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SANS VISIBILITÉ - CHAPITRE 3
25 octobre 2020
CHAPITRE 3 : LE FANATIQUE EST-IL UN AUTO-OBSCURANTISTE ?
Louis, François, etc., Couperin / Malick / Berlioz / Saint-Saëns / Fauré / Schopenhauer / Bloy / Claudel / Paul de Tarse / Segond / Chouraqui / Mitterrand / Savary / Sarkozy / Paty / Louis XV le Bien-Aimé / de la Barre / Voltaire / Hobbes / Daoud
Un soir d'avril 2019, Anne-Marie, qui participe à une réunion dans un immeuble dont la terrasse donne sur la Seine me téléphone : « Notre-Dame brûle ! ». Je crois d'abord qu'elle parle poétiquement d'un effet de soleil couchant sur la cathédrale, mais en allant à la fenêtre de notre séjour d'où l'on voit (d'où l'on voyait) la flèche de celle-ci, je comprends que c'est au sens propre, et comme beaucoup, croyants ou non-croyants, je suis ému aux larmes. C'est alors que j'ai pris cette mauvaise photo. La tour que l'on voit à droite de la flèche de Notre-Dame - une flèche encore timidement visible au centre peu avant qu'elle ne s'écroule, et qui, à cause de la distance, n'atteint même pas la hauteur de quelques antennes-râteaux de télévision restées debout mais devenues probablement inutiles - cette tour est celle de l'église Saint-Gervais bien plus proche. Une église encore en travaux en ce novembre 2020, et où la dynastie des Couperin a tenu l'orgue lors des Offices de 1656 à 1826. Lorsque je joue au piano Les Barricades Mystérieuses, de François Couperin, une pièce dont j'ai redécouvert la beauté grâce au film de Terrence Malick Tree of Life (voir mon blog n°37), je peux me retourner et voir Saint-Gervais, où le compositeur travaillait pendant les messes. Ce voisinage d'une église est un des très nombreux fils (ici, pluriel du mot « fil ») que je sens me relier au catholicisme.
Je suis catholique de sensibilité et de culture, mais cela fait longtemps que je ne pratique plus.
Ma première communion, comme on disait familièrement, mais dont le nom plus officiel est communion solennelle, en 1959, fut aussi ma dernière. Pour être concret c'est la dernière fois que j'ai avalé une hostie consacrée, en l'occurence sans rien ressentir. Ce qui est le cas pour beaucoup en France ; si je suis retourné à la Messe, c'est comme chanteur dans des chorales liturgiques (notamment à la Chapelle du Château de Versailles), ou bien dans la foule pour des cérémonies de mariage ou d'obsèques, familiale ou amicales. Je vis dans le Christianisme, et plusieurs de mes musiques en emploient les textes sacrés. Suis-je croyant ? Je sais que Berlioz, Saint-Saëns, Fauré, pour ne citer que des Français, étaient agnostiques ou athées et qu'ils ont écrit des Psaumes et des Requiems. Mais ce n'est pas une réponse suffisante, et je ne sais que dire. J'ai répondu à un désir.
En même temps, j'ai lu des textes d'autres spiritualités, bouddhistes, taoïstes, hindouistes. et un grande partie du Coran, j'ai lu en entier l'admirable traité philosophique athée de Schopenhauer Le Monde comme volonté et comme représentation. Je n'ai pas lu l'intégralité de la Bible (comme disent les Chrétiens), mais seulement une partie. Certains textes, dont ceux des Psaumes, me sont familiers par le grand nombre de musiques sacrées qu'ils ont inspirées ; j'ai particulièrement aimé trois textes sublimes, dont aucun n'est dogmatique : l'Ecclésiaste (ou Qohelet), le livre de Job, et le Cantique des Cantiques. Et surtout, j'ouvre très souvent les Évangiles.
Ce qui est énervant chez les catholiques français, c'est qu'ils ne lisent pas les textes de leur foi, et quand il les lisent et les citent, comme l'ont fait avec ferveur les convertis tels que Bloy ou Claudel, ce n'est qu'en latin, c'est-à-dire en traduction. Beaucoup même ignorent que les Évangiles ont été écrits en grec.
Tout de même, c'est bien intéressant pour un Chrétien et même pour un non-Chrétien de lire dans sa langue originale le fameux et prodigieux passage de l’Épître aux Romains, de Paul, sur la dialectique du Péché et de la Loi. Je cite ici la traduction Segond, longtemps la plus répandue chez les Catholiques.
« Que dirons-nous donc ? La loi est-elle péché ? Loin de là ! Mais je n’ai connu le péché que par la loi. Car je n’aurais pas connu la convoitise, si la loi n’eût dit : Tu ne convoiteras point.
Et le péché, saisissant l’occasion, produisit en moi par le commandement toutes sortes de convoitises ; car sans loi le péché est mort. (...)
Car je ne sais pas ce que je fais : je ne fais point ce que je veux, et je fais ce que je hais. »
En se reportant au texte, on apprend que la Loi, c'est le « nomos » grec, tandis que le Péché se dit « amartia », un mot négatif. Le piquant est qu'André Chouraqui, qui a retraduit toute la Bible, dont le Nouveau Testament, pour lui rendre sa judaïté, a tenu à rejudaïser une pensée formulée en langue grecque, et à traduire, si je puis dire, « nomos » par « tora », qu'il écrit sans le h final. Il s'agit en effet de la Loi donnée par Moïse. Cette traduction est sortie en France en 1974. Pourtant, le mot grec est chargé d'une histoire qui ne le relie pas seulement aux commandements transmis par Moïse.
En même temps que je suis chrétien de sensibilité et de culture, sinon de croyance (laquelle est chez moi par épisodes, par élans), je suis résolument laïciste et pour le maintien en France, sans changements malgré ses défauts probables, de la loi de 1905 sur la séparation de l'Eglise et de l'Etat. Que Nicolas Sarkozy ait voulu y toucher est une des nombreuses raisons que j'ai eues de détester cet homme dangereux, heureusement chassé du pouvoir. J'ai aussi un souvenir très désagréable des énormes manifestations de 1984 qui ont abouti, sous le premier septennat de Mitterrand, au retrait de la Loi Savary. Cette loi entendait limiter les privilèges des écoles privées confessionnelles, dites « libres », et j'y ai entendu s'exprimer une arrogance et une intolérance intactes dans la bouche de beaucoup de catholiques intégristes.
L'horrible assassinat, il y a une semaine, du professeur Samuel Paty par un Islamiste doit nous rappeler que sous la Monarchie chrétienne supposée débonnaire de Louis XV, un certain Chevalier de la Barre fut très légalement décapité - après avoir été torturé et avant d'être brûlé - pour la raison qu'il ne se serait pas découvert devant une procession. Chez lui, on aurait trouvé un exemplaire clandestinement acheté du Dictionnaire Philosophique (alors interdit), de Voltaire. Ce dernier, qui devait plus tard œuvrer pour la réhabilitation du chevalier, y écrivait :
« Le fanatisme est certainement mille fois plus funeste (que l'athéisme) ; car l’athéisme n’inspire point de passion sanguinaire, mais le fanatisme en inspire : l’athéisme ne s’oppose pas aux crimes, mais le fanatisme les fait commettre. (…) Les fanatiques commirent les massacres de la St. Barthélemy. Hobbes passa pour un athée, il mena une vie tranquille & innocente. Les fanatiques de son temps inondèrent de sang l’Angleterre, l’Écosse & l’Irlande. »
Nous sommes frappés aujourd'hui en France du retour d'un fanatisme religieux sanguinaire et ponctuel ; mais comme le rappelait récemment l'écrivain Kamel Daoud, l'auteur de l'admirable Meursault Contre-enquête dont je parle dans mes blogs 33 et 34, et déjà cible en 2016 d'une pétition absurde l'accusant d'« islamophobie », nous avons aujourd'hui sur notre sol, de façon sporadique, ce que l'Algérie a souffert à une immense échelle, avec le terrorisme de masse des armées islamistes durant les années 90.
Je me pose souvent la question de l'énergie qu'il faut à un fanatique isolé non seulement pour tuer, mais aussi pour risquer et très souvent perdre sa propre vie. Je me demande s'il n'y entre pas, non une conviction aveugle, mais une rage de déni : déni devant la part du doute, qui est naturelle ; déni devant le chaos que devient son esprit s'il laisse y coexister sa foi authentique et son doute tout aussi authentique. Cette coexistence lui ferait craindre d'être fou. Il tuerait pour ne pas se sentir fou. Je crois aussi que ce qu'a apporté de précieux la psychanalyse, dont le reflux actuel, devant la poussée des approches cognitivistes et organicistes, est pour moi une régression inquiétante (temporaire j'espère), est qu'elle nous permet d'accepter, en ayant un inconscient, d'être celui qui ne sait pas ce qu'il fait, comme l'a dit Paul. Le fanatisme serait forcément obscurantisme, en ayant commencé par être auto-obscurantisme. Il n'accepte pas qu'il y ait en lui :