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SANS VISIBILITÉ - CHAPITRE 5

29 novembre 2020

SPÉCIAL « SPLIT BRAIN »

Kermabon / Dick / Linklater / Reeves / Ryder / Harrelson / Downey Jr / Bloch / Jaynes / Jésus / Collon / Pascal / Bond / Onfray / Lacan / Freud / Miller / Gorbman / Guðnadóttir / Phillips / Bolger / Jackson / Lumet / Van Dyke / MacDonald / Sidney / Garland

Pour un article destiné au n°3 de la revue Blinkblank, semestriel consacré au cinéma d'animation et dirigé par Jacques Kermabon, je viens de revisionner le film de Richard Linklater A Scanner Darkly, d'après le bouleversant roman de Philip K. Dick (voir mon blog 33 de la série Entre deux images). Interprété par des vedettes comme Keanu Reeves, Winona Ryder, Woody Harrelson et un excellent Robert Downey Jr, filmé puis « rotoscopé », le film ne vaut pas selon moi, l’œuvre précédente réalisée par Linklater en employant la même technique, Waking Life, 2001, mais il est attachant et conserve toute l'humanité du livre qui l'a inspiré. J'y ai retrouvé ce thème qui m'a longtemps hanté, et même terrifié à l'imaginer, celui du split brain – car Dick, qui s'y connaissait en dédoublements de toutes sortes, imagine une drogue nommée « Substance D » - D comme Death - qui détruit ce qu'on appelle le « corps calleux », à savoir la commissure reliant les deux hémisphères cérébraux. Il en résulte que le héros, qui en prend, se trouve dédoublé mentalement, l'étant déjà par sa double vie d'agent des stupéfiants et de drogué (de fait, il semble que les sujets chez qui le corps calleux est absent à la naissance, ou bien chez lequel il doit être sectionné ou se trouve endommagé, ne présentent pas de conscience double, mais connaissent différents problèmes de perception et de comportement). Je ne développerai pas les implications anthropologiques extraordinaires de cette question anatomique, que nous partageons avec d'autres mammifères, d'avoir un cerveau en deux hémisphères (Jérôme Bloch m'a fait connaître les étonnantes théories de Julian Jaynes sur le « bicameral mind » et la naissance de la conscience), mais me bornerai à dire que si mes deux hémisphères sont séparés, je me suis habitué à vivre avec.

Le Christ lui-même, souvent lu à l'envers (voir mon blog 44), c'est-à-dire en miroir, donne une leçon de déconnexion, je dirais de « dividuation » (blog 65), entre les deux moitiés, quand il formule, dans Matthieu, 6, 3-4 : « Quand tu fais l'aumône, que ta main gauche ne sache pas ce que fait ta droite, afin que ton aumône se fasse en secret. ». Il faut y voir une invitation à ne pas s'identifier à son acte en se redisant avec complaisance : « comme c'est agréable d'être celui qui a fait l'aumône ». L'invitation vaut aussi dans l'autre sens : identifier quelqu'un à un acte coupable, voire à des crimes répétés qu'il a commis, c'est pervers.

Comme presque tout le monde, de toutes façons, je m'accommode d'avoir plusieurs « moi » simultanés, sociaux et privés, mais j'ai aussi, moins partagée, la certitude, à cause de  plusieurs années de psychanalyse, d'avoir un inconscient (ou plutôt qu'un inconscient « m'a »,  entêté à me ramener à certains signifiants, à certaines rencontres, avec une continuité sur plusieurs décennies qui ne peut que me rassurer sur une certaine unicité du sujet M.C.)

Cela n'empêche pas de se poser des questions. Questions auxquelles je trouve un écho en ouvrant de temps à autre le premier gros volume de l'Exégèse de Dick, traduit par Hélène Collon, qui ne peut se lire d'une traite mais doit passionner ceux qui, comme moi, sont des admirateurs de l'auteur, comme lui captivés par la question gnostique du monde faux et du monde vrai.

L'écrivain, sarcastique parfois mais jamais hautain, et donc toujours humain, s'y montre étonnamment capable de réfléchir avec distance sur son expérience mystique de mars 1974, sans s'identifier totalement avec celle-ci, c'est-à-dire sans vouloir concilier ce qu'il devinait de sa propre démence (qu'il qualifie lui-même, p. 597, de « schizophrénie à connotations religieuses et paranoïdes ») et son existence d'homme somme toute raisonnable.

Qu'est-ce que je pense ? Je pense que, quelle que soit l'option qu'il puisse prendre devant l'invitation de Pascal à parier sur la question, l'être humain est, qu'il choisisse le côté pile ou le côté face, plongé en tant qu'homo sapiens sapiens dans une histoire de fous : aussi bien s'il y a un Dieu (qui se serait amusé à faire précéder la créature « à son image » de plusieurs centaines de millions d'années d'évolution, avec des dinosaures à petite tête ? Vous me prenez pour qui ?) que s'il n'y en a pas (qu'est-ce qui se passe alors avec ces êtres capables de calculer l'univers, susceptibles d'extase et d'amour ?). Certes, comme l'a écrit en toute franchise le dramaturge athée Edward Bond, dans son beau recueil de textes, The Hidden Plot – titre qui ne cache pas de thèse complotiste ! - ceux qui ont la foi religieuse sont des fous, ou tout du moins dans la folie. Mais je pense néanmoins que la réalité telle qu'elle devrait apparaître à un athée totalement conséquent est invivable à regarder en face, non seulement à cause des arguments classiques servant à réfuter l'existence de Dieu (le mal...), mais aussi à cause de ce que la science ne nous permet plus d'ignorer sans déni – d'où peut-être cet accès mondial d'obscurantisme, dont je ne suis pas le seul à m'alarmer. Tous les Michel Onfray du monde – qui essaie de bricoler l'idée d'un être humain athée et lucide, à la fois totalement conscient, responsable et conséquent, individué en somme – n'y pourront rien.

Dans une très belle conférence prononcée à Bruxelles en 1960, Lacan le disait « aux Catholiques » - en des termes si nets (de la part d'un auteur réputé hermétique) que je veux pour une fois le citer longuement, parce que ce qu'il dit me plait :

« Le moi est fait, Freud nous l’enseigne, des identifications superposées en manière de pelure, sorte de garde-robe dont les pièces portent la marque du tout-fait si l’assemblage en est souvent bizarre. Des identifications à ses formes imaginaires, l’homme croit reconnaître le principe de son unité sous les espèces d’une maîtrise de soi-même dont il est la dupe nécessaire, – qu’elle soit ou non illusoire –, car cette image de lui-même (dans le miroir, note de M.C.) ne le contient en rien si elle est immobile. Seuls sa grimace, sa souplesse, sa désarticulation, son démembrement, sa dispersion aux quatre vents, commencent d’indiquer quelle est sa place dans le monde.

Encore a-t-il fallu longtemps pour qu’il abandonnât l’idée que le monde fût fabriqué à son image (…) C’est ici qu’apparaît l’importance décisive du discours de la science dite physique et ce qui pose la question d’une éthique à la mesure d’un temps spécifié comme notre temps.

Ce que le discours de la science démasque, c’est que plus rien ne reste d’une esthétique transcendantale par quoi s’établirait un accord, fût-il perdu, entre nos intuitions et le monde. La réalité physique s’avère désormais comme impénétrable à toute analogie avec un quelconque type de l’homme universel. Elle est pleinement, totalement, inhumaine. (C'est moi, M.C. qui souligne) Le problème qui s’ouvre à nous n’est plus le problème de la co-naissance, d’une connaissance, d’une co-naturalité par quoi s’ouvre à nous l’amitié des apparences.

Nous savons ce qu’il en est de la terre et du ciel. L’un et l’autre sont vides de Dieu, et la question est de savoir ce que nous y faisons apparaître dans les disjonctions qui constituent nos techniques. »

La suite est à lire dans le petit volume posthume édité par Jacques-Alain Miller au Seuil sous le titre Le Triomphe de la religion, 2005. Chacun peut la lire à sa manière ; moi, je l'entends avec mon sentiment gnostique du monde : celui-ci ne peut pas être le bon mais je fais avec, et d'ailleurs, je n'ai pas le choix. Et par ailleurs, Lacan a raison de suggérer que la réalité scientifique est à la fois incontournable et, comme on dirait de nos jours, contre-intuitive.

Un film récent, qu'il me faut également revoir pour envoyer un texte promis à mon amie Claudia Gorbman à propos de sa musique signée Hildur Guðnadóttir, Joker, de Todd Phillips, nous montre un fou qui n'est pas si fou, joué par Joaquin Phoenix. Il n'est pas si fou car il a compris que le monde est insoutenable. J'y ai pensé pour avoir lu que dans sa gestuelle et son fameux numéro de danse sur un escalier du Bronx, devenu lieu de pélerinage, l'acteur s'était inspiré d'un chanteur/danseur américain de la période classique : Ray Bolger. Ce dernier n'est pas seulement fameux pour le rôle de l'homme-épouvantail du Magicien d'Oz de 1939  (rôle que reprit avec génie Michael Jackson lui-même, dans The Wiz, la version inégale dirigée par Sidney Lumet, d'après un musical « all-black » de Broadway), mais aussi pour ses apparitions à l'écran : l'excellent Sweethearts, 1938, dirigé par W.S. Van Dyke – où on peut apprécier aussi la drôlerie et la beauté tout à la fois de Jeanette MacDonald, ainsi que The Harvey Girls, 1946, dirigé par George Sidney, où il retrouve Judy Garland, et qui est un classique, sinon le classique de ce sous-genre du « musical » : la comédie musicale chez les ploucs et les bouseux. Bolger y fait un remarquable numéro dont j'ai tiré l'image ci-dessous.

Consciemment, j'ai pensé à lui à cause de la façon dont il a su créer avec son corps dégingandé et curieusement proportionné un style très personnel : la danse n'est-elle pas aussi un art de la désarticulation, et de faire avec ces membres qui partent dans tous les sens, comme Lacan le formule ? Mais j'y songe – cela me revient à l'instant - , c'est bien Bolger qui chante à Dorothy, dans Le Magicien d'Oz : « If I only had a brain. » Un seul, et pas deux moitiés. On peut toujours rêver.