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ENTRE DEUX IMAGES n°23 / TOP LIST n°16
27 septembre 2015
LA TROISIÈME PROSTITUANTE / LE CARNET DU SIGNIFIANT : ORTHOGRAPHE ET HISTOIRE / LES FILMS REFLÈTENT-ILS LA PÉRIODE OÙ ILS SORTENT ? / TOUTES SORTES DE VOIX / TOP LIST n° 16 : DIX BELLES MUSIQUES QUI ÉVOQUENT LE PLEIN AIR / HOMMAGE A HENRI ALEKAN
Ayouch / Dolto / Lacan / Landis / Charles / Hooker / Calloway / Moine / Layerlé / Ventura / Boyer / Béart / Brassens / Patachou / Gréco / Abd'Al Malik / Aznavour / Dix compositeurs / Vignal / Ramuz / Schiff / Toscanini / Barbier / Ciccolini .Cayatte / Reggiani / Aimée / Prévert / Oswald / Brichet / Alekan
LA TROISIÈME PROSTITUANTE A PARTIR DE LA GAUCHE...
... sur cette photo de presse de Much Loved, de Nabil Ayouch, est considérée par un critique de cinéma du Monde comme un élément de comédie dans l'œuvre, sous le prétexte que cette femme est corpulente et que les autres prostituantes se moquent de ses manières campagnardes (néanmoins elles l'adoptent et la secourent, et d'ailleurs elles se charrient les unes les autres). C'est son regard de critique, mais je crois qu'il se trompe. Ce personnage venu à Marrakech, qui se fait appeler Hlima, est aussi émouvant que les autres, il a son monde et sa beauté, et c'est la réunion du quatuor que je trouve particulièrement réussie.
J'ose ici le substantif "prostituante" - faut-il aller jusqu'à la forme réfléchie : "une se-prostituante" - juste pour les quatre héroïnes de ce film parce que ce dernier, à tort ou à raison, fait de ces prostituées (forme passive) des sujets et non seulement des objets de leur histoire. Je n'ai aucune prétention à avoir un discours général sur la prostitution au Maroc ou dans tout autre pays, mais c'est bien ce que le film dit, non ?
LE CARNET DU SIGNIFIANT : ORTHOGRAPHE ET HISTOIRE
J'ai retrouvé les propos de Françoise Dolto que j'évoquais dans le blog précédent, où elle fait allusion à la réforme de l'orthographe. Ils datent de 1971 et ne donnent pas de solution, encore moins de prescription, mais ce qu'elle dit continue de me faire réfléchir :
"Certains trouvent l'orthographe actuelle très compliquée, avec toutes ces règles, mais ces règles sont une génétique du langage. C'est évidemment une très grande responsabilité de supprimer un beau jour cette génétique du langage (...) Le témoignage initiatique pour tous les humains d'une ethnie, c'est évidemment leur langue qui conserve les traces du passé, ne serait-ce que dans l'orthographe. (...) Si on supprime l'orthographe des ancêtres et des parents et que tout d'un coup on donne aux humains une manière de représenter l'oralité de leurs échanges par une écriture qui facilite, en faisant simplement du phonématique, il est possible que, du point de vue de l'inconscient, on en ampute beaucoup des ressources qui pourraient leur permettre leur permettre d'aller au stade génital." (Françoise Dolto, La vague et l'océan, séminaire sur les pulsions de mort, 1970-71, paru chez Gallimard en 2003).
Nous y voilà : le stade génital, le dernier, celui de la maturité, faisait bien rire Lacan, par ailleurs admirateur et ami de la psychanalyste. Il y voyait une illusion, mais Dolto n'a jamais, jusqu'à sa mort en 1988, abandonné l'idée d'une série de stades (oral, anal, etc.) qu'il faut quitter par des "castrations symboligènes" successives, des sevrages structurants, qui seraient autant de marches d'un escalier pouvant mener à la maturité. Une téléologie - ou une téléonomie - sur laquelle elle a tenu ferme.
LES FILMS REFLÈTENT-ILS LA PÉRIODE OÙ ILS SORTENT ?
A propos de stades, le problème pour élaborer une histoire du cinéma périodisée qui ne s'appuie pas sur des critères secondaires et superficiels , c'est que n'importe quel film donne l'illusion de trahir toujours par tel détail (billets de banque en francs et non en euros, dans le cinéma français), l'époque de sa réalisation et donc d'être solidaire de la "période" à laquelle il serait censé appartenir : l'image des films, dès qu'ils sont tournés en extérieur et qu'on voit comment les gens sont coiffés (les modes capillaires sont importantes pour dater un tournage) semble faire de ces films des contemporains de leur époque, des traces, voire des emblèmes de celle-ci. Ainsi, revoyant les Blues Brothers avec le public de Vidéosphère, j'observe qu'on peut en conclure, d'après les coiffures afro et les cheveux longs des figurants dans les scènes de rue (car Landis montre avec amour et générosité les petites gens de Chicago), que ce film reflète le début des années 80. Pas du tout : cette œuvre qui n'a pas eu un succès énorme, malgré son budget monstrueux , était déjà, à sa sortie, un objet à part, décalé, et elle l'est restée. En 1980 tout le monde se fichait de Ray Charles, star vieillissante, de John Lee Hooker, une légende du blues authentique connue d'un faible nombre d'amateurs, et encore plus de Cab Calloway, dont la gloire remontait aux années 30. Le film est devenu culte et continue de répandre de la joie, ce dont je me réjouis moi qui l'ai vu à sa sortie avec la même allégresse - mais jamais il n'a été un reflet de son époque, sinon, dirais-je latéralement.
Autre exemple plus récent, et vécu à mes dépens : deux professeurs de Paris III , Raphaëlle Moine et Sébastien Layerlé, découvrant les films musicaux français de l'orchestre Ray Ventura sortis après la 2e guerre mondiale, bien avant leur naissance, - des films souvent charmants et pétillants comme Nous irons à Paris (Jean Boyer, 1950) - en concluent que l'époque qui les a vus sortir devait être à cette image, celle qu'ils ont a priori : baby-boom dans la joie, reconstruction insouciante, et début des Trente Glorieuses - comme on ne le disait pas dans les années 50, pas plus que les gens du Moyen-Age ne se disaient et ne se savaient médiévaux. En conséquence, lorsque ces universitaires rassemblent des textes sur le sujet pour un numéro de la revue Théorème auquel ils me demandent de contribuer, ils rejettent sans explication l'article que j'ai écrit pour eux, et c'est à moi d'essayer de deviner pourquoi. Peut-être parce que j'y racontais, d'expérience, que l'air du temps, en France, n'était pas à la rigolade, mais était plus représenté par des chansons moroses, pessimistes, parfois tragiques, et qu'en ce sens, le ton Ray Ventura de Nous irons à Paris était une "joyeuse survie" par rapport aux films d'avant-guerre du même groupe ?
Ces Trente Glorieuses ! J'ai envie de dire à ceux qui en font une période de Cocagne que ça dépendait de la classe à laquelle on appartenait. Dans la classe moyenne dont je suis issu, les années 50-60 ont certes permis en France, avec des circonstances favorables, de faire fonctionner l'ascenseur social, ce qui fut mon cas. Dans des milieux plus modestes c'était plus rare et plus difficile, sinon exceptionnel. Car il y avait des classes et il y en a toujours, même si le capitalisme a tout fait pour casser la "conscience de classe" , en montant les uns contre les autres individus et générations, mais aussi les prétendues "communautés" ethniques ou religieuses. En quoi il a partiellement réussi. Il n'en existe pas moins une injustice générationnelle (comme il y a une injustice génétique), dont personne n'est coupable mais dont il faut reconnaître la réalité.
TOUTES SORTES DE VOIX
Restons dans le passé et la chanson, avec la mort à 85 ans de Guy Béart, qui n'avait pas beaucoup produit ou publié depuis des années, alors qu'on l'entendait beaucoup dans les années 50-60. Un proche me dit avec malice que c'était un chanteur pour colonies de vacances. Oui, mais pourquoi pas, et pas seulement ; c'est vrai que dans beaucoup de ses chansons il y a des reprises en chœur du refrain, facilitées par le caractère direct et simple des mélodies, à l'ambitus plus petit que celles de Brassens, lesquelles dépassent fréquemment l'octave. Encore faut-il réussir une chanson apparemment naïve comme "L'eau vive", qui a eu le privilège de rejoindre dans la mémoire collective "A la claire fontaine". Il y a un autre Guy Béart. Enfant, j'entendais sans en comprendre un mot, chanté par Juliette Gréco, "Chandernagor" ("Elle avait, elle avait, le Pondichéry facile"), et je n'y comprenais rien, sinon qu'il était question de sensualité. "Le Bal chez Temporel", chanté par Patachou, est aussi une très belle chose. D'autres ont rêvé sur "Il n'y a plus d'après / A Saint-Germain, des Prés", avec sa rime volontairement bancale (accent grave / accent aigu) marchant bien avec cette voix voilée et comme secrètement "fausse", bien que très précise dans l'intonation, que Béart possédait. C'est une voix presque nue, imberbe, indécente parce qu'elle ne phrase presque pas : Charles Aznavour, qui a su faire accepter sa voix cassée, dit et phrase admirablement ; Juliette Gréco aussi, qui est une "diseuse", dont je me m'étonne pas qu'elle touche Abd Al-Malik.
TOP LIST n° 16 : DIX BELLES MUSIQUES ÉVOQUANT LE PLEIN AIR
Comme toujours, une seule pièce par compositeur, pas d'ordre chronologique et pas d'ordre de préférence non plus :
1. Nuages, 1899, de Debussy, le premier des trois Nocturnes pour orchestre. Le morceau que j'aurais le plus aimé avoir écrit, voire le plus beau morceau de musique de tous les temps, avec ce thème immuable de cor anglais repris plusieurs fois, qui monte en notes conjointes et retombe doucement et lentement : le mystère, une sorte d'appréhension sacrée, le cosmos s'élargit autour de moi, des étoiles s'allument. Une immense (bonté, écrit Hugo, mais on pourrait substituer mélancolie) tombant du firmament, et ceci et cela.
2. Tapiola, de Sibelius, pour orchestre, composé en 1926. C'est Marc Vignal, lorsque je travaillais pour son Larousse de la Musique de 1982 - démembré depuis, et privé de ses entrées "Œuvres" - , qui m'a révélé cette pièce effrayante portant le nom d'un Dieu sylvestre du Grand Nord. On se représente de très vieilles forêts sauvages où souffle un vent terrible ; c'est comme si l'homme affrontait l'inhumanité du cosmos sans avoir besoin de quitter la Terre. Des écrivains comme Ramuz ont parlé de cela. La musique, avec Sibelius, l'a incarné.
3. La Moldau, de Bedrich Smetana, composé en 1874, ou Vltava, pour donner le nom du fleuve en tchèque : c'est une scie, un morceau favori des concerts, une pièce de rêve pour les robinets à musique du genre Radio-Classique, mais je la trouve toujours magnifique, notamment l'épisode lunaire et nocturne avec les violons dans l'aigu.
4. Portrait d'un glacier, une musique concrète de Lionel Marchetti, datant de 1998. Le titre complet est Portrait d'un glacier, Alpes 2173m . Les pièces symphoniques sur la haute montagne (Jour d'été à la montagne, de d'Indy, et évidemment la Symphonie des Alpes, de Richard Strauss), sont souvent de grandes "croûtes", comme on dit en peinture. Pas celle-ci, qui est mystérieuse et envoûtante et qui, contrairement à la réputation de la musique concrète, ne repose que très peu sur le "field recording", beaucoup plus sur l'évocation par des sons recréés. Sur la deuxième gravure CD de cette pièce, l'œuvre m'est dédiée et j'en suis fier, mais c'est parce que Lionel savait que je l'admire.
5. Harold en Italie, 1834, de Berlioz, surtout pour les mouvements deux et trois, la Marche des Pélerins chantant la prière du soir - comme on sent la douceur d'un soir italien qui tombe, à nouveau ! - et la Sérénade d'un amoureux dans les Abruzzes (encore le cor anglais...)
6. En plein air, pour piano, de Bartok, 1926. Andras Schiff nous a donné au Wiko de Berlin une très belle interprétation du mouvement intitulé Musique de nuit, avec ses chants d'insectes et de batraciens stylisés, c'était magique.
7. Central Park in the Dark, 1906, de Charles Ives : je ne suis pas fou des symphonies du grand américain, même si elles sont tellement d'avant-garde à leur époque, mais cette pièce si simple est un chef-d'œuvre : un "mixage" avant la lettre entre un fond cosmique et des bribes de musique humaine.
8. Presque Rien n° 1, Lever du jour au bord de la mer, 1970, de Ferrari, autre musique concrète : Luc Ferrari appelait cela de la "musique anecdotique", avant que ne s'impose l'expression "field recording". Alors que tant de pièces restituant un phénomène réel sont décevantes, celle-ci ne l'est pas. Peu importe ici que le "plan-séquence sonore" réussi par Ferrari soit un montage, un mixage, ou qu'il ait été fait en une seule prise, le résultat est parfait.
9. Waldweben, ou comme on dit en France "les Murmures de la Forêt", tiré du Ring de Wagner. Enfant, j'ai entendu cet épisode symphonique je ne sais combien de fois sur un 33 tours dirigé par Toscanini, avant de découvrir l'ensemble dont il fait partie, c'est-à-dire l'opéra Siegfried, dont il est un sommet. C'est la jeunesse même du monde et de la vie, la dilatation, les effluves, les promesses.
10. Cerdana, 1908-1911, écrit par Joseph Marie Déodat de Séverac (1872-1921). Des pianistes comme Jean-Joël Barbier et Aldo Ciccolini ont eu le courage de faire redécouvrir, par leurs enregistrements, ce compositeur français qui sans eux serait resté dans les angles morts de l'histoire de la musique, et qui n'est toujours pas assez joué. Cette évocation lyrique ou bondissante d'une région franco-espagnole est une musique pleine de soleil : moi qui n'aime pas tant la musique solaire, je me régale de celle-ci.
HOMMAGE A HENRI ALEKAN
L'image ci-dessous est tirée d'un film d'André Cayatte, Les Amants de Vérone, 1948, très "artiste" et ambitieux. Serge Reggiani et une Anouk Aimée de 16 ans y revivent l'histoire de Roméo et Juliette pour de vrai. Ils incarnent une fois de plus le jeune couple pur si cher à Prévert, qui a écrit les dialogues. On a le plaisir de voir jouer, dans un de ses rares rôles à l'écran, Marianne Oswald, la légendaire chanteuse à la voix blessée qui a inspiré Cocteau pour la chanson parlée Anna la Bonne ("Ah, Mademoiselle, Mademoiselle / Mademoiselle Annabel / Mademoiselle Annabel Lee / Depuis que vous êtes morte / Vous avez encore embelli") qu'on trouve sur Youtube, et où elle est magnifique.
Ce n'est pas Marianne Oswald (ici dans le champ) qui parle de volupté, mais l'homme à sa gauche dans le bus, qui raconte à tous les voyageurs sa nuit d'amour, de façon à la fois égrillarde et bon enfant. En découvrant ce film restauré grâce aux Italiens (il a entre autres, la qualité de montrer Vérone juste après la guerre, en ruines), je suis frappé par la vie de ces images qui semblent si apprêtées, si léchées. Elles sont signées Henri Alekan, auquel je rends ici hommage, comme homme aussi bien que comme chef-opérateur. Je lui dois beaucoup. En 1981, il avait entendu que je donnais des cours à l'Idhec sur le son au cinéma, et m'avait proposé d'intervenir dans des cours qu'il organisait à Paris le soir avec Claude Brichet, des cours gratuits ou peu coûteux pour ceux qui travaillent dans la journée ; c'était ce que Michel Onfray appelle une Université Populaire. C'est un peu ce que nous faisons avec Philippe Chiffaut-Moliard à Vidéosphère, et que je voudrais continuer et prolonger tant que je pourrai.