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ENTRE DEUX IMAGES n°91

29 mars 2020

SPÉCIAL ENSEMBLE / SÉPARÉS DANS LE CO-ENTENDRE

Wise / Hardy / Woolf / Joyce / Tati / Morel / Gilbert / Valéry Larbaud / Aubert / Whale / Wells

Qui sont ces gens ? Autour de quoi sont-ils assemblés - (ce n'est peut-être pas le vrai mot, chacun étant dans sa sphère, regardant dans des directions différentes) ? Si je n'avais pas fait moi-même cette capture d'image du beau film de Robert Wise Le jour où la Terre s'arrêta (dont j'ai déjà parlé dans le blog n°77), j'aurais du mal à reconnaître un plan de cette œuvre, qui m'est pourtant familière. En tout cas, j'aurais identifié un poste de radio des années 40-50, tout en m'étonnant qu'il soit placé en plein air, car à l'époque évoquée par le style vestimentaire des personnages, la radio à piles n'existait pas, il fallait un cordon secteur.

Bien entendu, nous sommes en France (l'inscription Hôtel de ville, les bérets, les moustaches, le petit verre d'apéro), et ce plan est tiré d'une séquence où dans différentes parties du monde, des gens rassemblés écoutent la radio leur apprenant, dans leurs langues diverses, qu'un objet volant va débarquer sur terre (la télévision, en 1951, est encore peu répandue). Pour montrer son pouvoir, l'être venu de l'espace va stopper temporairement toute activité sur Terre, en agissant sur l'électricité (et en épargnant les hôpitaux). Ce jour où j'écris, environ trois milliards de terriens sont confinés, et même si la Terre ne s'est pas arrêtée, on pourrait le croire.

Moi, ce qui me frappe ici, c'est le co-entendre : des gens qui ne sont pas obligés de regarder dans la même direction ni de se regarder pour être ensemble dans une liaison avec quelque chose.

Le co-entendre a toujours été important : quand il n'y avait pas la radio, il passait notamment par les cloches, les muezzins, les sons de la fête, de la musique ou de la guerre. Dans des romans aussi connus que Jude l'Obscur, de Thomas Hardy, ou Mrs Dalloway, de Virginia Woolf, c'est le fait d'entendre une même cloche – dont la plus connue du monde, celle de Big Ben dans le Londres de Woolf - qui unit des personnages séparés par la distance, soit se connaissant déjà et s'aimant, soit ignorant que leurs destins sont mystérieusement liés. J'ai aussi relevé l'importance du co-entendre dans un film unique en son genre qui est l'équivalent cinématographique d'un roman de Joyce, Playtime de Tati, dans lequel Hulot et la jeune touriste étrangère Barbara, co-entendent alors qu'ils ne se sont pas encore rencontrés, le même sifflet du même agent de la circulation. Dans le blog n°4, j'ai évoqué le seul moment, comme inconscient, de vrai amour que contient le film de Tati, avec l'image qui le symbolise.

Le co-entendre qui a précédé leur rencontre, dans l'espace de 24h, ne peut pas se voir en tant que tel, c'est en cela qu'il a quelque chose de mystique et de magique. Les travaux sur Tati sont si rares (dont le mien, qu'on ne trouve plus en librairie) que peu de gens se sont aperçus que le labyrinthe narratif et temporel de Playtime renvoie (consciemment ou inconsciemment, peu importe) à l'Odyssée, une Odyssée inversée puisqu'à la fin, au lieu de rester dans le lit conjugal qui attendait Ulysse aux côtés de Pénélope, c'est une Pénélope virtuelle et de passage qui s'envole, laissant errer un Hulot sans demeure et sans but.

Or, il est un grand roman que j'ai eu la chance, si je puis dire, de lire voire d'avaler des yeux trop jeune vers 18 ans, qui s'inspire de l'Odyssée consciemment, c'est l'Ulysse de Joyce, dont l'action se déroule sur une seule journée de juin 1904. Je dis la chance, parce que j'ai accepté, n'ayant rien lu sur ce texte que je savais juste important et n'ayant pas l'expérience de la vie qu'il suppose, de le lire d'une traite en quelques jours, en comprenant l'essentiel sans me perdre dans les détails : c'est un grand livre anti-héroïque et anti-ascétique, réconciliant la vie spirituelle avec la vie matérielle et sexuelle, y compris dans le monologue final de Molly Bloom.

Chez Joyce, les deux personnages qui sont suivis d'abord séparément puis rassemblés au delà de leur différence, sont Stephen Dedalus, le jeune érudit, et Leopold Bloom, le responsable des annonces publicitaires dans un journal, souvent caractérisé lui comme charnel et matériel. Aucun lien entre eux, sinon une mystérieuse potentialité d'être l'un pour l'autre fils et père.

Dans le chapitre XVII, écrit sous forme de questions/réponses, j'ai été frappé par la mention du son accompagnant l’union de leurs mains, alors qu’ils se séparent devant la maison de Bloom, l’un s’éloignant, et l’autre rentrant chez lui: c'est un cas de co-écoute spirituelle. Je cite d'abord le texte original.

What sound accompanied the union of their tangent, the disunion of their (respectively) centrifugal and centripetal hands ?
The sound of the peal of the hour of the night by the chime of the bells in the church of Saint George.
What echoes of that sound were by both and each heard ?
By Stephen:
Liliata rutilantium. Turma circumdet. Iubilantium te virginum. Chorus excipiat.
By Bloom:
Heigho, heigho, Heigho, heigho.

En français, il existe deux traductions, celle dans laquelle j'ai découvert le texte en édition de poche, et une plus récente, due à huit contributeurs/trices coordonné.e.s par un membre de ce collectif, Jacques Aubert. Je cite les deux :

“Quel bruit vint accompagner l’union de leurs mains tangentielles, la désunion de leurs mains respectivement centrifuges et centripètes ?
Le bruit de la sonnerie de l’heure de la nuit tintant au carillon de l’église Saint-Georges.
Quels échos de ce bruit entendit chacun d’eux ?
Stephen:
Liliata rutiliantium. Turma circumdet. Iubilantium te virginum. Chorus excipiat.
Bloom:
Aïho, aïoh,
Aïho, aïho

(trad. D'Auguste Morel, Stuart Gilbert et Valéry Larbaud, p. 624)

“Quel bruit accompagna l’union de leurs mains tangentes, la désunion de leurs mains (respectivement) centrifuge et centripète ?
Le bruit de l’heure nocturne qu’indiquait en sonnant le carillon de cloches de l’église de Saint George.
Quels échos de ce bruit furent entendus par eux deux et par chacun d’eux ?
Par Stephen: Liliana rutilantium. Turma circundet. I ubilantium te virginum. Chorus excipiat.
Par Bloom: Hé-las, hé-las,
Hé-las, hé-las.

(trad. coordonnée par Jacques Aubert, p. 871-72)

Je regrette un peu que « sound » ait été traduit les deux fois par « bruit », probablement pour éviter dans le premier cas d'avoir « le son de la sonnerie ». Quant aux paroles latines, elles sont une réminiscence par bribes d’un hymne latin associé pour Stephen à la mort de sa mère.

En somme, Stephen et Bloom entendent le même thème de carillon, mais l'un l'associe à des paroles latines et à un souvenir personnel, et l'autre à une plainte imprécise. Car le co-entendre ne supprime pas ce que j'appelle le cloisonnement auditif, mais il n'est pas supprimé par lui non plus. Aujourd'hui, on a l'impression que le cloisonnement auditif prend une forme des plus technique et concrète avec la généralisation de l'écouteur qui, dans la rue, dans le métro, voire dans des manifestations artistiques, relie chacune et chacun à une voix ou à une musique différentes et particulières. Je voudrais cependant raconter une période de la radio que je n'ai pas connue, et qu'illustre une image de film. Ci-dessous vous voyez, extrait de L'Homme invisible réalisé en 1933 par James Whale d'après le roman bien antérieur d'Herbert-George Wells, l'image d'un vieux couple chez lui, tous deux étant liés par deux paires d'écouteur à la même source réceptrice. Séparés techniquement, et unis. Dans le même film, le personnage de Kemp, ami du héros qui s'est rendu invisible, écoute la radio sur un récepteur à haut-parleur extérieur proche du meuble que j'ai connu. Alors que Kemp utilise le type de récepteur que l'amplification électrique a permis de populariser à la fin des années 20, le couple âgé en est resté à l'emploi de l'écouteur par lequel dans ses débuts la radio, en raison de la faiblesse du signal reçu, était très souvent suivie.