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ENTRE DEUX IMAGES n°86
12 janvier 2020
JE COUPE ET J'ARRÊTE LA COMPOSITION DE MUSIQUES CONCRÈTES
Page / D'Agoult / Bogarde / Liszt / Vidor / Philipe / Musset / Jürgens / Verne / Gallone / Buñuel / Chopin / Pernoud / Alban / Dhomont / Marchetti / Redolfi / Samuel / Duhamel / Schaeffer / Godard / Truffaut / Tavernier / Prager / Henry
La belle Geneviève Page, qu'on voit ici tenant le rôle de Marie d'Agoult, avec Dirk Bogarde jouant son amant Liszt dans le biopic américain Song without End (Le Bal des adieux, Charles Vidor, 1960), est liée à de bons souvenirs de mon enfance, aussi bien pour le théâtre que pour le cinéma : partenaire de Gérard Philipe au TNP, où je l'ai vue sur scène dans le Lorenzaccio de Musset, en 1958, et sur l'écran, compagne de Curd Jürgens (ci-dessous, j'expliquerai le choix de cet image une autre fois) dans le Michel Strogoff, adapté de Jules Verne et réalisé par Carmine Gallone en 1956 : élégance, classe et présence romanesque, qu'on retrouve plus tard même lorsqu'elle incarne dans le Belle de jour, 1967, de Buñuel, la tenancière d'un bordel chic.
Ici, elle agace Liszt parce qu'elle coupe pour les mettre en vase les fleurs qu'elle vient de cueillir, produisant ce que le sous-titrage anglais du film destiné aux « hearing-impaired » appelle des « snipping sounds » au moment précis où le pianiste-compositeur veut lui faire entendre sa nouvelle composition, un de ses rares morceaux que je puisse jouer car il n'est pas trop difficile, la troisième Consolation en Ré bémol majeur. Très belle, cette pièce est comme du Chopin qui tournerait au mystique.
La différence entre la musique de Liszt, homme généreux et grand créateur, et la mienne, c'est que chez moi les « snips » peuvent se retrouver éléments de l'œuvre elle-même, parce que moi je fais de la musique concrète. Je dis cela sans dérision, car je me ressource souvent dans les œuvres du Maître, dont les sublimes Jeux d'eau à la Villa d'Este. Ma dernière symphonie et ma dernière musique, terminée fin décembre, est sous-titrée Révélation, elle dure quatre-vingt-dix minutes, et on y entend des sons aussi familiers qu'un son de sécateur, avec d'autres dont la source n'est pas reconnaissable et dont l'élaboration a demandé plusieurs décennies.
Ma dernière au deux sens du mot, de « plus récente », et de « ne devant être suivie par aucune autre », car en ce début d'année où l'on fait des résolutions, je réalise celle que j'ai déjà évoquée en plusieurs blogs : en 2020, j'arrête de composer la musique concrète. Cela évoque le titre de livres pratiques bien connus, tels que le best-seller de Laurence Pernoud J'attends un enfant, paru en 1956 et réédité tous les ans (l'auteure, elle, est décédée en 2009) ou J'arrête de fumer, de Gaëlle Alban. Je ne suis concerné ni par l'un ni par l'autre sujet, mais composer, si.
C'est une idée autour de laquelle je tourne depuis... 1979. A cette époque, où je n'étais plus membre du GRM, je me sentais découragé, car à part chez mon aîné et ami Francis Dhomont, je ne rencontrais déjà pas d'intérêt ni de stimulation pour le type de musique que je faisais à l'intérieur même du milieu qui était le sien (cet intérêt est venu plus tard, avec une autre génération, et notamment le livre si précieux et original de Lionel Marchetti). Tu, ce mélodrame que Brocoli a édité 20 ans après et sur la première version duquel j'avais beaucoup travaillé, n'avait rencontré en 1977 que l'indifférence. Je n'avais pas d'idée et ne voulais pas me répéter. J'ai évoqué cette idée d'arrêter la composition auprès de Michel Redolfi, que je côtoyais à Marseille dans les studios du Groupe de Musique Expérimentale de Marseille, où je réalisais Diktat, une œuvre qui aurait pu être ma dernière, tandis que lui travaillait à une de ses œuvres inspirées par l'océan, Immersion. Michel m'en a dissuadé, je l'en remercie ici, d'autant que la vie nous a séparés. Pas seulement géographiquement, mais surtout amicalement : Redolfi, peu après – voir à ce sujet sa notice Wikipedia - s'est lancé dans ses concerts subaquatiques, à écouter dans l'eau, donc dans ce genre de circonstance où , comme je l'ai écrit en 1994, dans Musiques, medias et technologie, un livre dépassé techniquement (mais prophétique, selon moi, sur le pronostic que je pose à propos du sort de la musique de création), « ce qu'on y entend ne semble pas avoir, pour les critiques et le public, autant d'importance que le caractère insolite, monté en épingle, des conditions d'écoute et de la situation qu'ils vivent ». Michel m'en a voulu d'avoir écrit cela, puisqu'en présence de Claude Samuel, responsable à l'époque à France Musique, et d'Antoine Duhamel, l'auteur de la musique de Pierrot le Fou (Samuel avait voulu nous réunir pour un déjeuner privé), il m'a qualifié de « diffamateur », sic, de sa musique, à cause des lignes que je viens de citer. Il ne se sentait plus reconnu comme compositeur d'œuvres tout court. Dans ce cas, il avait le sentiment que peut éprouver un compositeur qui rencontre le succès comme musicien de film, et en veut au monde entier de ne pas trouver le même pour ses œuvres de concert. Ce n'était pas à moi, qui ai parlé de sa musique de concert dans plusieurs livres et dictionnaires, qu'il devait s'en prendre. Il aurait pu comprendre aussi que c'est la loi du genre. Si l'on joue le jeu de l'événementiel à une époque où le respect pour l'œuvre musicale comme ensemble organisé, au même titre qu'un tableau ou qu'un livre, se perd, il faut savoir à quoi on s'expose.
Au même déjeuner, Antoine Duhamel (1925-2014), qui me connaissait comme l'auteur de l'essai Le Son au cinéma venait justement de me faire, courtoisement, cadeau d'un CD consacré à sa musique de chambre, ce qui était une manière de me dire : je ne fais pas seulement de la musique de film pour Godard, Truffaut et Tavernier. Il avait, de fait, un abondant catalogue de compositions auxquelles personne ne s'intéressait.
Pour ce qui est de Diktat, dont j'ai déjà évoqué la création (blog 76), l'œuvre est tombée à plat après sa création en Avignon, avant de renaître vingt-cinq ans plus tard grâce à Lionel. Mais même si je me suis remis à composer, j'ai continué de me trouver des gagne-pain parallèles : enseignement sur le cinéma, radio, publications, et une foule d'articles pour des recueils, des dictionnaires, des revues. Cela m'a permis de refuser toutes les propositions de « musiques d'application », après en avoir réalisé quelques-unes.
Ceux de mes connaissances qui vivent de leur travail de compositeur d'œuvres sont rares. Ils sont plus souvent sollicités pour les événements, performances et improvisations. Je n'envie pas pour autant les compositeurs instrumentaux auxquels on fait beaucoup de commandes pour le concert et qui y répondent toujours : ils perdent parfois leur rythme. L'intérêt de la musique concrète me paraît multiple : d'une part, vous ne risquez pas d'être trahi par un orchestre ayant mal répété, l'œuvre étant faite ! D'autre part, les moyens pour donner une œuvre sont moins coûteux. Mais ils ne requièrent pas moins de talent et d'attention professionnelle. C'est là que Motus depuis plusieurs années joue un rôle précieux dans le monde.
Dans les années 90, de la part des compositeurs un peu plus jeunes devenus maintenant un peu moins vieux que moi, parmi lesquels ceux que j'évoque dans mon blog 66, et d'autres au contraire plus âgés, j'attendais en fait avec espoir que leur exemple, leur création d'œuvres me poussent à me dépasser en termes d'ambition, fassent exister le genre de la musique concrète en une course-relais continue dans le plaisir de l'émulation. Oui, l'émulation : comme j'ai été poussé à faire de la musique ambitieuse par l'exemple d'aînés à l'époque où ceux-ci voyaient grand, j'aurais aimé que la proche génération me suivant soit à la fois stimulée et stimulante y compris agressivement (dans le genre : « je vais faire encore mieux que ce type ») par son rapport à ma musique. Cette ambition n'est revenue que plus tard chez des compositeurs bien plus jeunes, et j'espère qu'elle va se maintenir.
NE BOUFFE PAS TROP TES DONS
Je cesse de composer, et veux me consacrer pour ce qui me reste de temps et de ressources à des films et de gros écrits à terminer, pourquoi ? Je ne sais. J'ai l'habitude de ne pas croire aux « pourquoi », sauf dans le domaine de la causalité scientifique. Et encore, le « pourquoi » n'est-il qu'une question d'humain, rétroactive : « Pourquoi suis-je né ? Seulement parce que mes parents ont fait l'amour et que le rapport a été fécond? » et ainsi de suite. Dans les questions d'enfant, en revanche, il faut honorer les « pourquoi », en y entendant le « comment il se fait que.... », et la partie du désir inconscient. « Pourquoi composes-tu ? Pourquoi arrêtes-tu de composer ? » Même énigme pour moi.
Que ce soit clair : je n'ai pas l'intention de me désintéresser des quelques 24 heures de musique concrète composées en 50 ans ; bien au contraire, je veux consacrer une partie du temps et de l'énergie libérées à créer toutes les conditions pour qu'elles soient bien entendues dans le monde entier ; avec sous-titrage du texte quand c'est une œuvre dramatique ou religieuse, et suivre leur mettre en forme et leur édition discographique entre autres. C'est cela le Boustrophédon : une forme générale distribuée en douze concerts allant de 1 heure à 2h45, et se déroulant sur 24h si ces concerts étaient enchaînés, ce qu'il ne peuvent pas être. Pas question en effet dans ce cas de ce qu'on appelle binge-listening.
Boustrophédon = bouff' trop ses dons ? Cette contrepèterie ne m'est venue à l'esprit que bien des années après ma première idée de donner ce titre à mon projet. Boufferais-je trop mes dons ? Les années de psychanalyse que j'ai faites – et une des interprétations de l'analyste - m'ont aidé à prendre conscience que je vivais avec culpabilité – comme un enfer - le fait d'être « doué », et il faut croire que je l'étais, doué, en tout cas pour une musique dont je ne savais pas la nature précise avant de la faire. Je raconterai une autre fois comment j'ai culpabilisé sur la part de contingence (mot relevé dans un de mes premiers textes, par Pierre Schaeffer, qui du coup me reconnaissait écrivain, faute qu'il me reconnût comme compositeur) dans le langage de cet art.
L'été dernier a été créée par Jonathan Prager comme « acousmoniste » dans le cadre de Futura, le festival de Motus, mon œuvre nouvelle de 38 minutes que Brocoli doit éditer sur disque fin 2020 : Laudes. Travaillant alors à Paris, je ne me suis pas rendu à Crest où a lieu le Festival. J'ai eu des échos chaleureux de cette création. D'un côté, j'aurais aimé entendre ma musique et celles des autres ; d'un autre, j'étais content qu'une œuvre religieuse traitée en fresque humaine vive sans moi, surtout sous les doigts de Jonathan, qui a si bien servi ma musique plusieurs fois.
Dans le texte envoyé pour le programme de la création qui a eu lieu fin août 2019, j'annonce mon projet de clore le Boustrophédon, et j'ajoute :
« On trouve dans le monde beaucoup de jeunes compositeurs/trices doué(e)s pour la musique concrète/acousmatique, réalisée pour sons fixés ; mais il leur manque, notamment en France, pourtant le pays de naissance de cette musique (une musique dont ce pays semble avoir honte), un soutien des institutions, du milieu culturel. Je souhaite à la musique concrète de ne pas se perdre, et de résister à la facilité des « installations », des « événements » où est vedettarisé le dispositif technique (écoutes sous casque, sur fauteuil vibrant, sous l'eau, et autres miroirs aux alouettes sensoriels) tandis que sont oubliées l'œuvre et sa forme entre début et fin. En ce qui me concerne je refuse, pour toute présentation devant un public de mes musiques, le plein air, l'auditoire ambulant, la diffusion d'extraits, les remix, les light-shows et autres fumigènes, la mise en vedette abusive du dispositif d'écoute et du lieu de diffusion, les soi-disantes transcriptions instrumentales et la publication de pseudo-partitions. Je ne reconnais aucune notation écrite de ma musique, sinon comme le document privé et subjectif d'un chercheur dans un but de travail. Dans le même sens, je suis en train de jeter et d'effacer – quand le support est récupérable - les éléments de réalisation de mes œuvres (…) afin d'éviter toute exploitation de fonds de tiroir et d'inédits, en ne conservant que (ceux de) la Tentation de saint Antoine, destinés à être publiés seulement dans un but d'information historique et pédagogique »
Ce texte peut sembler arrogant et sec ; mais je ne crois pas avoir exagéré la situation. L'automne dernier, les deux « hommages » ridicules et démagogiques rendus à Pierre Henry par le Festival Ars Musica de Bruxelles et la Cité de la Musique à Paris, dans des manifestations où pas une œuvre de musique concrète véritable de celui qui fut longtemps le plus grand compositeur du genre n'était donnée, sont venus confirmer mon opinion sur l'importance d'une position claire, celle-là que Pierre Henry n'a pas eu le courage d'adopter et d'imposer, pour faire respecter la musique concrète sans en faire un satellite du cinéma ni prétendre la « transcrire » instrumentalement. Heureusement, Motus, certains labels, et bien sûr certains artistes, l'ont, cette position et cette détermination.