté de chez Schumann". Un peu plus tard en paraissait un autre, plus mitigé, d'Antoine Dauvé dans Libération . Le critique signalait la vivacité de cette pièce dans ses premiers tiers, mais à propos des derniers mouvements il tempérait : "La teneur (de ces petits mouvements), en fin de parcours, fatigue (comme une journée) et fait qu'on se couche... Mais en respectant trop constamment l'auditeur dans la présentation de ce miroir du quotidien, l'œuvre révèle aussi une faiblesse". C'était précisément ce sentiment de "faiblesse" que j'avais voulu créer (je travaillais parallèlement à la Tentation de saint Antoine, une pièce au long cours), mais il semblait que ce fût un défaut. Tant pis ! J'aime l'idée d'une musique qui finit en s'engourdissant.

La musique, en effet, autorise et exprime facilement la mobilité des états émotionnels et physiques (le cinéma aussi : par exemple, chez Fellini, chez lequel, si souvent la gaieté retombe, les visages s'affaissent, les corps se voûtent, la lumière change de tonalité, et puis après, ça repart et ça repart encore).

Beaucoup des musiques appréciées aujourd'hui, et largement utilisées par le cinéma, donnent dans le guerrier, le claironnant et le positif. Et pourtant, une des musiques de films que Philip Glass a le mieux réussies, selon moi, c'est celle pour The Hours, le beau film de Daldry, et elle n'est pas gaie !

A POSTERIORI

Dans les Provinciales, de Giraudoux, on trouve une courte nouvelle intitulée "De ma fenêtre", qui décrit les sentiments d'un enfant de dix ans en automne, alité et convalescent, et qui pense à sa sœur qu'il aime :

Le soir, au-dehors, devient subitement la nuit ; le soir d'aujourd'hui est mort, et la bonté qui est en vous devient tristesse (...) Je pense alors que tu mourras ; j'éveille en moi des pensées cruelles, mais émoussées, et qui ne blessent plus. Je les aiguise sur mon âme engourdie, et j'y prends plaisir, comme j'en prenais à passer sur ma langue cette herbe râpante. La langue saigne, mais il n'y a ni plaie ni douleur, et l'on boit son propre sang comme si c'était celui d'un autre.

Comme je le dis plus haut, les chansons de mon enfance se plaisaient à une atmosphère cafardeuse, une atmosphère que les films musicaux de cette époque, par exemple les comédies avec l'orchestre de Jacques Hélian, ne reflètent aucunement. En général, le cinéma populaire ne raconte pas l'atmosphère de l'époque où il est créé ; pourquoi d'ailleurs le devrait-il, et seuls le supposent ceux qui, n'ayant connu que ce qui suivit, se prononcent au nom de leur savoir a posteriori.

(... Ici, j'ai coupé un paragraphe qui reprenait une idée déjà largement exposée dans un blog antérieur - Note de l'auteur du 17/07/19...)

J'aime bien parfois en tout cas, comme au début de la Tentation, m'attarder sur des états d'âme grisâtres et un peu dolents, nauséeux... Cela ne va pas dans le sens du capitalisme marchand, qui nous veut de bonne humeur, hyper-réactifs, vifs, si l'on en croit les publicités invitant à avoir constamment le tonus.

Il y a quelques années, à Paris III où j'étais contractuel à mi-temps, je participais à une réunion destinée à conseiller des étudiants en Master. J'avais remarqué que dans leurs copies et dossiers les réactions aux films étaient souvent évoquées en termes maximalistes, outranciers : tel film "déchaînait les passions", tout était "extrême". Je leur dis que dans un travail qui se veut historique ou théorique, on se doit d'éviter de reproduire tels quels, mécaniquement, les clichés journalistiques et publicitaires qui favorisent le superlatif. J'avais dans mon sac un paquet de biscuits Gerblé, et le sortis pour en lire la notice. En petits caractères, Gerblé s'adressait ainsi à l'acheteur : "vous qui vivez à 100%, qui croquez la vie à belles dents", etc... Je dis que c'était du baratin publicitaire et qu'on a le droit de vivre à 60%, ce qui n'est déjà pas si mal. J'ai même parfois le sentiment de vivre à 30% !

Le culte de la force et du dynamisme, l'injonction d'être constamment d'attaque m'ont toujours déplu. C'est une des raisons - pas la seule - pour lesquelles j'apprécie l'album de Minizza, A rebours, sur des textes de Huysmans !

PESSIMISTE, VIRIL ET SAIN

Récemment, j'ai acheté d'occasion l'édition complète sur papier bible du gros roman de Romain Rolland Jean-Christophe. Adolescent, je n'étais pas allé au-delà des premiers tomes publiés au Livre de Poche, ceux qui retracent l'enfance du compositeur imaginaire baptisé par l'auteur, significativement, Kraft (= force, en allemand). Quelle déception lorsque je suis arrivé à l'épisode intitulé La Foire sur la place, et où le héros, un Allemand généreux et intègre, arrive dans le Paris artistique du début du XXe siècle. Là, Rolland se déchaîne : son Jean-Christophe "Force" trouve ce qui s'y produit décadent, mou, précieux, déliquescent, femelle, etc... y compris bien sûr l'opéra Pelléas et Mélisande, dans lequel il n'entend que geignements velléitaires. Le peu que nous savons de la musique qu'est censé écrire le héros, quant à lui, c'est qu'elle respire un "pessimisme viril et sain", et qu'apparemment la morosité ne doit pas y tenir beaucoup de place.

Si l'on ajoute à cela les très nombreuses allusions que contient cette partie de Jean-Christophe à "l'enjuivement" de la culture parisienne et au "cosmopolitisme dégénéré", on peut croire que Rolland, qui acheva son roman-fleuve en 1912, était mûr pour fêter avec joie les mouvements fascistes. Pas du tout (je renvoie à la biographie sur Wikipedia de ce pacifiste courageux) ! Néanmoins, le sentiment qu'il prête à son héros, au début du XXe siècle, renforce la théorie que j'ai sur la hantise chez certains, à l'époque, d'une dévirilisation de l'Occident, imputée notamment au progrès technique, hantise qui a commencé à la fin du siècle précédent et a abouti à différents résultats, aussi bien à la refondation par Pierre de Coubertin des Jeux Olympiques (auxquels les femmes n'étaient pas admises au départ), que plus tard aux fascismes.

"Il y a deux races distinctes, écrivait le Baron : celle au regard franc, aux muscles forts, à la démarche assurée et celle des maladifs, à la mine résignée et humble, à l'air vaincu.". Toute une époque - même si le mot "race" voulait un peu tout dire à ce moment-là.

Mais la morosité est le plus souvent - heureusement - un état transitoire, d'où l'idée ce finir ce 35e blog par la...

TOP LIST n°18 : LES DIX PLUS BELLES TRANSITIONS ET MÉTAMORPHOSES DANS LA MUSIQUE DITE SÉRIEUSE

Comme toujours, pas d'ordre de préférence et sans suivre la chronologie :

1) Dans la Cinquième symphonie, 1805-1808, de Beethoven, le passage du troisième au quatrième mouvement. Cette sortie des brumes du Do mineur pour exploser dans la lumière d'un thème claironné en majeur, est si célèbre, si rebattue qu'on en oublie qu'elle est magnifique.

2) Dans Iberia, pour orchestre, écrit par Claude Debussy entre 1905 et 1908, entre le 2e et le 3e mouvement. Le 28 février 1910 (voir la Correspondance complète éditée par François Lesure et Denis Herlin), ce compositeur décadent que le héros de Romain Rolland n'apprécie guère écrit, à propos d'une répétition de son triptyque sous la direction de Gabriel Pierné : "Vous ne vous figurez pas combien l'enchaînement des Parfums de la Nuit avec le matin d'un jour de fête se fait clairement. Ca n'a pas l'air d'être écrit... (souligné par Debussy)... Et toute la montée, l'éveil des gens et des choses". Un arrachement à la torpeur, par des sensations, des éclats de lumière. Les nombreuses versions enregistrées rendent plus ou moins bien la force de ce passage.

3) Métaboles, pour orchestre, d'Henri Dutilleux, 1965 : l'œuvre en cinq parties (Incantatoire - Linéaire - Obsessionnel - Torpide - Flamboyant) n'est d'un bout à l'autre que transitions d'états et elle est circulaire, de sorte qu'elle pourrait se répéter en boucle. Il me semble que Dutilleux a bien écouté le passage de Debussy dont je viens de parler, et qu'il a voulu - extraordinaire idée, et grande réussite - faire une pièce qui demeure constamment dans ce même processus de passage. Le compositeur précise d'ailleurs bien que l'œuvre doit se jouer en continuité. Pour un article destiné à la revue Le Guide Musical (et qui ne parut pas, mais là ce n'était pas une question de censure ; simplement, la revue avait déposé son bilan !) je l'ai analysée en détail d'après la partition, et avec le Quatrième quatuor de Bartok (également en 5 mouvements), ce travail m'a aidé pour trouver la forme de mon Requiem.

J'aime bien l'adjectif "torpide". Citation empruntée au Curé de village, de Balzac (dans le Grand Robert, édition de 2001 ; t. VI) : "Ils écoutaient avec la curiosité torpide en apparence qui distingue le paysan, mais qui est l'observation des choses physiques poussée au plus haut degré"

4) Le Cinquième Concert brandebourgeois en Ré majeur, écrit par Jean-Sébastien Bach vers 1720 : le passage où l'orchestre se réduit pour amener graduellement au solo de clavecin, et la manière ensuite dont le soliste s'emballe, dérape, dévale les notes, s'égare, puis se ressaisit, se discipline et s'organise pour amener la rentrée du petit orchestre est fantastique, je ne m'en lasse pas.

5) Bernard Parmegiani : De Natura Sonorum, musique concrète dont la première version remonte à 1975 ; j'étais à ce moment-là au GRM, à la première présentation de la pièce devant le Groupe. Parmegiani, dont je reparlerai prochainement, faisait une fixation sur l'idée de métamorphose, de changement d'état, et la plus belle qu'il ait réussie se trouve peut-être dans le mouvement Matières induites de cette célèbre suite.

6) Chez Wagner, il y a des transitions tant et plus : le changement de tableau du 3e acte de Parsifal, quand on revient à la grande salle du Graal et qu'on amène le cadavre de Titurel (on pourrait citer aussi la fin du 3e acte de la Walkyrie) est une de mes préférées, passant du séraphique au terrifiant, au funèbre.

7) Le final d'un autre opéra, de Richard Strauss celui-là, Daphné, 1936-37, d'après la mythologie grecque : lorsque la nymphe est transformée sur la scène en laurier, et que l'orchestre ramifie ses voix et chante d'une manière extraordinaire (on entend au début la voix de Daphné sur des paroles, elle disparaît, puis à la fin de la métamorphose, revient pour vocaliser sans mots). Certaines mises en scène, si on en juge par ce qui est visible sur Youtube, en font quelque chose de bien hideux. Que de représentations d'opéra avons-nous vues à Berlin, belles musicalement mais qui faisaient de leurs personnages, dieux ou mortels, rois ou manants, des loqueteux vêtus de hardes ! Heureusement, il y a le disque et la radio.

8) Il y a un passage du mouvement lent central du Divertimento pour cordes de Bela Bartok, composé en 1930, qui me touche particulièrement, une montée vers le cri qui bouleverse.

9) La Sinfonietta, 1926, pour orchestre, de Leos Janacek : je pense au dernier mouvement, et à la façon géniale dont le compositeur y amène le retour de la fanfare initiale, une fanfare lumineuse qui est en même temps comme un grand bercement. Ce retour semble obéir à un processus naturel, qui, comme chez Debussy, "n'a pas l'air d'être écrit". L'œuvre a été commandée par une organisation de gymnastique, comme quoi le culte de la santé et du grand air n'a pas inspiré que des choses sinistres.

10) L'Isle sonante, musique concrète de moi-même, créée en 1998 dans une première version, remaniée depuis. Une quatrième fois elle est en cours de révision, pour une version définitive que j'espère créer en 2017. J'ose citer ici une musique de moi, que j'entends certainement comme j'aimerais qu'elle fût ; l'auditeur jugera sur disque (elle est encore inédite) ou au concert. Il s'agit de l'enchaînement qui mène du mouvement Le Port à celui qui s'appelle L'Embarquement pour les Îles. J'ai voulu obtenir une transition qui n'eût pas l'air d'en être une. Comme si l'on était dans un paquebot qui n'en finit pas d'être au port, tout le monde s'impatiente, une voix compte des nombres, et à un moment, on se rend compte que la masse énorme s'est ébranlée. Sans que j'aie à l'expliciter, Parmegiani, présent au concert de 1998, l'a compris et ressenti directement, il a été le premier musicien à m'en parler. A suivre.

L'image finale, aujourd'hui, vient de l'extraordinaire film d'Elem Klimov, édité en France sous le titre Requiem pour un massacre, 1984, consacré à un épisode de la guerre en Biélorussie en 1943, et où l'on trouve à la fois le terrible et le merveilleux. États changeants, la joie au milieu de la guerre.