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MON DICTIONNAIRE SUBJECTIF DE L'ALPHABET : H

19 septembre 2021

Adjani / Molière / Giraudoux / La Motte Fouqué / Rouleau / Boutté / Becker / Zulawski / Hugo / Truffaut / Claudel / Chéreau / Flaubert / Carné / Jeanson / Annabella / Aumont / Arletty / Jouvet / Jeunet / Swarcz / Seymour / Reeve / Antonioni / Nicholson / Schneider / Hadrien / Kubrick / Duras / Seban / Seyrig / Hossein / Vierny / Bergman / Thulin / Lindblom / Goulding / Baum / Beery / John et Lionel Barrymore / Garbo / Crawford / Fellini / Masina / Mastroianni / Hitchcock / Wenders / Handke / Brauss / Coen / Anderson / Nolan / Murnau / Miyazaki

Un des deux grands rôles qui ont révélé Isabelle Adjani au théâtre, avant qu'elle ne se consacre principalement au cinéma, est, avec l'Agnès de L'École des femmes, le rôle-titre d'Ondine dans la pièce de Jean Giraudoux, adaptée du conte allemand de La Motte Fouqué. C'était en 1974, à la Comédie Français, dans une mise en scène de Raymond Rouleau. Je n'ai pas vu cette production à l'époque, et le regrette, et j'ignorais jusqu'à aujourd'hui qu'il en existe une trace filmée en vidéo, éditée en DVD, dont on peut voir des extraits sur Youtube. Je ne connais en effet Ondine que par la lecture, et c'est une des œuvres de Giraudoux que je préfère.

Pourquoi, à la lettre H de mon dictionnaire subjectif de l'alphabet, citer cette œuvre ? C'est parce qu'au premier acte, la « nixe » éternellement jeune, sortie de la rivière et qui a pris forme humaine, rencontre le chevalier Hans, dont elle parle à la troisième personne, et voici leur échange :

ONDINE: Comment s’appelle-t-il ?

LE CHEVALIER: Il s’appelle Hans...

ONDINE: J’aurais dû m’en douter. Quand on est heureux et qu’on ouvre la bouche, on dit Hans...

LE CHEVALIER: Hans von Wittenstein..

ONDINE: Quand il y a de la rosée, le matin, et qu’on est oppressée, et qu’une buée sort de vous, malgré soi on dit Hans...

LE CHEVALIER: Von Wittenstein zu Wittenstein...

ONDINE: Quel joli nom ! Que c’est joli l’écho dans un nom !...

Ici, face au Chevalier joué par Jean-Luc Boutté, Adjani – dont la mère était allemande - prononce très bien le H expiré (plutôt qu'aspiré) du prénom Hans, un H qui justifie le bonheur qu'elle a à l'apprendre, à l'entendre. Notons que ce nom est une invention de l'écrivain français (chez La Motte Fouqué, il s'appelle Huldbrand).

Dieu qu'Isabelle Adjani, qui a alors dix-neuf ans, est belle dans ce rôle ! C'est une actrice que j'ai trouvé souvent mal servie par le cinéma, sauf dans le film racoleur mais très bien mené de Jean Becker L'été meurtrier, 1983, où elle est rayonnante de sexualité, ainsi que dans le terrifiant Possession, 1981, de Zulawski (voir mes blogs n°34 et 65 de la série Entre deux images), où elle explose. Le réalisateur polonais, lors d'un entretien qu'il m'avait accordé en 1989, me disait que, selon lui, l'actrice se trompait dans le choix de ses rôles à l'écran : faite à son avis pour jouer les bourreaux - ou plutôt les bourrelles, puisque le féminin existe - elle s'obstinait au contraire à incarner des victimes ou supposées telles, comme la fille d'Hugo dans le décevant film de Truffaut (lequel a pourtant dépeint plusieurs fois des femmes meurtrières !) L'Histoire d'Adèle H., ou plus tard Camille Claudel. Et comme elle est mal filmée par Chéreau dans sa Reine Margot !

Si la lettre H, quand elle est initiale, se prononce en allemand, donnant leur âme et leur expression à des mots comme Herz (cœur), Heim (chez soi), Hilfe! (à l'aide) et bien sûr Hauch (souffle), il en va autrement dans notre langue. Ah, la lettre H en français... C'est la seule de notre alphabet qui porte un nom d'objet, et lequel ! Lettre initiale par excellence (même si elle rôde à l'intérieur de beaucoup de mots et de noms propres comme le mien), et qui dans cette position crée des embarras, soit qu'elle sépare le mot qui l'arbore de l'article la précédant : la hache, la hargne, la herse, la hauteur, le hibou, le hérisson, le héros, soit qu'elle s'efface pour permettre l'élision : l'hirondelle, l'horreur, l'histoire, l'hiver, l'humidité, l'hôtel, et curieusement l'héroïne, au sens du féminin de... héros. C'est une lettre historique, souvent conservée ou rétablie dans la graphie française pour rappeler une étymologie, alors que d'autres langues latines s'en passent. Du coup ces mots italiens ou espagnols me semblent à moi, français de langue maternelle, décoiffés et sympathiques. Comparé au mot français hôpital, l'ospedale italien me fait l'effet d'aller tête nue, comme dans la même langue l'ascia (la hache), l'ora (heure), l'eroe (héros). Les prénoms Ercole et Enrico en italien me semblent également moins solennels que les Hercule et Henri (ou l'Henry) français.

Lettre-image donc en français, porte que l'on ouvre pour entrer dans un mot. Lettre expressive pourtant, même muettement.  « Hénaurme », s'amuse à écrire Flaubert dans sa Correspondance, pour donner de l'expression à ses enthousiasmes ou ses indignations.

Et aussi, il y a tous ces h dans des mots savants venus du grec, destinés à rappeler la présence en début du mot-source du signe diacritique qu'on appelle l' « esprit rude ».

Lors de mes études en fac de lettres classiques, français/latin/grec, je me suis débattu avec ces agaçants signes diacritiques du grec ancien, et notamment avec les fameux esprits doux et rudes, deux signes en forme de petit c, l'un tourné vers la gauche et l'autre vers la droite. J'hésitais souvent entre les deux esprits ; il m'aurait pourtant suffi de me rappeler le mot français qui en était dérivé, notamment dans les mots savants. L'esprit rude indique en effet un h aspiré ou expiré : ce pourquoi il y a des hétéros et des homos (parce que ces préfixes sont issus de ἕτερος et  ὁμός). A cause du rho avec esprit rude et du théta dans le mot grec ῥυθμός, on écrivait encore au XIXe siècle  « rhythme » là où nous avons simplifié depuis en « rythme ». On est loin pourtant de la sobriété du ritmo italien, pour ne pas parler du rytm polonais. 

H est aussi une lettre-porche, qui introduit les hôtels en français et figure souvent en majesté dans leurs logos. Terminant un séjour dans un hôtel de Haute-Savoie, je me dis que c'est le moment pour faire une liste de films que j'apprécie ou aime, dont une partie significative ou le tout se déroulent dans un hôtel. Il y en a beaucoup, et je n'en prends, à regret, que dix, comme d'habitude sans ordre ni chronologique ni de préférence :

1) L'Hôtel du Nord, 1938 : le film de Carné dialogué par Jeanson garde tout son charme, bien que l'on oublie souvent la partie mélodramatique concernant le couple d'Annabella et Jean-Pierre Aumont au profit des scènes entre Arletty et son souteneur, le truand joué par Jouvet. Autour, il y a ce précieux petit monde. L'admiration que Jean-Pierre Jeunet porte à Carné me semble tout à fait justifiée.

2) Somewhere in time / Quelque part dans le temps, 1981 : je suis un des fans assez nombreux dans le monde, semble-t-il, de ce grand film romantique américain réalisé par le français d'origine Jeannot Szwarc, dont le héros, un jeune auteur de théâtre, se transporte par la pensée dans un grand hôtel au bord d'un lac tel qu'il fut en 1912, plus de 60 ans avant la date où il y a débarqué. Il veut y rencontrer une actrice (Jane Seymour), dont le portrait photographique, découvert dans une pièce-musée du palace, lui a inspiré un amour absolu. Il y a une alchimie exceptionnelle entre Seymour et Christopher Reeve – excellent, à l'époque plus connu dans les costumes de Clark Kent et de Superman - , et le cadre de l'hôtel baigne dans une atmosphère et une lumière sublimes. Peu m'importe le reste de la filmographie de Swarcz, car je suis dans ce domaine (s'il faut choisir) pour la politique des films plutôt que pour celle des auteurs. Je serais fier d'avoir dirigé un tel film.

3) Profession Reporter / The Passenger, d'Antonioni, à cause bien sûr de la merveilleuse fin dans l'hôtel de la Gloria, où Jack Nicholson attend la mort hors-champ, pendant que Maria Schneider fait les cent pas sur une place espagnole écrasée de soleil, et que des petits sons de la vie disent que celle-ci se continue, même lorsque s'évapore ce que l'Empereur Hadrien aurait appelé en latin l'animula vagula blandula, hospes comesque corporis.

4) Shining ! Malgré mes réserves sur cette oeuvre-là de Kubrick (voir le blog n°26 d'Entre deux images), je suis sensible à certaines scènes, ou à certains plans somptueux de l'hôtel Overlook.

5) La Musica, 1967, de Marguerite Duras et Paul Seban. Un très bon film méconnu que je recommande, à cause non seulement de la beauté du texte, de la musicalité de Delphine Seyrig, mais aussi du couple en crise qu'elle forme avec cet acteur sensible et mal utilisé (même par lui dans ses propres films) qu'a été, au cinéma, Robert Hossein, dont la virilité ombrageuse ici est tout à fait à sa place. Leur séparation et leur duo se déroulent le soir dans les décors d'un hôtel tranquille d'Evreux, magnifiquement photographiés par Sacha Vierny.

6) Le silence / Tytsnaden, 1963, de Bergman, que j'ai failli oublier, alors que presque toute l'action se déroule dans un grand hôtel presque vide, d'une ville étrangère et inquiétante (une guerre semble se préparer) où pour une raison inconnue deux sœurs (Ingrid Thulin et Gunnel Lindblom) accompagnées du petit garçon de l'une d'entre elles, viennent séjourner. J'adore cette ambiance d'hôtel en pays mystérieux, que nous découvrons largement par les yeux du garçonnet.

7) Grand Hôtel, 1932, filmé par Edmund Goulding d'après un roman best-seller de Vicky Baum situé à Berlin. Un « vehicle » pour stars américaines, et lesquelles: Wallace Beery, les frères Barrymore, Garbo en comtesse lasse de tout, et (ci-dessous), incarnant au contraire l'ambition plébéienne, Joan Crawford. Ce mélange jamais retrouvé de chic esthétique et de brutalité que le cinéma américain avait au début des années 30, et qui en fait mon époque favorite du cinéma. Un film-mythe, et une des plus belles portes tournantes du cinéma.

8) Ginger et Fred, 1985, de Fellini : l'hôtel romain moderne au milieu de n'importe quoi, où viennent loger pour une nuit les deux artistes vieillissants venus de leurs provinces joués par Giulietta Masina et Marcello Mastroianni, semble un décor faux et provisoire, et pour cela même, dans la vision aiguë que Fellini avait de l'année 1984, il est réel. Les films que Fellini aurait pu encore tourner, s'il n'était mort en 1993, continuent de me manquer.

9) Une femme disparaît / The Lady Vanishes, 1938, d'Alfred Hitchcock : la plus grande partie de ce chef-d'œuvre dont je ne me lasse pas se déroule dans un train, certes, mais c'est après vingt minutes situées dans un petit hôtel de tourisme continental où les principaux personnages font connaissance. Vingt minutes géniales de rapidité, de malice, d'observation sociale et de poésie.

10) L'Angoisse du gardien de but au moment du penalty / Die Angst des Tormanns beim Elfmeter, réalisé par Wenders d'après le roman de Peter Handke, pour la longue partie où Bloch (Arthur Brauss) va voir une amie dans un petit hôtel à la frontière de l'Autriche et de la Hongrie, et qui me donne envie de faire comme lui... Les impressions d'hôtel chez Wenders ne sont jamais banales, elles respirent toujours le sentiment allemand du Wanderlust : voir ce qu'il a fait avec l'ancien hôtel Nikko au Quai de Grenelle à Paris, dans son chef-d'œuvre L'Ami américain.

Ont été envisagés, mais non retenus dans cette liste trop courte, pour différentes raisons, des films d'auteurs que souvent j'aime beaucoup, voire j'idolâtre :  Barton Fink, des Coen, Grand Budapest Hotel, de Wes Anderson, le puissant Inception de Nolan (les scènes dans le grand hôtel, au deuxième niveau de rêve, sont néanmoins fabuleuses, quelle idée de génie que celle de l'ascenseur fournisseur de « kick » !),  Le dernier des hommes, de Murnau, moins connu et réputé, moins spectaculaire aussi que Sunrise du même réalisateur, mais peut-être supérieur (mais le film est fait du point de vue non des clients aisés de l'hôtel Atlantic, mais du pauvre portier), et enfin un de mes dix films préférés, Le Voyage de Chihiro, de Miyazaki, avec son auberge thermale fantastique.