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MON DICTIONNAIRE SUBJECTIF DE L'ALPHABET : L
14 novembre 2021
Joyce / Montel / Wise / Morgan / Perrot / Duby / Obama / Pfeiffer / Zéro / Balladur / Rocard / Legendre / De Piis / Platon / Yaguello / Sacco / Preminger / Caspary / Tierney / Leboutte / Jungblut
Ceci est l'image d'un livre – en l'occurrence, l'exemplaire de l'édition du Livre de Poche dans lequel j'ai lu Ulysse de Joyce vers l'âge de 17-18 ans, en entier, comme c'était mon habitude à l'époque - , avec une fleur séchée dont je ne sais plus ce qu'elle fait là, si elle y était ou si je l'ai rajoutée pour la photo. Cela fait sens, car un livre sous la forme classique de codex (par opposition au volumen qu'on déroule) est un peu comme une fleur, qui s'ouvre ou se ferme. Maintenant, pourquoi cette page ? Parce que, revenant à ma première idée (voir Entre deux images n°100), je veux illustrer mon Livre des Sons, sur lequel je retravaille intensivement, avec non seulement des images tirées de films, mais aussi des pages photographiées de livres, ouverts à des endroits où il est question d'écoute et de sons. Ici, il y a ce que j'appelle co-écoute, lorsque deux personnages sont réunis par ce qu'ils entendent en même temps. C'est le passage même que j'évoquais dans le n°91 de mon blog Entre deux images, écrit au début du confinement en France, et publié par Geoffroy Montel le 29 mars 2020, mon Dieu quelle période !
Enfin, pourquoi ici cette photo ? Parce qu'elle m'est venue à l'esprit en pensant au « l » à cause du mot « liliata », de lys, forme féminine d'un adjectif qu'on pourrait traduire « liliée », et se référant à une troupe éclatante de confesseurs. Du charabia catholico-religieux qui me touche néanmoins. "Liliata rutilantium te confessorum turma circumdet: iubilantium te virginum chorus excipiat"(“May the troop of confessors, glowing like lilies, surround you. May the choir of virgins, jubilant, take you in”). Le texte hante Dedalus parce qu'il l'a entendu au chevet de sa mère mourante, et est associé à son remords de n'avoir pas voulu s'agenouiller.
En ce qui me concerne, la lettre « l » n'est pas seulement lié pour moi au catholicisme, elle est doublement dans mon prénom : comme lettre, et comme son (-el). Elle raconte que j'aurais pu naître fille (ce que souhaitait ma mère à ma naissance). En ce temps-là, faut-il le rappeler, on n'avait la réponse que le jour J. Or, si, en France, Raphaël peut être féminisé en Raphaëlle, Armel en Armelle ou Noël en Noëlle, Michel au féminin, c'est sa particularité, accepte deux formes : Michèle, avec un accent grave et un seul l, comme pour Michèle Morgan (1920-2016), dont c'était le pseudonyme ; ou bien sans accent grave et avec deux l, et cela fait Michelle, comme Michelle Perrot, co-auteure avec Georges Duby de l 'Histoire des femmes en Occident. Avec les deux l, c'est un prénom féminin courant aux USA : Obama, épouse de président, Pfeiffer, actrice, prénom dont le son contraste dans ce pays avec le Michael masculin, dont la forme familière est « Mike ».
Cette histoire des deux « l » renvoie aussi à celle des consonnes fréquemment redoublées dans les mots, et qui font parfois hésiter sur leur orthographe. Il paraît qu'autrefois on les prononçait plus clairement. Dans une de ses émissions parodiques sur Canal +, le fantaisiste Karl Zéro se moquait de la prononciation des vieux speakers pour évoquer le ministre Balladur, en appuyant le double l. Mais je suis sûr que lui-même ne prononce pas le mot « illusion » comme s'il s'écrivait « ilusion ».
Les Michel sont narcissiques, et j'ai connu plusieurs couples de Michel et Michèle, dont celui qui unit un certain temps Michel Rocard avec Michèle Legendre. Le redoublement de l dans la forme féminine de nombreux adjectifs ou prénoms crée un effet de fluidité et d'écoulement caractéristique : beau/belle, nouveau/nouvelle, puceau/pucelle. On est là dans un imaginaire « genré » (gendered) associant le féminin à l'eau : n'avons-nous pas toutes et tous, en tant que mammifères, grandi au contact d'un placenta dans un liquide amniotique ?
N'est-il pas curieux, d'autre part, que naissant garçon, on soit en français un « fils », mot homographe du pluriel de « fil » mais où le « l » ne se prononce pas, alors qu'on pouvait naître « fille », où, redoublé, il ne se prononce pas non plus ? C'est que les deux mots viennent des substantifs latins « filius » et « filia », qui ont évolué différemment. Un site de l'académie de Grenoble propose une liste amusante de phrases françaises avec des couples d'homographes qui ne sont pas homophones :
« Tu as l'as de pique. Il est à l'est. Les fils de mes voisins ont apporté des fils de laine. On ne peut pas se fier à lui car il est trop fier. Sens-tu dans quel sens va le vent ? »
Il y a aussi cette curieuse particularité du français, qui est que le mot fils ne renvoie qu'à une relation parentale à un père ou à une mère, tandis qu'une fille, c'est aussi bien une « girl » qu'une « daughter ». Le français n'a donc pas de mot spécifique pour « Tochter », « daughter », « figlia », « hija », etc.... L'allemand distingue Tochter et Mädchen, l'Italien figlia et ragazza, l'islandais dóttir et stúlka, le portugais filha et menina, mais pas la langue française. Étrange, non ?
La féminité du L dans les exercices d’harmonie imitative du fameux Pierre-Antoine-Augustin De Piis (1755-1832), que j'ai déjà cités (voir la lettre B du présent Dictionnaire Subjectif de l'Alphabet) est explicitement mentionnée, puisqu'il écrit « la L », alors qu'on dirait aujourd'hui « le » :
« Mais combien la seule L embellit la parole ! / Lente elle coule ici, là légère elle vole ;
Le liquide des flots par elle est exprimé, / Elle polit le style après qu’on l’a limé ;
La voyelle se teint de sa couleur liante, / Se mêle-t-elle aux mots ? c’est une huile luisante
Qui mouille chaque phrase, et par son lénitif / Des consonnes, détruit le frottement rétif. »
On se moque souvent de ce poème – qu'on trouve en entier sur Wikisource -, mais son allégresse verbale me plaît. En voilà un qui n'oppose pas au langage et aux mots bouche pincée !
Dans le dialogue platonicien Cratyle, sur l'origine des mots et des noms, Socrate invente un « maître des noms » qui affecte le lambda à ce qui est glissant ou fluidifiant :
« ὅτι δὲ ὀλισθάνει μάλιστα ἐν τῷ λάβδα ἡ γλῶττα κατιδών, ἀφομοιῶν ὠνόμασε τά τε ‘λεῖα’ καὶ αὐτὸ τὸ ‘ὀλισθάνειν’ καὶ τὸ ‘λιπαρὸν’ καὶ τὸ ‘κολλῶδες’ καὶ τἆλλα πάντα τὰ τοιαῦτα. »
S’apercevant que la langue glisse tout particulièrement avec le lambda, il a imité les choses “lisses” (leia) en leur donnant un nom : ainsi avec olisthanein (“glisser”), liparos (“huileux”), kollodès (“collant”) et tout autre nom du même genre.ç (Platon, Cratyle, p. 160)
On sait que la langue japonaise semble, pour une oreille française, ignorer la distinction r/l. Mais les petits enfants élevés dans la langue française ne sont pas toujours eux-mêmes à l'aise avec cette distinction : « Un enfant français, écrit Marina Yaguello dans son joli petit livre Histoire de lettres, met plus de temps à différencier le /L/ et le /R/ que les autres consonnes. »
Il y a cependant une présence du L qui est importante dans la langue française et qui est rarement notée, car elle ne se situe pas du côté du liant, du liquide et de la féminité : c'est en tant qu'initiale de ce qu'on appelle - - à tort - l'article défini. C'est l'article même de la généralisation assassine : les femmes, les hommes, les Américains, etc... Chaque fois qu'à la radio j'entends dire : les Français, les Américains, les Israéliens font cela, veulent cela, je pense qu'il faudrait plutôt dire, quitte à être considéré comme évasif alors qu'on ne serait que précis : des Français, des Allemands, des femmes, etc... Mais voyez-vous, cela s'appelle, encore à tort, l'article indéfini, et du coup on n'ose pas.
L est aussi l'initiale d'un prénom féminin, d'un film noir (tiré d'un roman), et d'un essai (écrit en tandem par Christiane Sacco et moi) qui reste un fort souvenir personnel. Il s'agit du Laura de Preminger, d'après le roman de Vera Caspary, avec Gene Tierney. Notre petit essai à deux voix sur ce film a été refusé par les deux responsables de la collection Long-Métrage où il devait paraître chez Yellow Now, à savoir Patrick Leboutte et Guy Jungblut. Le pittoresque est que c'est pour deux motifs diamétralement opposés : pour Leboutte la partie signée par ma « copine », comme il disait élégamment, était « imbuvable » (je crois surtout qu'il la trouvait trop féministe), et il m'a proposé de la réécrire, ce que j'ai refusé ; pour Jungblut au contraire, ma contribution pâlissait trop à côté de celle de Christiane Sacco. Leurs jugements, s'ils les avaient confrontés, se seraient peut-être annulés ; dans les faits, ils se sont additionnés, et le petit ouvrage, que devaient accompagner des photogrammes, est toujours inédit.