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HISTOIRE DE MES MUSIQUES CONCRÈTES, 22. DEUXIÈME SYMPHONIE, 2012
February 19, 2023
Cette capture d'image faite sur Youtube (n'appuyez-pas sur le triangle qui indique « play », il ne se passera rien !) permet d'identifier à la fois l'œuvre classique que je vais évoquer aujourd'hui, le nom de celui qui la dirige, Claudio Abbado, et sous quel angle – celui de l'œuvre même, dont on entrevoit ci-dessus des notes, empruntées semble-t-il aux parties d'alto - , je vais l'aborder, en rapport avec mes propres symphonies de musique concrète. J'emploie le pluriel puisque maintenant il y en a quatre.
Si je prends comme exemple, parmi les symphonies classiques, la Cinquième de Gustav Mahler - c'est parce que je viens de voir le brillant film de Todd Field Tár, dans lequel Cate Blanchett incarne une cheffe d'orchestre de fiction, dont c'est le nom d'artiste. Cette femme, au sommet de sa célébrité et de sa carrière, est censée avoir tous les talents, y compris celui de composer. Lorsque l'action débute, elle a enregistré le cycle des symphonies mahlériennes jusqu'à la Neuvième (je ne me rappelle pas qu'il soit question de la Dixième, inachevée), mais la Cinquième manque encore à son intégrale. Arrivera-t-elle à l'enregistrer et dans quelles conditions ? Je ne vais pas dévoiler la fin ; disons juste que cette question est un des ressorts d'un riche suspense conduit durant trois heures.
Pour finir sur mon sentiment quant au film, j'ai beaucoup admiré la puissance de l'actrice (déjà magnifique chez Scorsese, Todd Haynes ou Woody Allen), le talent de cinéaste de Field – quelle force il sait donner aux lieux filmés, et aux ambiances qu'ils dégagent ! -, et la richesse du scénario, tout en retrouvant avec agacement, sur la musique, certaines naïvetés dont je ne sais pas si elles étaient évitables : lorsque l'héroïne est en train de composer un morceau qu'elle veut dédier à sa fille adoptive, on la montre cherchant laborieusement sur son piano un thème note à note, qu'elle recopie au fur et à mesure sur du papier à musique, comme si elle n'était pas capable de le mémoriser et de l'entendre intérieurement ! Le papier à musique est sur le pupitre, et on la voit écrire comme une écolière, sans que nous voyions les notes elles-mêmes, sinon évasivement. D'ailleurs, et contrairement à l'image de « matériel d'orchestre » qu'on voit ci-dessus et que j'ai sélectionnée pour cela, je ne me souviens pas – à vérifier – si le film de Todd Field comporte un seul plan, rien qu'un seul, qui nous montrerait de près et frontalement une partition seule. Une partition qui dans le cas de Mahler est l'œuvre. Tout comme le support imprimé, gravé, de chacune de mes œuvres concrètes est l'œuvre, objet qu'une pseudo-partition ne pourrait que trahir.
Au-delà de la différence entre la musique symphonique et la musique concrète, je ne peux pas m'empêcher, face à un film comme celui-ci, de réagir en compositeur et de me dire : encore un mélodrame situé dans l'univers de la musique symphonique et où celle-ci n'est que le support d'une métaphore sur le pouvoir (ou sur la séduction, c'est la même chose) ! Par pitié, qu'on laisse aux Jacques Attali, auteur sur la question d'un livre bidon à prétention prophétique intitulé Bruits, et aux Michel Foucault (je fais allusion à son essai Les Mots et les Choses) ce cliché de « l'œuvre d'art comme métaphore du pouvoir ». Certes, Field a parfaitement le droit d'utiliser la musique comme métaphore ; simplement son film n'est que le nième d'une longue et inégale série (Bergman, Lelouch, Russell, Wajda, et La Grande Vadrouille), série où le Prova d'orchestra de Fellini, 1978, reste à part. Ce filmetto tourné pour la télévision italienne se montre plus original que les autres, puisque c'est non pas la figure du chef, mais la fragilité de la démocratie qui inquiétait Fellini et que son film montrait.
Sur la Cinquième de Mahler, j'ai rouvert mon livre paru chez Fayard il y a presque trente ans, La Symphonie à l'époque romantique de Beethoven à Mahler. Je n'y suis pas enthousiaste, c'est le moins qu'on puisse dire, sur cette œuvre comme ensemble, et notamment sur son Rondo-finale qui, selon moi, « décline une liesse bien tendue et scolastique, forcée et bruyante. (…) On est comme soulagé quand le finale rend le dernier soupir en s’époumonant » (p. 233). Tout ce qui concerne Mahler dans mon ouvrage n'est pas de la même tonalité, puisque par ailleurs, j'écris avec admiration sur les beautés de la vibrante Première, de la pastorale Quatrième (dont je parle dans le blog n°4 d'Entre deux images), de la terrible Sixième et de la désespérée Neuvième, sans oublier le Chant de la terre.
C'est là que des mélomanes pourraient me dire : « oui, mais vous n'avez pas encore entendu la Cinquième de Mahler dirigée par Bernstein. » Certes, je n'ai pas écouté toutes les versions, mais précisément, c'est le problème que j'ai avec une certaine façon d'aimer la musique classique qu'on trouve chez des gens très bien. Pour ceux-ci, les œuvres musicales comme totalités, organismes ne comptent pas, ou ont cessé de compter. Avec eux on ne sait plus – le savent-ils eux-mêmes – s'ils aiment telle version d'une pièce symphonique ou la pièce elle-même, ou encore seulement un passage particulier. Comme compositeur d'oeuvres qui sont à chaque fois pour moi des totalités, ça me choque, et je me félicite de faire de la musique concrète, car je sais que les gens qui aiment mon Requiem ou ma Tentation de saint Antoine aiment ces œuvres-là et pas une de leurs exécutions (cela dit sans vouloir minimiser le rôle artistique, appelé à devenir de plus en plus important, de celles et ceux que j'appelle les acousmonistes).
Dans Tár, justement, si on parle beaucoup de la Cinquième de Mahler, on n'en entend que des bribes : un peu du début de la Trauermarsch (« marche funèbre »), ainsi que des fragments du célèbre Adagietto. Il n'est pas dit qu'il y a cinq mouvements solidaires, et que jouée en entier, cela dure environ soixante-dix minutes.
Si la Cinquième de Mahler passe pour la plus célèbre, c'est parce que Visconti en a utilisé magnifiquement l'Adagietto dans son film de 1971, auquel ce mouvement est désormais associé, La Mort à Venise. Mais très peu de ceux qui croient la connaître ont la curiosité de l'écouter d'un bout à l'autre, ce que voulait le compositeur, qui l'a conçue comme un parcours. Par acquit de conscience, je viens d'écouter, sur Youtube, son finale dirigé par Abbado, Haitink et Myung-whun Chung, et je retrouve, même avec ces grands chefs, le sentiment que j'exprimais, celui d'une science de l'écriture contrapuntique fonctionnant à vide et d'un finale qui « mime » son rôle de finale.
Il y a d'ailleurs peu de finales de symphonies romantiques post-beethovéniennes à la hauteur de tout ce qui les précède, et qui arrivent à être autre chose que des formalités triomphantes parce qu'il faudrait, paraît-il, à la fin, triompher. Dans ces exceptions remarquables, je pense à la Sixième et la Neuvième dite « Grande » de Schubert, la Quatrième de Brahms, la Titan de Mahler, la Cinquième de Bruckner et la Huitième de Dvorak, que j'adore pour sa verve et sa vitalité. Pour le XXe siècle, je pense notamment à la Cinquième de Prokofiev et à la Deuxième de Dutilleux, celle dont je parlais au chapitre précédent. Les finales de celles-là et de quelques autres me transportent, et ils ne me paraissent pas futiles ou accablants.
Cela m'amène à parler de ma propre Deuxième symphonie, qui dure 40 minutes, une œuvre de musique concrète fixée sur support deux pistes – pas de partition, donc – qui ne contient « que » quatre mouvements, et que j'ai choisi de terminer sur un accent de joie : or, je viens de réécouter son finale Acclamation... avec très peu d'envie de m'acclamer moi-même. Il faudrait remettre cela sur le métier.
Initialement, en 2012, j'étais parti sur un autre projet, pour lequel j'avais obtenu une commande du GRM et l'accès au studio 116A : un mélodrame qui se serait intitulé Le Gardien et aurait été le « sequel » de mon Prisonnier du son composé 40 ans plus tôt. J'imaginais que, devenu le Gardien des sons, l’ex-Prisonnier les aurait finalement laissés partir et sortir en cortège, tel Polyphème devenu aveugle libérant son troupeau de béliers, et avec eux, sans le savoir, Ulysse et ses compagnons accrochés au ventre de ceux-ci (cela se trouve dans l'Odyssée, quel épisode extraordinaire !). J'avais réalisé, en vue de cette œuvre, plusieurs versions d'une séquence de cortège qui me plaisait et me plaît toujours beaucoup. Mais j'ai renoncé, ne trouvant pas d'idée ou d'élan pour « incarner » le personnage principal autrement que par une voix dramatique, et ces séquences sont restées à ce jour inemployées.
En 2012, comme j'avais la perspective d'une création dans un concert du GRM, et que ce dernier ne voyait rien à redire à un changement de titre et de projet à condition que je reste « dans les clous » d'une durée maximale de 45 minutes, je me suis dit : laissons de côté ce projet du Gardien (dont le titre avait l'inconvénient d'entretenir une confusion souvent faite sur mon rapport à Schaeffer), et, puisque j'ai déjà composé la symphonie La vie en prose, pourquoi pas une œuvre simplement intitulée Deuxième symphonie, et qui, contrairement à la première, n'aura ni programme narratif ni thème précis ni sous-titre ? C'était également l'occasion de « récupérer » pour le concert une musique que j'avais composée en 1985 pour une « vidéo-danse » de Robert Cahen La danse de l'épervier, et dont je sentais que, moyennant certains changements, elle se défendrait toute seule au concert.
Faire une « deuxième symphonie », c'était amener la possibilité d'une série, et libérer l'œuvre de l'obligation d'être menée par une thématique. Contrairement à La vie en prose, aucun élément ou presque ne parcourt l'ensemble, et rien ne produit d'effet de cycle.
Pour le premier mouvement, que j'ai esquissé à Weimar – en utilisant pour monter et mixer le logiciel iMovie6 installé sur mon MacBook – lors de ma résidence 2011-2012 à l'IKKM, j'ai imaginé un cortège, encore une fois, fait de phrases musicales hésitantes, rêveuses ou murmurées. Des phrases dont aucune ne semble se décider, et qu'une autre supplante à chaque fois en fondu-enchaîné. Le premier titre de ce mouvement était Hésitations... et j'ai justement tellement hésité que je l'ai titré de toutes sortes de façons, avec d'autres titres en « tion » (Insufflations, Propositions...). Récemment, l'idée m'est venue de l'intituler : Promenade.
Le second mouvement (dont le titre a également varié: Agression, Attaque) est une sorte de charge véhémente, créée essentiellement à partir de tapotements sur une bande magnétique enregistrée en 9,5 cm/sec. Je me suis inspiré du mouvement du Voyage de Pierre Henry – la première œuvre de musique concrète que j'aie entendue de ma vie – intitulé Divinités irritées. Mais à la fin, se fait entendre un appel véhément par une voix masculine, où je crois entendre répéter le nom de Dieu. Cet appel est issu d'un moment de tournage sonore qui est un beau souvenir : c'était le soir du 31 décembre 1979, j'habitais encore mon studio de l'Île-saint-Louis, et j'avais choisi de passer seul le changement de décennie. Je suis descendu sur les quais de l'ïle avec mon Uher Report deux pistes en bandoulière, une paire de micros Beyer tenus en main, et j'ai lancé des appels, sur le fond des lointains klaxons qui fêtaient le Nouvel An. Il n'y avait que moi sur les quais, cela ne serait plus le cas aujourd'hui. Parfois, j'aime introduire dans une œuvre un personnage (animal ou humain) fugitif.
Le troisième mouvement, lent (titre provisoire : Incantation ou la Songe de la Sieste, il est dédié à l'IKKM, où je l'ai créé en audition privée), est issu, comme je l'ai dit, d'une musique pour la vidéo de Robert Cahen La Danse de l'épervier, 1984. Les conditions de réalisation de cette musique pour l'image peuvent paraître baroques, mais elles étaient stimulantes : il s'agissait de concevoir et réaliser une vidéo-danse d'après un ballet d'Hideyuki Yano tiré du poème de Yeats At the Hawk 's Well, créé l'année précédente avec une musique originale de Yoshihisa Taïra. Mais celle-ci ne pouvait pas être reprise dans le film de Robert. Ce film comportait des trucages et des ralentis, et la musique n'aurait plus été synchrone. Il me fallait créer, sur la vidéo montée, une musique qui pût sembler avoir été composée spécifiquement pour les danseurs. Ceux-ci n'étaient pas tous japonais, mais ils adoptaient un style chorégraphique et vestimentaire évoquant le Nô.
J'ai eu l'idée d'une musique très mélodique, pour laquelle j'ai utilisé des sons électroniques tenus que j'avais créés sur le « synthétiseur Coupigny ». Après les avoir érodés et estompés à force de copies multipliées, je les ai modulés avec un « harmonizer » fraichement installé dans le studio 116C du GRM, de façon à leur donner un côté Gagaku. Ils servent de refrain à ce qui se présente comme un rondo lent, avec des couplets variés, dans une tonalité rêveuse et fantastique. Faut-il dire que tout ceci était fait avec des moyens « analogiques », mais sans le savoir, puisqu'on ne parlait à l'époque jamais ainsi, cela n'aurait rien voulu dire... et ne veut toujours rien dire.
Le mixage à l'image, dans un studio de l'INA à Bry-sur-Marne, a été parfois tendu (le mixeur craignant qu'il n'y eût dans ma musique trop de sons grattés, rugueux), mais passionnant pour moi à faire, puisqu'il était réalisé sur un magnétophone multi-pistes asservi au magnétoscope, ce qui permettait de doser très finement le rapport des sons les uns par rapport aux autres, et par rapport à la vidéo. Une très bonne expérience, pour moi.
Pour faire de cette musique de vidéo le troisième mouvement de ma Deuxième symphonie, j’ai ajouté des touches légères de sons réalistes et diurnes tels que des caquets (enregistrés lors d'une visite à nos parents nourriciers, qui avaient un poulailler dans leur jardin), insectes d'été enregistrés en vacances, des chocs contre une grille, etc..., dans un climat instable et inquiétant. Il y a aussi de petits ruissellements d'eau. J'ai pensé à l'impression désagréable que je gardais des siestes qu'on m'avait obligé à faire, enfant, d'où le sous-titre. Vers la fin, j'introduis à nouveau un « personnage de passage » : c'est ici la voix de Karine Sacco petite fille, tirée des enregistrements que nous avions faits en 1982 pour mon court-métrage Eponine. Elle dit simplement : « Tu viens ? Tu viens ! », et cette phrase est une invite pour entrer avec elle au Pays des Merveilles.
Le quatrième mouvement, Hourrah, ou Acclamation, dédié à Geoffroy Montel, est le seul issu d'une idée abstraite, celle de réaliser un mouvement entier à partir d'un seul accord de huit sons étagé sur trois octaves frappés au clavier : du grave à l'aigu sol/si bémol/mi bémol/la/ré/fa dièse/do dièse/mi. Une superposition qui, selon l'accent mis plus ou moins sur telle ou telle de ses notes, peut sonner comme un accord parfait de mi bémol majeur, un accord de ré majeur, ou de la majeur ou de sol mineur, entre autres.... J'ai joué, plaqué ou arpégé cet accord avec des touchers différents sur des pianos différents (dont un piano à queue qui se trouvait dans le foyer C de la Maison de la Radio), divers synthétiseurs, etc..., puis j'ai créé toutes sortes de superpositions par mixage ou « crayonné ». J'aime bien les dernières secondes de ce finale, et leur truculence (une otarie enregistrée au zoo de Mulhouse en 1971, et un klaxon avec effet Doppler se joignent à la fête), ainsi que le début du mouvement, qui fait entendre une trompe d'auto achetée en 1980 au Marché londonien de Portobello. C'est au milieu que je sens un enlisement. À revoir.
Ce n'est pas le concert de création, le 30 mars 2012, qui a pu me rassurer : je me trouvais dans un cadre que je n'avais pas demandé et qui ne me paraissait pas convenir à ma musique, celui, dispersé, de l'événement Présences électronique au 104 de Paris. J'aurais préféré l'auditorium Messiaen de la Maison de la Radio ! J'ai néanmoins eu, comme je l'ai déjà raconté, l'idée de donner au public le temps de se concentrer sur ma pièce en lui projetant au début, en coupant le son, mon court-métrage de 1975 Le Grand Nettoyage. Son image animée et silencieuse, mais granuleuse et vibrante, créait, sur guère plus de cinq minutes un toboggan d'attention et de curiosité qui, tout naturellement, venait se transférer sur ma musique sans images. L'effet m'a paru magique.
Quatre ans plus tard, j'ai pu redonner l'œuvre à Montréal, dans un Festival où m'avait invité Réseaux, mais je n'ai pas eu de sentiment précis. Elle n'a pas encore été gravée ou éditée. Moi qui croyais en avoir terminé avec elle ! Récemment, j'ai pensé lui donner un titre thématique, sous la forme d'un adjectif qualificatif. Non, ce n'est pas « fantastique » ou « pathétique », ou « romantique », tous ceux-là sont déjà pris. Mais je n'en dirai pas plus, car il me faut d'abord arriver au numéro trois, qui lui va être « audio-visuel », je dirais même « audio-divisuel ».
(A suivre)