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MON DICTIONNAIRE SUBJECTIF DE L'ALPHABET : V
20 mars 2022
Vitti / Antonioni / Rabal / Delon / Zurlini / Visconti / Tati / Fondato / di Palma / Malle / Bardot / Moreau / Astruc / Schell / Maupassant / Murger / Puccini / Brocoli / Noetinger / Ozu / Chatiliez / Vincent / Wilms / Bouchitey / Grossman / Gorki / Poutine / Maeterlinck / Debussy / de Falla / Freiherr von Eichendorff / Sterne / Martigny / Gailliot / Jouvet / Winterbottom / Hardy / Coogan / Brydon / Rimsky-Korsakov / Henckell von Dommermarck / Mühe / Richter / Tavernier / Noiret / Azéma / Palmier
C'est le 2 février 2022 que nous a quittés, discrètement (elle ne tournait plus depuis longtemps), à l'âge de 90 ans, la belle Monica Vitti. On la voit ci-dessus, rieuse, apprécier la fraîcheur d'un système d'arrosage de jardin public. Cela se passe à Rome, où elle est décédée, et la scène figure dans L'éclipse, 1962, d'Antonioni, un film situé au mois de juillet qui commence et finit sous le signe de la chaleur. Au début en effet, nous sommes au lever du jour dans une maison, chez un certain Riccardo (Francisco Rabal) avec lequel finit la liaison de l'héroïne, Vittoria, et on entend, sur cette scène lugubre d'amour éteint, le ronronnement d'un ventilateur. A la fin (ce final magnifique – voir mon blog n°11 d'Entre deux images - sans les personnages principaux, le soir, sur le lieu d'un rendez-vous auquel ceux-ci ne se rendent pas), un employé municipal ferme les robinets qui alimentaient l'arrosage. Dans l'intervalle a commencé, et s'est peut-être close, une nouvelle liaison sans lendemain de Vittoria, riche et oisive, avec un agent de change (Alain Delon, moins bon et intéressant que chez Zurlini ou Visconti), plus une excursion en avion de tourisme (cf le n°1 d' Entre deux images), des promenades et des soirées avec des amies, une foule de belles impressions de ville, de vent et d'espace, bien sûr les célèbres morceaux de bravoure de la Bourse (la mère de Vittoria boursicote) mais aussi des moments comme ici de fraîcheur et de plaisir de vivre. Le petit nuage en haut, au centre de l'image, est lui aussi parfait.
Vittoria, Vitti, vent, vitalité, vie. L'Eclisse est le film d'Antonioni où le réalisateur de l'Avventura, de La Notte et du Deserto Rosso, dans lesquels l'actrice incarne des personnages réservés voire sinistres, lui donne à plusieurs reprises l'occasion d'être gaie et même espiègle (je raconterai un jour comment et par qui ce terme a été employé à mon sujet, à propos du jeune compositeur que j'étais en 1970 au GRM). Elle y rit souvent, se déguise, fait une farce (imitée du film de Tati Mon oncle, 1958) en sifflant avec ses deux doigts, etc. Plus tard, on a moins vu Vitti, mais on sait qu'elle a tourné avec d'autres metteurs en scène des comédies ; j'ai vu à sa sortie l'une d'entre elles, une des rares connues en France, Nini tirebouchon (Nini tirabuscio, 1970, réalisé par Marcello Fondato) et en ai gardé un bon souvenir. Plus tard, en 1976, elle tournera aussi une Mimi bluette (sic), réalisée par le chef-opérateur Carlo di Palma, et dont je ne me souviens pas qu'elle ait été montrée chez nous. Cinq ans avant Nini, en 1965, Louis Malle avait donné l'occasion aux deux comédiennes Brigitte Bardot et Jeanne Moreau de s'amuser et de créer des rôles délurés et gais dans un même contexte historique, celui du music-hall des années folles : c'était dans Viva Maria, que je n'ai pas revu depuis sa sortie, et qui à l'époque ne m'avait pas spécialement plu. Sans me déplaire pour autant : le spectateur que j'étais ne faisait que suivre le mouvement du film, mais n'était pas charmé. Comme si je ne vivais pas le film.
Le V, cette lettre pliée en deux, est donc une lettre qui me fait penser à Vie, quelque chose qui se ressent par effluves, frissons, comme sur la photo ci-dessus – non dans la longueur. Je me rappelle avoir vu vers 1957-58 la bande-annonce en Cinémascope-couleurs d'un film à costumes d'Alexandre Astruc inspiré par un des romans de Maupassant, Une vie, avec la touchante Maria Schell, et m'être dit, devant le déroulé que promettait cette brève mais déprimante bande-annonce « si c'est cela, une vie, ce ruban fatalement tendu, ce mur tristement longé entre naissance et mort, ça n'a pas l'air d'être bien drôle, mais la vie, cela doit être autre chose. » Depuis, l'article défini n'a plus cessé pour moi de précéder le substantif « vie », et c'est sous cette forme que le mot figure deux fois dans mon catalogue de musiques concrètes (24 Préludes à la vie, 1991, et la symphonie dont je parle un peu plus loin). La vie, je la ressens dans l'impersonnel, c'est un morceau qu'on siffle ou un air qu'on respire en commun avec d'autres, comme dans le roman parisien d'Henri Murger Scènes de la vie de bohème, écrit vers 1850, qui inspira l'opéra de Puccini.
En souvenir de quoi, réémergeant de plusieurs mois d'hospitalisation puis de deux ans de rétablissement physique et moral, j'ai commencé vers 2003 une œuvre de longue durée que j'ai intitulée La vie en prose, une symphonie concrète (voir Sans visibilité chapitre 14) avec le soutien de Brocoli qui l'a éditée sur deux CD. Sur les quatre mouvements, deux prennent comme point de départ une entité familiale très conventionnelle, genre « Manif pour tous » (le Papa qui travaille au dehors et la Maman au foyer, un garçon et une fille, bref tout ce que mon frère et moi n'avons pas connu), et deux autres - dont le plus développé, dédié à Jérôme Noetinger, est intitulé par antiphrase Le Souffle court -, qui situent la vie dans le collectif, et j'insiste dans l'impersonnel, un peu comme chez Tati ou Ozu. Même si à la fin de l'œuvre, deux voix féminines qui chantonnent arrivent comme le souvenir éternisé d'un moment d'enfance paisible. Qu'il ferait bon rester pour toujours comme un enfant entre ces deux voix !
Du coup, j'ai eu l'idée de citer dix titres d'œuvres où figure le mot Vie, et qui me viennent à l'esprit sans recherche :
1) La vie est un long fleuve tranquille, 1988, le film d'Etienne Chatiliez : je serais tenté de dire que le titre est ce qu'il y a de mieux, s'il n'y avait les interprétations d'Hélène Vincent et d'André Wilms (disparu en février dernier) en couple Le Quesnoy, et de l'excellent Patrick Bouchitey en curé chantant. Mais le traitement de la famille des Groseille est grossier (par rapport à tant de films italiens si âpres et humains en même temps sur la pauvreté), et la fin tellement évasive et paresseuse. A moins que ce ne soit cette paresse même qui ait fait le succès du film ? Comme le dit un blog sur lequel je suis tombé, écrit par quelqu'un de beaucoup plus jeune que moi, de toutes façons il fait maintenant partie de la culture populaire.
2) Vie et destin, Жизнь и судьба, de Vassili Grossman. Je m'étais dit qu'il fallait que je lise un jour ce gros roman soviétique censuré en 1960, qui osa un parallèle entre les camps nazis et les crimes du stalinisme. Je vais peut-être m'y mettre, en empruntant son exemplaire à Anne-Marie, notamment pour percer l'énigme du titre.
3) Ma vie d'enfant, de Maxime Gorki (1868-1936), né Alexis Pechkov. Le titre original est Детство, qui veut dire seulement Enfance, mais j'ai été bouleversé enfant par ce livre sous son titre français ; la grandeur de l'âme russe, son mélange de brutalité (sans sadisme) et de bonté, à travers notamment le personnage de la Grand-mère du Narrateur, m'ont marqué pour toujours. Il est évident que cette grandeur russe n'a pas plus à être souillée par les forfaits d'un Poutine, que ce que la culture française a produit de meilleur ne doit l'être par les crimes de la colonisation, sur le continent africain notamment et à Madagascar. Je ne suis jamais allé en Russie.
4) La vie des abeilles, 1901, de l'écrivain belge Maurice Maeterlinck, l'auteur notamment de la pièce Pelléas et Mélisande, dont Debussy fit cet opéra que j'aime tant. Il m'a fait me dire : ah bon, les abeilles ont une vie. Je ne l'ai toujours pas lu, sauf quelques pages sur Internet, où je cherchais des lignes à citer pour mon livre sur les sons.
5) De même, je n'ai jamais entendu en entier l'opéra de Manuel de Falla La vie brève (La vida breve, 1904-05), de sorte que pour moi cela reste surtout un titre. Il y avait chez mon père un disque 45 tours qui en offrait deux extraits symphoniques : sur une face la célèbre valse tourbillonnante, si souvent transcrite ; sur l'autre, un morceau d'orchestre d'un tragique sanglant. Je devais avoir peur de mourir jeune, puisque je m'en suis préservé en me tenant à l'écart de l'œuvre (et plus tard, comme une sorte d'inoculation vaccinale, en composant mon Requiem).
6) Scènes de la vie d'un propre-rien, en version originale Aus dem Leben eines Taugenichts, 1826, de Joseph Freiherr von Eichendorff . Ce récit en prose allègre et magique est aussi connu en Allemagne qu'ignoré en France, comme d'ailleurs toute l'œuvre d'Eichendorff, ce grand poète. Le propre-à-rien, chassé du moulin paternel, n'est bon qu'à une chose, vivre, s'enthousiasmer, parcourir le monde, jouer du violon, aimer. Il est tout en élans. J'en ai lu une partie en allemand, lors de mes études de lettres. Il a pour moi la qualité féérique de certains rêves.
7) La vie et les opinions de Tristram Shandy (The Life and Opinions of Tristram Shandy, Gentleman), 1760, de Laurence Sterne. Je n’ai lu que tardivement en français, puis relu partiellement en anglais, ce roman extraordinaire où le héros, entreprenant d'écrire sa biographie, saisit tous les prétextes pour retarder le moment où il aborde sa naissance, et fait parler, comme s'il y était déjà, divers personnages dont son futur père, un oncle Toby, etc. Indépendamment de l'influence qu'il a eue sur toute la littérature mondiale, et de la « modernité » qu'on lui trouve aujourd'hui (critère dont je n'ai que faire), c'est un livre de joie : joie de parler ensemble, de pouvoir tout dire, envisager, nommer. Bien avant de le lire j'avais rencontré vers 1986 les chaleureux Sylvie Martigny et Jean-Hubert Gailliot, gérants des éditions Tristram, nommées ainsi en hommage à Sterne, justement. Ils se préparaient à en publier une nouvelle traduction, due à Guy Jouvet, plus fidèle à la lettre et à l'esprit du texte. Mais ils m'avaient invité pour parler musique, et dans un esprit très « sternien » sans le savoir j'avais proposé, dans ma conférence, de baptiser télépanaphonie la musique sur support, qui commençait à perdre son identité et à flotter entre plusieurs appellations - une situation qui malheureusement perdure, malgré mes efforts pour appeler ses pratiquants à s'unir afin d'adopter un terme commun. Je parle maintenant quant à moi, et quelques autres avec moi, de « musique concrète ». Pour revenir à Tristram Shandy, j'ai bien aimé le film de Michael Winterbottom écrit par Martin Hardy, Tournage dans un jardin anglais (A Cock and Bull Story), 2006, avec Steve Coogan et Rob Brydon, qui en est l'adaptation libre.
8) Летопись моей музыкальной жизни, Chronique de ma vie musicale, du compositeur russe Nikolaï Rimsky-Korsakov (1844-1908) est une autobiographie d'un ton très modeste, riche en informations utiles et parlantes pour un compositeur d'aujourd'hui, un modèle.
9) La vie des autres, Das Leben der Anderen, excellent titre et très bon film réalisé en 2006 par Florian Henckell von Dommersmarck, sur l'espionnage au temps de Berlin-Est ; nous n'aurions pas d'idée de la vie sans les autres, n'est-ce pas ? Le personnage d'agent de la STASI joué par le regretté Ulrich Mühe, qui s'en nourrit, est extrêmement intéressant en cela, c'est un vrai personnage et pas seulement un rôle. Du même réalisateur j'ai beaucoup aimé aussi le « bio-pic » inspiré par la vie du peintre Gerhard Richter, L'Œuvre sans auteur, 2018, un film qui touche, instruit et fait penser. Qu'on le dise ou non classique n'a pas d'importance.
10) La vie et rien d'autre, 1989, réalisé par Bertrand Tavernier avec Philippe Noiret et Sabine Azéma. Sous ce titre, qui fanfaronne et brasse du vent, à travers une histoire qui se déroule dans la Marne et la Meuse en 1920, il y a une évocation très puissante de ce qu'a laissé comme traces et blessures ce qu'on appelle toujours la Grande Guerre, celle de 14-18, une guerre qu'on faite nos deux grands-pères, dont l'un était militaire de carrière. Nous en France sommes toujours, plus de cent ans après, je le crois, dans la résonance de cette guerre, et pas seulement à travers ces centaines, peut-être ces milliers de monuments aux morts sur l'espace national. Ces monuments qui nous disent que nous sommes vivants.
Vivants, mais pour quoi faire ? Dans l'opéra de Puccini La Bohème, dont je parle plus haut, Rodolphe se présente à la jeune Mimi, sa timide voisine, de façon à la fois modeste et fanfaronnante : « qu'est-ce que je fais ? J'écris. Et comment je vis ? Je vis » La cascade de modulations do dièze mineur / mi majeur s'assombrissant en mi mineur / ré majeur (avec l'appogiature non résolue du fa dièze sur l'accord de dominante qui précède), tout cela donne au deuxième « vivo », en ré, l'allure d'un sursaut triomphant, d'un moment bien localisé d'affirmation verticale. Effluve, frisson, ai-je dit ?