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ENTRE DEUX IMAGES n°92

12 avril 2020

SPÉCIAL IL ÉTAIT UNE FOIS... SON HISTOIRE À CHACUN(E) D'ENTRE NOUS

Mankiewicz / Hutchinson / Hodiak / Hitchcock / Bergman / Kubrick / Tarantino / Hugo / Angelier / Bou / Romand / Brion /Stravinski / McBurney / Dick / Bertolucci / Goupil / Recanati / Leiser / Hitler / Jacques et Michel Chion / Palmier / Lee / Martel / Spall / Khan / Boyle / Ramanujan

Ci-dessus, dans une très belle scène du mélodrame noir Somewhere in the Night, dirigé en 1946 par Joseph L. Mankiewicz dont c'était le second film comme réalisateur, une femme seule nommée Elizabeth Conroy (Josephine Hutchinson) vient de laisser croire à l'amnésique George W. Taylor (John Hodiak, peu expressif mais avec la même présence virile que dans Lifeboat, 1944, le huis-clos-dans-un-canot-de-sauvetage de Hitchcock) qu'elle l'a connu sous son identité réelle. Elle s'est même offensée que lui, de son côté, ne la reconnaisse pas. Puis, mystérieusement, elle se dédit. Une menteuse (elle l'est de toutes façons, soit dans sa première déclaration soit dans la seconde) face à un homme sans mémoire, en voilà une belle situation ! Situation dans laquelle Elizabeth peut se servir de Taylor comme le support d'une histoire d'amour qu'elle aurait inventée entre eux... ou peut-être pas.

La suite de cette quête d'identité articulée, comme souvent, à la résolution d'une énigme policière et à la découverte de l'amour, est riche en péripéties extravagantes et souvent poétiques (cinq scénaristes, pas moins, auraient travaillé sur le film) jusqu'à une révélation finale que je ne gâcherai pas. Mais nous ne saurons jamais si Elizabeth, que nous ne revoyons plus et dont le personnage n'est pas central, a connu celui qu'on nomme Taylor et sous quel nom ; c'est sur parole que nous l'avons crue, et sur parole que nous devons entendre son démenti. Un effet de cinéma que j'appelle la voix non iconogène, et que d'autres films comme Persona, de Bergman, Eyes Wide Shut, de Kubrick, et même Pulp Fiction de Tarantino, dont c'est un des bons moments, utilisent également brillamment : une voix qui ne suscite aucune image visualisant et ramenant du passé ce qu'elle raconte. Quelqu'un parle sur l'écran, quelqu'un l'écoute, et c'est tout.

Dans cette parole qui ne se soutient d'aucune preuve matérielle ou d'aucune connivence, il y a pour moi quelque chose de sacré. Le mensonge (Victor Hugo, dans ses Misérables, ne s'y est pas trompé lorsqu'il a créé le personnage de Sœur Simplice) est également lié au sacré. J'ai tenté de montrer dans mon livre sur Kubrick, L'humain ni plus ni moins, que la dimension mythique de 2001 est liée au fait qu'il expose le visage humain comme étant la surface du mensonge, mais cette interprétation n'a pas encore été remarquée. Je la tiens pour capitale, pourtant ! Et puis, non, voici que grâce aux algorithmes de Google, je découvre un livre de François Angelier et Stéphane Bou qui cite mon idée, m'en crédite, et l'applique au tueur et mythomane Jean-Claude Romand. Ce livre s'intitule Dictionnaire des assassins et des meurtriers, et il est paru en 2012.

(Une fois de plus – voir mon blog n°66 -, ma reconnaissance va à Patrick Brion, qui m'a fait découvrir le film de Mankiewicz il y a longtemps dans son émission de la Troisième Chaîne Le Cinéma de Minuit)

UN ÉVÉNEMENT MONDIAL ET LE « VÉCU » DE CHACUN

En ce temps de confinement, tous les soirs ou presque, Anne-Marie et moi regardons en DVD, en fichier ou en ligne un film, et parfois un opéra en streaming gratuit (par exemple une très belle production du Rake's Progress, de Stravinski par Simon McBurney, sur le site du Festival d'Aix-en-Provence, qu'on peut voir jusqu'au 10 juillet) ; le film ou l'opéra terminés, le silence de Paris retombe sur nous et la conscience d'un événement mondial réapparaît.

Humour du calendrier, les mesures décidées pour freiner la propagation du Covid-19 ont entraîné le report du Salon du Survivalisme, qui devait se tenir du 20 au 22 mars Porte de la Villette à Paris. Intéressé depuis quelque temps par le phénomène, j'avais l'intention d'y aller, et peut-être de me documenter sur les kits de survie... À chacun ses angoisses individuelles. En même temps, contrairement à d'autres, je suis loin d'imaginer une « fin du monde », ou même celle d'un monde. Et tout en étant ému par les drames et touché par la solidarité et le dévouement qui se manifestent, par les coucous qu'on se fait de fenêtre en fenêtre, dans notre rue, à l'heure des applaudissements, je n'ai aucun discours général à tenir. Je ne vois que des questions pratiques et humaines.

Cette période, dont la phase purement médicale va finir, espérons-le et faisons ce qu'il faut pour, nous sera racontée par d'autres comme s'ils l'avaient vécue en étant à toutes les places, et comme s'ils en savaient la leçon à tirer. En fait, l'histoire de chacun d'entre nous est différente, et il ne s'agit pas d'habiller la sienne d'une vague identification à l'époque et aux circonstances.

Certains, dotés sans doute d'une vue prophétique, voient déjà plus loin qu'on ne peut voir à ce stade : je ne m'attarde pas sur les théories que je trouve débiles, du genre « c'est la Terre qui se venge, la Planète qui n'est pas contente », mais il y a aussi les espoirs lyriques, que je ne partage pas. Sur un site dont je reçois la lettre d'information, je lis par exemple, sous la plume de Y.G. (je ne donne pas le nom, ne voulant ridiculiser personne) qu'avec cette pandémie, « nous sommes entrés dans l’ère de la déconstruction de la société telle que nous la connaissions. Les piliers occidentaux, capitalistes, démocratiques, économiques, sociaux de notre société s’effondrent. Pour aller au-delà du discours de la collapsologie, que peut-on faire pour créer un projet politique et sociétal évolutionnaire, eudémonique, harmonieux et pérenne ? » Sic. C'est un discours généreux, dont il est facile de se moquer, mais je crois que ce sont des vœux pieux, parce qu'ils font bon marché des inégalités sociales et qu'ils supposent une solution totale, donc totalitaire.

L'expression « notre société » donne envie de demander à l'auteur(e) de cette formule : à quel milieu appartenez-vous pour mettre le mot « société » au singulier, comme une appartenance commune ? De plus, je ne vois pas, heureusement, les « piliers démocratiques » s'effondrer, en tout cas ici en France, et j'espère bien qu'ils tiendront. Enfin je ne sais jamais, dans ce genre de déclaration, qui sont les « on » et les « nous » au nom desquels l'auteur prend la parole.

Un des risques de ce genre d'événement collectif que nous traversons est que chacun oublie son histoire et en perde le fil, qu'il ou elle s'accroche à une identification historique avec « son temps », comme on peut s'accrocher à une identification avec son origine ethnique, ou avec son lieu d'habitation. Chacun a son histoire à elle ou à lui, pas celle qu'on lui assigne.

Bien sûr, je ne suis pas un individu abstrait. Mais comme je ne suis ni membre du personnel soignant, ni décideur, il me faut accepter, à titre social, d'occuper humblement la place définie par le croisement de données statistiques dont aucune ne me définit comme personne : l'âge et la condition physique que j'ai, mes compétences, ma situation matérielle, mon parcours, le lieu où je réside et où en l'occurrence je me confine. Je peux certes, à cette place, téléphoner à des gens seuls, respecter le confinement et dans la rue la distance d'1,50 m au moins, ne prendre et ne faire courir aucun risque, sans compter des dons à des œuvres ou associations. Mais en aucun cas je ne peux ou ne veux m'identifier à un individu statistique ou collectif, ni à des événements planétaires que j'aurais « vécus ». Vécus, tu parles ! Que sais-je de la condition de telle octogénaire qui vit peut-être à trente mètres de chez nous, bloquée dans sa résidence médicalisée et privée des visites de ses enfants, ou de l'expérience d'un soignant dans l'hôpital le plus proche ? Et quant au sens de tout cela, bien entendu, cela n'en a d'autre que ceux qu'on lui donne. Quant aux conséquences (notamment économiques), il faudra en tirer des leçons pratiques et politiques, donc empiriques, afin notamment de redonner au système hospitalier les moyens qu'il mérite.

Dans un des contacts que l'écrivain Philip K. Dick (voir mon blog n°33) dit avoir eus dans les années 70 avec une entité divine ou extra-terrestre, il y mentionne qu'il aurait répondu à celle-ci, s'inquiétant de ses demandes : « nous avons besoin de soins médicaux ». Oui, Dick avait raison, c'est comme aujourd'hui. Tout psychotique qu'il passe pour avoir été, l'auteur d'Ubik n'avait pas perdu son sens pratique ni l'usage de sa raison, ni le sens de sa condition d'humain.

A-T-ON VÉCU AUTRE CHOSE QUE SA VIE ?

Si je cherche dans ma vie un événement collectif aussi impressionnant, je trouve les événements de Mai 68, mais je ne les ai pas « vécus » comme totalité et encore moins faits, j'ai juste été pris dans cette histoire à la place où j'étais. Je me rappelle en tout cas que dès la rentrée d'automne de la même année 1968, après les grandes vacances, s'entassaient sur les étalages des librairies du Quartier Latin des livres écrits en deux mois et imprimés en quelques jours, qui voulaient nous expliquer collectivement ce qui s'était passé (il y a eu curieusement peu de films, et s'il y en a eu, ils ont été souvent très mauvais, comme The Dreamers, 2003, de Bertolucci). Quant à l'émouvant film de montage de Romain Goupil, Mourir à trente ans, 1982, concentré sur la vie et les drames personnels du militant trotskiste Michel Recanati, il m'a étonné par son titre et son romantisme révolutionnaire individualiste. Ce n'était pas cela que j'avais, je ne dis pas « vécu » - mot qui ne veut rien dire dès qu'on l'emploie dans un sens collectif, pour autre chose que sa vie propre - , mais vu et entendu de ma place : à savoir de grandes grèves syndicales, un Paris sans voiture faute d'essence et que je parcourais en vélo, des gens de différentes générations qui se parlaient sur le trottoir, sans compter des manifestations géantes où j'étais un suiveur prudent et, je crois, observateur. Mais je ne m'estimais pas « contemporain » de ce mouvement généreux, dont je voyais en quoi il explosait dans tous les sens, et auquel je n'avais pas la prétention de m'identifier.

Cette distance que je conservais provient peut-être d'un souvenir d'adolescent et de l'histoire de nos parents, qui avaient connu, eux, la guerre.

En 1960, était sorti en France sous le titre Mein Kampf (le titre original suédois veut dire : « Les temps sanglants »), un film de montage d'archives consacré à Hitler et réalisé par Erwin Leiser. Mon frère et moi étions allés le voir avec notre mère Thérèse Palmier, née en 1917, qui nous avait prévenus : « Jacques, Michel, il faut que vous voyiez ce que votre père et moi avons connu ». On y voyait des images atroces prises lors de la libération des camps de concentration, images que j'avais d'ailleurs déjà rencontrées dans des livres. Plusieurs jours après cette séance, je me rappelle m'être dit que ma mère n'avait pas vécu les camps, seulement sa vie de fiancée à Paris et de jeune mariée à Nogent-sur-Oise (voir blog n°40). La destruction de Creil par les bombardements alliés visant les liaisons ferroviaires et une base allemande, les restrictions alimentaires, l'incertitude de la guerre, la petite aide qu'elle avait offerte, disait-elle, à des Juifs cachés et à des résistants, cela elle l'avait vécu oui, mais pas le fait d' « être » juif à cette époque, ni l'époque de l'occupation in abstracto. Et je me suis dit que si c'est bien tentant de s'identifier à l'époque qu'on traverse, et de se l'approprier, on triche. A moins d'être combattant ou militant, ce que je n'avais pas été en 68.

DEUX HISTOIRES, INVENTÉES L'UNE OU L'AUTRE, OU L'UNE ET L'AUTRE

Il y a quelques jours, lors de nos « projections privées » de confinés, nous avons découvert un film de 2012 que je n'avais pas vu à sa sortie, dans lequel un personnage ne se laisse pas détourner de son histoire personnelle par la Grande Histoire, et il m'a plu. Il s'agit de The Life of Pi, réalisé par Ang Lee d'après un roman de Yann Martel. Un Indien natif de Pondichéry et vivant au Canada, Pi Patel, raconte à un écrivain canadien (double du romancier, joué par Rafe Spall) ce qu'il a vécu adolescent, à savoir 227 jours de navigation sur un canot après le naufrage du paquebot japonais qui l'amenait avec sa famille et les animaux d'un zoo. Au fur et à mesure, nous voyons ce qu'il raconte (le « récit iconogène ») : sa cohabitation sur le canot avec un tigre du Bengale, son séjour sur une étrange île peuplée de milliers de suricates, etc..., toutes sortes d'événements surprenants avant qu'il n'échoue sur une plage mexicaine, et ne refasse sa vie à Montréal.

Vers la fin du film, Pi adulte (Irrfan Khan, qu'on avait vu dans Slumdog Millionaire) révèle à Martel que cette histoire a paru invraisemblable aux Japonais chargés d'enquêter sur le naufrage, il y a de quoi. Qu'à cela ne tienne, il leur en a raconté sur le champ une autre plus crédible, dépourvue d'éléments « invraisemblables » mais riche en atrocités humaines. Mais cette fois-ci le film, et c'est une grande idée, ne la visualise pas, il y a juste Pi et ceux qui l'écoutent. Le récit non iconogène, fonctionnant seulement sur la parole et éventuellement le mensonge. Cette fois-ci pas de tigre du Bengale ni d'île magique, mais des crimes et des drames. Cette deuxième histoire est acceptée faute de mieux par les représentants de l'assurance du Paquebot japonais. Pi propose à Martel d'écrire son histoire, en lui demandant laquelle des deux versions il préfère. La première, dit Martel, celle avec le tigre et l'île, et Pi l'en remercie. Pour finir, celui-ci présente à l'écrivain sa femme et leurs deux enfants, avec lesquels il vit une vie normale. « C'est donc une histoire avec happy end », dit Martel ? À vous de décider, répond Pi, « the story is yours now. »

Notons que Pi n'a cessé, avant même son aventure, de se faire sujet de sa vie : son père lui a donné le prénom de Piscine Molitor, qui pour de jeunes indiens anglophones évoque le mot « pissing », mais il arrive à se faire nommer Pi, comme la lettre grecque définissant ce nombre incroyable et transcendant qui a passionné les mathématiciens du monde (citons ici la figure du mathématicien indien de génie Srinivasa Ramanujan).

Ce qui me plaît dans le film d'Ang Lee - car je n'ai pas lu le roman - c'est le syncrétisme et le pragmatisme de Pi, y compris par rapport à son histoire : son père était un incroyant, qui lui a enseigné à employer sa raison : il n'oublie pas la leçon, mais en même temps, ne se sent pas obligé de devenir athée, ni même d'opter pour une croyance religieuse et une seule. Il adopte trois religions parmi d'autres, l'hindouisme de ses grands parents, le christianisme et l'islam, et il y embrasse tout ce qu'il y trouve beau. Mais en même temps, il agit pratiquement et intelligemment. Par exemple, lorsqu'il trouve dans son canot un manuel de survie plein de conseils pratiques, transmettant l'expérience humaine de la survie, il en applique les conseils qui lui réussissent, mais ne suffisent pas (ils n'ont pas prévu la présence d'un tigre). Il se sert de tout, et ne renonce ni à la raison ni non plus à sa foi, sans laisser celle-ci corrompre sa raison pratique. Mais il ne prétend aucunement tirer une morale de son expérience, ni la donner en leçon aux autres. Bref, il ne prêche pas. Il est vrai qu'il dispose sur tous ceux qui l'entourent d'un privilège : il est le seul survivant, et personne ne peut contredire son témoignage. Privilège que ne possédait pas le personnage du film de Mankiewicz, lequel peut se heurter sans cesse à des témoins de ce qu'il a été.

L'HISTOIRE PERSONNELLE N'EST PAS UNE PETITE HISTOIRE

Pour moi, il y a pourtant un parallèle possible entre les deux films : dans les deux cas, il y a un personnage que les grands événements n'empêchent pas de vivre sa propre histoire. Le jeune Patel a subi un naufrage dont il ignore les causes et qu'il ne cherche pas à expliquer. L'amnésique joué par John Hodiak a fait la guerre du Pacifique, mais une grenade qui a explosé près de lui lui a volé sa mémoire et son identité d'avant la guerre : il veut les retrouver, mais sans se réfugier derrière des identifications générales à l'époque, aux circonstances, etc...

Vivons ce qui se passe au mieux, contribuons si nous le voulons et le pouvons au mieux commun, mais ne renonçons pas à inventer notre histoire personnelle, sans l'aliéner à ce qu'on appelle la Grande Histoire.