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SANS VISIBILITÉ - CHAPITRE 7

20 décembre 2020

LE PONT DÉTRUIT

Clouzot / Aubry / Auclair / Reggiani / Prévost / Massenet / Puccini / Ivernel / Vilar / Queneau / Malle / Bonitzer / Kermabon / Chavance / René Chion / Jacques Chion / Michel Chion / Hélène Chion, née Baillot / Pierre Henri Chion / Thérèse Chion, née Scheck / Thérèse Chion, née Palmier / Geneviève Fléchelle, née Santune / Robert Fléchelle / Claude Fléchelle / Denise Fléchelle, née *** / Thirard / Douy / Cayatte / Scandola / Zulawski / Ferreri / Bergman

Pourquoi cette brève image du film d'Henri-Georges Clouzot Manon, sorti en 1949, me touche-t-elle aussi fort ? Elle m'a frappé tellement qu'en revoyant avec Anne-Marie le film en DVD (la première fois c'était vers 1965, sur le grand écran de la Cinémathèque Chaillot), je l'ai tout de suite repérée, si brève qu'elle fût, et ensuite, dès le visionnage terminé, j'ai recherché la scène où elle figurait pour en faire cette capture d'image. C'est un compartiment bondé sur un train de nuit rempli par « des gens », dont apparemment toute une famille. Des gens, pas des pauvres - pas assez riches non plus pour voyager en wagon-lit ou en wagon-couchettes, des gens avec famille et enfants déjà installés devant leur « boustifaille », pour emprunter un mot de mépris qui pourrait être celui du réalisateur. L'héroïne, la belle Manon (Cécile Aubry) est montée précipitamment dans le Paris-Marseille qui vient de quitter la Gare de Lyon pour rejoindre son amant Desgrieux (Michel Auclair), lequel est en fuite après avoir tué le frère de Manon, l'ignoble Léon (Serge Reggiani), trafiquant de marché noir. Comme on voit par les noms, l'histoire transpose à la libération de la France l'admirable roman de l'abbé Prévost Manon Lescaut, paru au XVIIIe siècle et adopté à l'opéra par Massenet et Puccini. Le regard réprobateur des figurants (« c'est complet », dit le Monsieur à droite) est dirigé vers Manon, à la recherche de celui qu'elle a souvent « trahi » : mais aussi, ce plan représente un milieu « convenable » dont elle ne fera jamais partie. Il y a aura juste après deux autres plans de compartiments bondés : dans l'un, il y a des jeunes gens des deux sexes très en gaîté qui accepteraient bien Manon avec eux, mais Desgrieux n'en est pas. Dans le suivant et dernier, de joyeux marins en uniforme autour d'un accordéon l'invitent, mais à leur désappointement Manon s'en va. On a eu le temps de reconnaître le comédien Daniel Ivernel, que j'ai souvent vu au Théâtre National Populaire de Jean Vilar, dans une brève apparition en figurant. Ensuite, Manon arrive à un wagon tranquille réservé aux militaires des « Allied Forces » interdit aux Français, mais le contrôleur lui permet de passer à condition de ne pas y rester. Le scénario voudrait suggérer que la France, une France salie, humiliée, est occupée par les Alliés anglo-américains, après l'avoir été par les Allemands, qu'il ne s'y prendrait pas autrement. C'est dans un autre wagon à nouveau rempli à craquer que Manon retrouvera son Desgrieux, pour le suivre jusqu'au bout, jusqu'à la mort, dans une Palestine où ils ne seront pas non plus « chez eux » (ils ont navigué dans un bateau de fret qui prend clandestinement des Juifs voulant regagner la terre promise), et Manon tombera sous les balles d'un raid arabe.

Par plusieurs détails suggérant le règlement de comptes d'un réalisateur stigmatisé pour avoir tourné Le Corbeau sous le contrôle allemand de la Continental (Manon, dans le film, fait partie des femmes tondues à la Libération, une période montrée par Clouzot comme aussi ignoble que celle de l'Occupation), le film, couronné par un Lion d'Or à Venise et d'une réalisation très brillante, provoqua l'indignation de Raymond Queneau, qui l'exprima dans un article véhément intitulé Manon ? Non !. On trouve cet article à la page 687 de l'édition posthume reliée de son Journal, parue chez Gallimard en 1996. Je l'ai relu. Très curieusement, Queneau, homme d'une intelligence aiguë, semble ne pas savoir sur quoi faire porter sa colère : sur les clichés mélodramatiques du film, sur sa démagogie anti-peuple (oui, cela existe), sur ses vulgarités et ses facilités boulevardières et ses répliques « à effet », ou sur sa critique implicite et oblique de la France de la Libération ?  C'était l'art de Clouzot en somme, un art que Louis Malle a repris dans un autre registre, de provoquer mais en brouillant les pistes et en déconcertant les interprétations, comme Pascal Bonitzer l'a montré à propos de Malle dans un admirable article (voir mon blog n°27 de la série Entre deux images). Néanmoins, je tiens le réalisateur du Salaire de la peur et de Quai des Orfèvres, pour un grand cinéaste, tandis que selon moi, Louis Malle n'atteint cette dimension que dans son Feu follet.

Un grand cinéaste français, mais répugnant aussi : c'est ce qu'il faut regarder en face. Dans Le Complexe de Cyrano, La langue parlée dans les films français, 2008, je consacre tout un chapitre, initialement paru dans la revue Bref (grâces soient rendues à mon ami Jacques Kermabon, pour avoir accepté cette série de textes éloignés de la vocation initiale d'une revue normalement dévolue au court-métrage !), au Corbeau, de Clouzot co-écrit avec Chavance, et à la façon retorse dont, notamment par ses dialogues, le film cherche, durant l'Occupation, à imposer l'idée d'une culpabilité universelle, d'un « tous pourris » par contamination.

En 1996, j'avais offert le Journal de Queneau, cité plus haut, à mon père, ingénieur à la retraite, très féru de cet auteur et comme lui d'une curiosité encyclopédique. Lorsque j'ai retrouvé ce volume après sa mort et celle de sa femme, en 2006, j'ai été surpris de le voir très annoté, comme si René Chion notait quelques recoupements de son histoire quotidienne de l'époque avec celle d'un écrivain qu'il n'avait jamais rencontré.

De la même façon, je viens de me rendre compte que les seuls témoignages écrits concernant notre toute petite enfance, celle de mon frère et de moi, datent, comme le film, de 1949, et que tous deux ont échappé fortuitement à la volonté de nos parents de ne rien laisser d'écrit. Ma mère, morte en 1999, avait déchiré et jeté force lettres et calepins, mais « oublié » un minuscule agenda de 1949 où pas grand-chose n'est noté, sauf un témoignage de sa vie privée qui m'a fait voir cette période d'un autre point de vue et m'a expliqué bien des choses jusqu'alors mystérieuses. Notre belle-mère Hélène, disparue en 2006, avait fait détruire de même tout ce qui était écrit relatif à son mari, notre père, épousé par elle en 1953. Mais un témoignage a réchappé, un petit paquet de lettres de notre grand-mère paternelle à son fils, datant de 1949 à 1952 environ, dans une boite à chaussures où il était resté inaperçu au milieu de photos non classées. Ce paquet de lettres, outre qu'il m'a révélé une écriture manuscrite énergique que je n'imaginais pas à une grand-mère que les photos – elle est morte quand nous étions enfants – font apparaître petite et réservée, m'a permis de savoir que nous avons été hébergés quelque temps par les grands-parents paternels, ce dont ni mon frère et moi ne nous souvenions. Nous avions des photos, mais que nous croyions être des photos de vacances.

Or, 1949 est la partie de ma vie où mon frère de 4 ans et moi de 2 avons été très ballotés : ni l'un ni l'autre de nos parents séparés, bien que non officiellement divorcés (ma mère s'y opposait), n'avait les moyens de nous offrir un foyer, faute d'emploi stable. Nous étions donc promenés entre le couple des grands-parents Chion (bien que ce fût fatiguant pour la « Mamie », comme nous l'appelions), notre père avec sa compagne, notre mère vivant seule mais déjà courtisée par un Monsieur, et enfin une dame d'un milieu très modeste, Geneviève Fléchelle, qui cherchait des revenus complémentaires à ceux de son mari, ouvrier chez Montupet, et était payée pour nous nourrir et nous coucher, chez elle, avec son mari, leur grand fils Claude étant déjà en centre d'apprentissage. Peu après, elle nous prit à plein temps durant plusieurs années, pour moi jusqu'à l'âge de dix ans, à Nogent-sur-Oise.

A l'époque – je ne veux pas faire croire à une enfance malheureuse, mais aimerais bien dissiper l'image d'Epinal de Trente Glorieuses vécues par tous dans la joie, le plein emploi et l'insouciance -, comme chez Mme Fléchelle, une bonne partie de la France était sous-équipée en eau courante (on en ramenait du puit, 21 tours de manivelle, me rappelait récemment au téléphone Denise, sa bru), en sanitaires (ni toilettes ni chasse d'eau), et certaines villes, comme celle de Creil où nous sommes nés mon frère et moi, avait été  détruites par des raids aériens anglais (voir Entre deux images n°92). J'ai vu, sans m'en souvenir, une ville en ruine où les commerces détruits avaient rouverts dans des baraquements provisoires.

L'été de cette année-là 1949, Jacques et moi nous fûmes mis en pension à La Rochelle, comme l'établit la comparaison de l'agenda maternel et de la correspondance de Mamie, laquelle écrit à son fils, habitant à ce moment-là à Luxeuil avec Hélène :

« Paris le 5. 7. 49

Mon grand, ton père craignant que les petits ne soient pas assez bien soignés à Hendaye (Sécurité sociale) a demandé à Suzy de trouver une pension pour eux. Par son cousin de La Rochelle elle a eu une réponse : chez une femme seule habitant avec sa maman et sa petite fille une villa à 800 mètres de la mer, ils seront très bien. 16.000 pour les deux par mois (banlieue rochelloise). Ton père demande si tu peux vers le 14 juillet venir quelques jours et les mener ou bien tu irais avec lui en partageant l’essence car ça lui reviendrait trop cher. Si tu veux prendre tes vacances par là tu trouveras certainement. »

Bien entendu, je n'ai aucun souvenir direct accessible à ma conscience de cette période, ni de nos vacances à la Rochelle ; c'est ce qu'on appelle l'amnésie infantile, qui chez presque tout le monde touche ce qu'il a vécu jusque vers 3 ans et demi. Mais il est très possible, j'y crois en tout cas, que ce soit quelque part en moi enfermé, mais en tout cas ce plan fulgurant me fait signe, comme si j'en avais un flash.

L'année où est sorti le film, je pourrais être le tout petit figurant qu'on voit au fond, mais à en juger par les photos de famille j'étais beaucoup plus gros. En tout cas, il y a quelque chose en moi de cette période d'après-guerre. N'ayant pas connu, si je puis dire, de famille complète, j'y suis et je n'y suis pas, je pourrais être dedans et dehors à la fois.

Bien entendu, c'est du cinéma de studio, photographié par Armand Thirard avec des décors de Max Douy. On ne peut pas faire une image pareille autrement qu'en studio (je me demande comment le monsieur au chapeau dont on entrevoit le visage au fond à gauche pourrait tenir dans la réalité). Mais c'est si réel. C'est cela que j'aime dans ce cinéma, de pouvoir faire vivre, incarner quelques secondes, avec l'intensité que seule donne une image travaillée, toute une période. En tout cas, cela me fait toucher ce que je pourrais avoir vécu d'une période à la fois agitée et bouillonnante, dont me sépare l'amnésie, comme si un pont avait été détruit.

Le 25 avril 1945, l'armée allemande en retraite fait sauter à l'explosif la plupart des ponts de Vérone, en Italie. Or, c'est cette ville qu'André Cayatte choisit pour y tourner, la même année que Clouzot son Manon... , en décors réels, une version modernisée, non des amours de Manon et Des Grieux, mais de Roméo et Juliette, Les Amants de Vérone (voir Entre deux images n°23), en utilisant, comme tant de films l'ont fait à l'époque, un beau cadre naturel de ruines et de ponts cassés.

Vérone, nous connaissons. C'est là que vit et enseigne notre ami Alberto Scandola, auteur d'essais très personnels sur les cinémas de Zulawski (inédit), Ferreri et Lars von Trier, entre autres. J'aimerais pouvoir y retourner dès que possible.