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MON DICTIONNAIRE SUBJECTIF DE L'ALPHABET : Q

23 janvier 2022

Hitchcock / Truffaut / Mattson / Bergman / Lindblom / Thulin / Dolto / Rabelais / Hallyday / Thibault / Renard / Queneau / Gardner / Stendhal / Renard / Gide / Goncourt / Levi / Céline / Malle / René et Hélène Chion / Proust / Demongeot / Raichi / Marlier / Noiret

Que veut dire ce tableau ? Si vous avez lu le billet de mon Dictionnaire Subjectif de l'Alphabet consacré à la lettre N, vous avez une clé pour répondre : c'est un alphabet comme le nôtre, mais où « manquent » si l'on peut dire, les lettres Q et W (en fait elles n'y manquent pas, simplement elles n'y sont pas, alors que des A et O majuscules avec signes diacritiques s'ajoutent en fin de liste). En effet, c'est la représentation des jetons du jeu de scrabble en suédois, avec la valeur des lettres dans cette langue. En résumé, comme il y avait no-L dans la carte de vœux de Hitchcock envoyée à Truffaut, dans ce cas il y a no-Q. Ici, rire gras des septuagénaires et des octogénaires comme moi qui se souviennent que dans les années 50-60, « film suédois » voulait dire souvent « film de Q », en raison de la présence dans quelques-uns - à qui cela valait de pouvoir faire une carrière mondiale dans les salles spécialisées - de fugitives et généralement saines nudités féminines. Des nudités du genre « jeunes gens en été s'arrosant joyeusement au soleil dans les eaux d'un lac », comme dans Elle n'a dansé qu'un seul été, 1951, réalisé par Arne Mattson, et bien sûr le magnifique Monika, 1953, d'Ingmar Bergman (voir à propos de ce film mon blog Sans visibilité, chapitre 19, d'avril 2021). Si Le Silence, du même réalisateur en 1963, a fait beaucoup plus scandale, c'est parce que la sexualité, portée par les deux sœurs que jouent si sensuellement Gunnel Lindblom et Ingrid Thulin, y semble urbaine et dépravée.

Ainsi, la lettre Q fait ricaner beaucoup de Français quand ils la prononcent ; elle est pourtant très répandue dans notre langue, présente à la fin d'une myriade d'adjectifs en -que (de baroque à mirifique et d'opaque à caduque), et bien sûr au début des innombrables pronoms et adverbes qui, que, quand, quoi, hérités du latin. Pourquoi alors vaut-elle 8 points dans le scrabble français ? Parce qu'il faut lui presque toujours trouver comme compagnon un « u », dont elle ne se passe pratiquement pas dans les noms communs (même chose d'ailleurs en anglais, avec des mots comme « quick », « squeak », « quartet » ; la différence est que le U s'y prononce, et même chose en allemand, mais où le U se prononce comme notre V). Phonétiquement, il serait plus simple en français de la remplacer par le K hérité du kappa grec, mais l'orthographe, c'est, comme le formulait Françoise Dolto (voir mon blog Entre deux images n°23), un feuilleté d'histoire...

De sorte que quand on veut singulariser une marque pour un certains nombres de pays, on prive le Q de son u, et cela donne le label japonais Uniqlo, où le Q devant un L (en place du « c » comme clothes) attire l’œil en le choquant. Je note aussi que dans la translittération de certains mots de l'arabe, comme niqab, le q n'est pas suivi d'un u. Un mot « valide au scrabble », me précise tout de suite ma recherche sur Internet, à propos du scrabble français.

Le niqab est cette pièce de vêtement féminin qui cache les traits du visage et ne laisse voir que les yeux, contrairement au hijab, hijjab ou hidjab, qui couvre seulement totalement ou partiellement les cheveux. Je regrette que l'on parle trop souvent en France de femmes voilées quand elles portent le hijab, le mot voilé faisant imaginer plutôt un niqab, voire une burqa.

En arabe, ق est la lettre dont le nom est qāf, et qui est translittérée par un q plutôt que par un c (et cela se comprend : le c français se prononce différemment selon la voyelle qui le suit, et le kappa grec sert pour la translittération du ك, dont le nom est kāf).

Certains lettres de l'hébreu biblique sont également translittérées en français par un q isolé et se trouvent en tête de mot, non suivies d'un u: c'est le cas du fameux qowl, fameux pour moi en tout cas. Je me suis intéressé à ce mot qui s'écrit קוֹל parce que, désignant un son qu'Adam et Eve entendent après qu'ils aient croqué la pomme et qu'ils se soient découverts nus, il est traduit selon les versions et selon le contexte tantôt par « pas » et tantôt par « voix ». Il commence par la lettre nommée Qof ou qhof :

ח  וַיִּשְׁמְעוּ אֶת-קוֹל יְהוָה אֱלֹהִים, מִתְהַלֵּךְ בַּגָּן--לְרוּחַ הַיּוֹם; וַיִּתְחַבֵּא הָאָדָם וְאִשְׁתּוֹ, מִפְּנֵי יְהוָה אֱלֹהִים, בְּתוֹךְ, עֵץ הַגָּן.

8 And they heard the voice of the LORD God walking in the garden toward the cool of the day; and the man and his wife hid themselves from the presence of the LORD God amongst the trees of the garden.

ט  וַיִּקְרָא יְהוָה אֱלֹהִים, אֶל-הָאָדָם; וַיֹּאמֶר לוֹ, אַיֶּכָּה.

9 And the LORD God called unto the man, and said unto him: 'Where art thou?'

י  וַיֹּאמֶר, אֶת-קֹלְךָ שָׁמַעְתִּי בַּגָּן; וָאִירָא כִּי-עֵירֹם אָנֹכִי, וָאֵחָבֵא.

10 And he said: 'I heard Thy voice in the garden, and I was afraid, because I was naked; and I hid myself.'

Mais nous sommes dans l'alphabet français, et la présence du trio de lettres « que » (figurant également dans le prénom Jacques) est marquante dans notre langue. Il se rencontre dans des contextes incroyablement différents : dans le sens exclamatif et emphatique (« que grand tu as le gosier », dit Grandgousier chez Rabelais, à la naissance de son bébé qui braille pour réclamer à boire, d'où le nom de Gargantua), dans le sens opposé de « seulement » (« ce n'est qu'un au revoir ») ou dans un sens purement phatique : « ah que », faisaient dire à tout propos les auteurs des Guignols de l'Info à leur marionnette de Johnny Hallyday, sans doute en se souvenant de la chanson de 1969 Que je t'aime, que je t'aime (auteurs : Gilles Thibault et Jean Renard).

Sans faire tout de suite le rapprochement avec le point où j'en étais dans ce dictionnaire, je me suis mis il y a quelques jours à rouvrir le Journal posthume de Raymond Queneau (1903-1976) et à en relire tous les soirs quelques pages, en alternant avec un roman policier de Lisa Gardner. C'est un gros livre que j'avais offert à mon père, admirateur de l'écrivain, lorsqu'il était paru en 1996, et que j'ai récupéré si je puis dire, lorsque Papa est mort en 2005. Ce volume solidement relié était, fait rare dans la bibliothèque paternelle, tout couvert d'annotations et de passages soulignés au crayon à bille, pour des raisons que je comprends parfois, parfois non, et les retrouver m'émeut assez, comme un dialogue avec cet homme qui se livrait peu. Ce journal ne ressemble pas à ceux de Stendhal, Jules Renard, Gide, et bien sûr des Goncourt, il est très cru et lapidaire, écrit souvent « comme on parle », et évidemment, l'intérêt de l'auteur pour le français parlé y trouve son illustration concrète. Il y a aussi la question de l'orthographe, qui ne pouvait être indifférente à quelqu'un portant un tel nom.

Queneau est en effet un patronyme de sept lettres dont cinq sont des voyelles, un record dans la langue française  ! C'est le genre de nom en o dont l'orthographe est impossible à deviner à l'écoute : Quenaud (comme dans penaud), Quenaulx comme dans l'orthographe ancienne de faux, Quenaut comme dans il faut, Quenot comme dans canot, Quenaux comme dans fanaux ou canaux, Queneaud, Quenault, Queneaux : comment savoir avant d'avoir lu ? Je pense avec attendrissement au petit Raymond quand il a dû apprendre à épeler les sept lettres de son patronyme. En tout cas la transcription phonétique donne keno, et fait maigrir le nom. Peut-être cela a-t-il un rapport avec l'intérêt que gardera cet homme pour la phonétique et le langage en général (d'esprit encyclopédique, il avait des curiosités et des connaissances dans tous les domaines, tout comme mon père).

La première réplique de son roman le plus célèbre, Zazie dans le métro est écrite en transcription dite phonétique. Ce qui est amusant est qu'elle transcrit non une phrase dite à haute voix, mais une pensée :

« Doukipudonktan, se demanda Gabriel excédé. »

Vous trouverez la suite sur le site Incipit.fr :

« Pas possible, ils se nettoient jamais. Dans le journal, on dit qu’il y a pas onze pour cent des appartements à Paris qui ont des salles de bain, ça m’étonne pas, mais on peut se laver sans. »

Il fallait donc lire : « D'où qu'ils puent donc tant ! ». D'ailleurs, Queneau nous aide en écrivant correctement une autre phrase, dite juste après par un autre personnage ;

« Qu’est-ce qui pue comme ça ? » dit une bonne femme à haute voix. »

Cette femme est incommodée, elle, par le mouchoir imbibé de parfum que Gabriel, un colosse, sort pour s'en tamponner le nez, afin de supporter les odeurs des autres gens qui, comme lui, attendent un proche à la gare. Et là, les « k » redeviennent des « qu » et des « c ».

Le problème du « qu » est différent dans une autre langue latine comme l'italien, dans laquelle le u est prononcé, donnant, avec l'aide de l'accent tonique, un côté sonore et oratoire à des mots courants comme « quando » (quand), « quattro » (quatre) ou « questo ». Se questo è un uomo, Si c'est un homme, c'est le titre du récit par Primo Levi de son séjour au camp d'Auschwitz, où il avait été déporté en 1944-45.

La personne que Gabriel attend est sa nièce Zazie, une « mouflette » à la langue bien pendue, et qui aime dire « mon cul » (mon Q?) de façon très gentille. Il y a à travers tout le livre de Queneau des plaisanteries sur les homosexuels, les travestis mais aussi la pédophilie, dont je ne sais si elles passeraient aujourd'hui.

L'auteur aimait bien sa langue, et inversement il peut écrire avec beaucoup de lettres, comme s'ils étaient français, les mots venus de l'anglais : dans son Journal, les cocktails (il y en a beaucoup, Queneau travaillant dans la prestigieuse maison d'édition Gallimard) sont francisés et orthographiés « coquetèles ». Le « que » de son nom fait ainsi retour. Cela me fait penser aussi aux coquecigrues, un oiseau fantastique déjà cité chez Rabelais, et dont Jules Renard a tiré le titre d'un recueil de nouvelles. Bref, chez Queneau, il n'y a pas de religion du parlé, de mythe de l'oral comme on le trouve parfois systématisé et crispé dans l'écriture tardive de Louis-Ferdinand Céline (celui de Nord) et l'on peut passer très rapidement d'un niveau de langue à un autre.

Louis Malle a tiré en 1960 un film de Zazie dans le métro, et ce film, plein de gags visuels et de raccords d'espace fantaisistes et exhibés, était culte pour la petite communauté constituée par mon père et sa femme Hélène, ainsi que pour leurs amis, durant les grandes vacances, quand nous étions enfants : ils y faisaient souvent référence, et en son honneur avaient même baptisé Gabriel un chat castré qu'avait adopté sa belle-soeur. L'indétermination sexuelle de plusieurs personnages du livre et du film était un sujet de blagues bon enfant, qui, comme avec les plaisanteries du clan Verdurin chez Proust, devenaient parfois maniaques et obsédantes.

J'ai revu le film plusieurs fois par la suite : il garde beaucoup de charme, notamment grâce à la fraîcheur de la petite Catherine Demongeot en Zazie, et à la belle photographie en couleurs d'Henri Raichi, qui capte le Paris de l'époque. Le rôle féminin principal d'Albertine/Albert (dans le roman Marceline/Marcel) est tenu par la superbe et troublante Carla Marlier, que je n'ai pas beaucoup revue à l'écran mais qui a une grande présence. C'est Philippe Noiret qui incarne Gabriel, le héros, et dont la voix grave et posée énonce le Sésame du livre : Doukipudonktan.