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ENTRE DEUX IMAGES n°82 / TOP LIST n°22

3 novembre 2019

SPECIAL COMÉDIE MUSICALE AMÉRICAINE

Lubczanski / Guétary / Kelly / Levant / Arletty, née Léonie Bathiat /Loren / De Sica / de Filipo / Hitchcock / Jakub Trš / Jeunet / Honoré / Caron / Foch / Gershwin / Powell / Pressburger / Lerner / Wise / Robbins / Wood / Landis / Aykroyd / Belushi / Minnelli / Astaire / Charisse / Fabray / Buchanan / O'Connor / Reynolds / Ross / Potter / Reitherman / Prima / Carel / Cukor / Parker / Pierson / Streisand / Kristoffersson / Mason / Garland / Leavitt / Allen / De Palma / Williams / Graham / Harper / Finley / Leroux / Wilde / Ardolino / Mc Carey / Goldberg / Lloyd Bacon / Berkeley / Keeler / Altman

RÉPONSE A UN ENSEIGNANT

Cher Monsieur,

Dans cette scène de Bandwagon dont je tire l'image ci-dessus, les personnages semblent nous regarder de leur fiacre, qu'ils ont pris pour se reposer des répétitions épuisantes d'un nouveau spectacle à Broadway qu'ils jugent voué à la catastrophe commerciale et artistique. Le film musical en effet ne parle pas que de la joie, il parle de la vie et de l'échec. Le film dont vous me parlez m'a toujours frappé comme incarnant une certaine ambivalence. Il y a quelques jours, à travers le lien que propose mon site, vous m'écriviez en effet :

Je suis enseignant de cinéma et je prépare un cours sur la comédie musicale. En visionnant "Un américain à Paris" sans le faire exprès en VF, je me suis aperçu que toutes les chansons étaient doublées en français, pas seulement Georges Guétary, mais aussi Gene Kelly et Oscar Levant. Je cherche à savoir quels sont les chanteurs qui les ont doublés en français, en particulier pour Gene Kelly dont la doublure prend un accent américain qui ne sonne pas très vrai à mes oreilles. Sauriez vous quelque chose à ce sujet ? Merci pour toute réponse.

Cordialement

Jacques Lubczanski

…. et je vous promettais de vous répondre à travers mon prochain blog. Depuis, j'ai été très pris, notamment par une intense et très stimulant séjour de travail à Prague. J'ai esquissé ma réponse dans l'avion du retour, puis je ne me sentais plus prêt, et enclin à à reporter ce blog en faveur d'un autre. Mais voici que cette nuit, j'ai rencontré Gene Kelly lui-même : de la seule façon dont on peut le rencontrer aujourd'hui, c'est-à-dire en rêve, puisqu'il est mort en 1996, et cela m'est apparu comme un signe. Dans ce rêve le grand artiste était tout naturellement, au milieu d'autres gens d'aujourd'hui, dans un lieu consacré à l'art dit contemporain et à la musique électroacoustique. Je voulais lui proposer de travailler sur un de mes films, car il avait l'âge sans âge que lui donnent certaine œuvres sublimes comme Les Demoiselles de Rochefort. Mais il s'éloignait, et je me mettais à sa recherche – après quoi je me suis réveillé. Alors je me suis décidé à écrire ce qu'on va lire.

Ce rêve m'a fait d'abord penser à une rencontre que je me repens de n'avoir pas suscitée dans la vie réelle, car elle était encore fort réaliste et réalisable dans les années 80 : contacter l'actrice française Arletty (décédée en 1992) pour lui demander de jouer dans un de mes mélodrames concrets, car si celle-ci était devenue aveugle, elle avait gardé intacte sa merveilleuse voix. Ç’aurait été facile de lui faire apprendre le texte oralement, voire qu'elle le lise en braille.

La réponse à votre question spécifique sur « qui a doublé Kelly » se trouve dans la notice Wikipedia française consacrée au chanteur/danseur/acteur/réalisateur, et où est incluse la liste des artistes français qui lui ont prêté leur voix. Une précision que je trouve juste et touchante, il existe d'ailleurs un site Wikipedia français spécialement consacré aux acteurs de doublage.

Ce que j'avais envie de vous dire au sujet de votre remarque sur le caractère « peu vrai » (« à vos oreilles », précisez-vous) de l'accent américain dans le doublage français est que ce qui vous paraît vrai et pas vrai est dans le cinéma de fiction est un problème accessoire et personnel, dépendant de vos propres références et de votre histoire à vous. Il faut le situer historiquement. Tel accent est une convention qu'on admet à telle époque, et qui ne passe plus ou qui date, lorsqu'on revoit le film des années après sa sortie : pourquoi l'actrice qui double Sophia Loren dans le triptyque de Vittorio de Sica Hier, aujourd'hui et demain, que j'ai vu à sa sortie en 1963 et en v.f. donc, a t-elle un accent marseillais pour le sketch écrit par Eduardo de Filipo, et qui se déroule à Naples ? Parce que c'est une équivalence que le public français populaire de l'époque admettait, j'en témoigne, et qui ne me gênait pas non plus ; je voyais les films avec ma mère souvent en v.f., mais avec mon père et sa femme en v.o. (il n'a pas hésité à nous emmener mon frère de 13 ans et moi qui en avait 11, voir North by Northwest dans une petite salle de la Rive Gauche qui était une des rares à Paris à passer Hitchcock en langue originale, et j'ai beaucoup aimé malgré mon jeune âge).

Mais c'est d'Un Américain à Paris que vous parlez. A sa sortie en 1951, le film visait un très large public, ce qui expliquerait qu'en France, on en ait doublé même les chansons. Si l'accent ne dérangeait pas le public français d'alors, tout est bien. Le problème est que les films populaires d'une époque deviennent trente ans plus tard, du simple fait de leur ancienneté, des objets cinéphiliques et idéalisés, qu'on voudrait voir dans des conditions abstraitement « idéales », qui n'existeront jamais et n'ont jamais existé. De toutes façons, même si vous comprenez très bien l'anglais, vous n'êtes plus contemporain du film, qui ne se cache pas de montrer un Paris d'imagerie.

C'est pour cela que je trouve snobs les critiques français qui, à la sortie française du Fabuleux Destin d'Amélie Poulain de Jean-Pierre Jeunet (Amélie z Montmartru, à Prague où le film reste populaire, même à la prestigieuse FAMU où j'ai été invité dans de merveilleuses conditions – merci Jakub !), lui ont reproché en 2001 de n'être pas « réaliste » et de méconnaître la réalité sociologique de la capitale et de la Butte. Réaliste, mon Dieu ! Le Paris maussade du film de Christophe Honoré Chansons d'amour, 2007, peuplé de jeunes gens privilégiés qui traînent leurs problèmes amoureux sur les trottoirs du Boulevard de Strasbourg et de la rue du Château d'eau, avec en arrière-fond - en arrière-fond seulement, attention ! - des coiffeurs afro et des boutiques populaires où ils n'entrent jamais, est-il plus réaliste parce qu'il croit tourner le dos à l'imagerie ? Mais l'imagerie qui s'assume est toujours belle, et Jeunet a su inventer la sienne, c'est rare au cinéma.

Reste un autre élément de désaccord amical : je crois comprendre que vous aimez Un Américain à Paris, et moi non. Je vous rassure : des Français de ma génération et d'autres encore plus vénérables mettent ce film très haut. Tout en admirant l'humanité, le charisme et le génie chorégraphique de Kelly, la causticité d'Oscar Levant, le charme cordial de Georges Guétary, la grâce de Leslie Caron, l'ensemble ne me plaît pas dès qu'on passe au deuxième acte, après l'introduction brillante, ingénieusement commentée par différentes voix narratives, et le beau numéro I got rythm, sur un air de Porgy and Bess, de Gershwin, devant des gamins de Paris. J'ai de la peine pour Nina Foch, dont l'amour sincère pour Kelly est sèchement repoussé.

Mais surtout, c'est le ballet final qui m'accable: sa volonté de lutter avec les grands numéros dansés d'un film anglais comme Les Chaussons rouges, de Powell / Pressburger, 1948, est manifeste, jusque dans le parti pris de se priver de chant. C'est un problème qui m'est personnel : j'aime quand les grands ballets commencent par faire entendre, résonner, chanter des paroles (c'est pour cela que j'adore ceux de West Side Story qui sauf le premier - mais les claquements de doigt y tiennent lieu de parole, et l'atmosphère de défi justifie le caractère sinistre du mutisme - ne sont jamais silencieux). Même bien dansé, le ballet classique m'ennuie (souvenir ici d'une représentation du Lac des Cygnes à la salle Garnier, où nous avait emmenés ma mère, et où je n'ai fait qu'attendre que ce soit fini). En plus, dans le film de Minnelli, comme vous savez, le ballet final d'inspiration picturale est présenté comme un rêve où Kelly a toutes les raisons de se croire abandonné, et j'ai de la peine aussi pour lui – jusqu'à ce qu'un « happy end » mal amené (Alan Jay Lerner, parolier mais aussi scénariste du film, n'a pas eu ici la main heureuse) ne réunisse in extremis, grâce à la grandeur d'âme de Guétary, les deux amoureux. J'envisage pourtant sans problème qu'on puisse aimer ce film, y compris pour les raisons mêmes que j'énonce. C'est une formule que je reprends à chaque fois: sur le plan du spectacle et du plaisir esthétique, on a toujours raison d'aimer ce qu'on aime.

TOP LIST n°22 : DIX FILMS MUSICAUX DES USA

Je mets ci-dessous la liste de mes dix « musicals » américains préférés, sans ordre de préférence, et en observant la règle de « pas plus d'un film par réalisateur ou tandem de réalisateurs » :

  1. West Side Story, 1961, de Wise et Robbins, bien sûr, j'en ai déjà parlé dans mon blog n°7. Ce fut une très grande émotion pour moi de le voir et de l'entendre en 1964 dans la grande - et à l'époque unique - salle du cinéma George V, sur les Champs-Elysées, où il se donnait depuis deux à trois ans en exclusivité. Je me rappelle que la publicité, énigmatique pour moi avant cette séance, reposait sur l'image stylisée des "fire-escape", les escaliers pour échapper aux incendies, typiques de certains immeubles américains. Après la séance, ils devinrent l'échelle menant au paradis: le toit sur lequel Natalie Wood esquisse seule quelques pas de danse, sans oublier celui où se danse le numéro opposant garçons et filles, America. Peut-être l'intensité et l'énergie de ce numéro sur écran géant 70mm ont-elles légèrement affaibli pour moi des années plus tard, quand j'ai vu des "musicals" à Broadway, la vision de vrais danseurs sur scène, qui restent là-bas à leur échelle. 
  2. Les Blues Brothers, 1980, réalisé par John Landis, même renvoi. Un tel film reste unique au monde, n'avait jamais été fait et ne pourra plus jamais l'être: le timing et la complicité des deux compères Aykroyd/Belushi, l'humour avec lequel Landis fait débuter et s'arrêter un numéro de chant ou de danse abruptement, prenant tout le monde par surprise. Et bien sûr, la grandeur des prestations de tant d'artistes du blues et du rythm and blues. Je pense que Landis, avec sa carrière inégale et curieuse, sera réévalué plus tard à sa juste valeur: son Loup-garou de Londres, en 1981 (objet de ma première critique de cinéma, dans les colonnes des Cahiers du Cinéma) reste aussi d'un ton et d'un humour noir très particuliers. 
  3. Tous en scène / The Bandwagon, réalisé en 1953 par Minnelli : le film, qui commence comme une histoire de « has been », aurait pu être acide et désagréable, mais le couple que finissent par former Fred Astaire et Cyd Charisse est très beau (la scène magique du pas de deux dans Central Park). Marier le sarcastique Oscar Levant à la fraîche Nanette Fabray est un heureux miracle de casting, Jack Buchanan joue parfaitement, avec sa belle voix d'écossais, un metteur en scène à la fois prétentieux et bon enfant, oxymoron qu'il rend crédible, et enfin le numéro de coulisses, comme improvisé, « I Love Louisa », est un enchantement, il semble se créer sous nos yeux.
  4. Singin' in the Rain, 1952, de Donen et Kelly, bien sûr – je l'aime vraiment, et pas pour me joindre à je ne sais quel consensus. Une des fois où je l'ai vu en salle, c'était à l'Opéra Garnier, dans la grande salle, où il avait droit à une projection exceptionnelle et le public aimait, riait, applaudissait comme on le fait en Amérique tour à tour Donald O'Connor, Gene Kelly, et le numéro « Good Morning » où les rejoint Debbie Reynolds.
  5. Pennies from Heaven, 1981, réalisé par Herbert Ross sur un spectacle de Dennis Potter – sinistre mais sinistre délibérément, et hanté d'une pluie imaginaire de ces « pennies » qui manquent aux personnages, j'en parle dans mon blog n°61.
  6. Le Livre de la Jungle, 1967, réalisé par Wolfgang Reitherman. Désolé d'introduire un film qu'on n'attendait pas dans ce contexte, mais pour être un dessin animé, ce n'en est pas moins un magnifique film musical, toujours aimé et cité, avec la voix de Louis Prima, notamment, en Roi des Singes, et quelles chansons, quelle chorégraphie ! Le doublage français pour les chansons est excellent, c'est le légendaire Roger Carel qui fait Kaa.
  7. A Star is Born, 1954, dirigé par George Cukor, la deuxième version à l'écran de cette histoire imaginée par Dorothy Parker, et la première musicale. Je n'ai pas encore vu celle toute récente avec Lady Gaga, qu'on dit bonne. Si celle de 1976 réalisée par Pierson avec Barbra Streisand est faible, c'est largement à cause d'un partenaire masculin inexpressif (contrairement au sublime James Mason). Judy Garland chez Cukor est bouleversante, le travail sur le Cinémascope et le décor respectivement de Sam Leavitt et Gene Allen extraordinaire, les chansons et musiques de différentes sources admirablement intégrées. Enfin, le coup de génie du film est que son grand morceau de bravoure est totalement intimiste: c'est, non le ballet/pot-pourri Born in a trunk, tourné d'ailleurs sans Cukor, mais le numéro Someone at last, où l'héroïne, revenue de son tournage à la maison où l'attend son mari, un acteur alcoolique que plus personne ne veut engager, mime pour celui-ci seul, sans décor et avec les accessoires qu'elle a sous les mains dans leur living-room, l'immense et pompeuse séquence, avec exotisme et figurants, qu'elle est censée tourner, et qu'elle l'invite - et nous invite - à imaginer avec les yeux du coeur.
  8. The Phantom of the Paradise, réalisé en 1975 par Brian de Palma. Paul Williams est aussi bon comme compositeur de la musique du film que comme interprète du « vilain », l'ignoble Swan ; Gerrit Graham, dans le rôle parodique de Beef, génial ; la troupe autour du couple Jessica Harper/William Finley, d'un entrain et d'une énergie magiques ; et le brassage mi-burlesque mi-tragique des références à Gaston Leroux, Oscar Wilde, etc... magistral. Plus une certaine ambiance « seventies » et une énergie dont je me sens avoir été contemporain.
  9. Sister Act, 1992, réalisé par Emile Ardolino (qui a très bien réussi également Dirty Dancing). Il y a beaucoup de films de bonnes sœurs qui chantent, souvent plaisants voire émouvants (notamment ceux de McCarey), mais je choisis celui-ci car j'aime beaucoup Whoopi Goldberg et le Gospel.
  10. 42th Street, 1933, de Lloyd Bacon et Berkeley : à cause du numéro-titre, un chef-d'œuvre de Busby, où l'on part de la piquante Ruby Keeler pour aboutir à une symphonie de la ville mêlant l'entrain, le grandiose et le sordide. La reproduction ci-dessous d'une « lobby card » (photo qu'on affichait à l'entrée des salles et qui souvent, comme ici, colorisait trompeusement un film en noir-et-blanc) laisse penser que la Warner a envisagé de lancer le film comme un mélodrame sérieux avec un peu de coquinerie (voir à nouveau mon blog n°61). Alors que le film est surtout vu aujourd'hui comme un divertissement kitsch: il mérite mieux, ainsi qu'une grande partie des films de cette période bouillonnante.

Et encore merci à l'IMdb et à Wikipedia.

Post-scriptum, rédigé après la première publication en ligne : en me relisant, je me rends compte à quel point ma liste appartient au passé. Peut-être le nombre limite de dix est-il trop restrictif. Il faut aussi envisager le cas de films qui montrent une station de radio (le merveilleux Prairie Home Companion, 2006, réalisé par Robert Altman et sorti en France sous le titre The Last Show), des nombreux "biopics" qui se sont multipliés et dont certains me paraissent très bons, ainsi que des films avec de grands moments de karaoke et de "sing along", comme Le mariage de mon meilleur ami, déjà cité par moi dans une "top-list de "feel-good movies".... Donc, allons-y: prochainement, je complèterai par une liste additive de films américains des vingt-cinq dernières années. Cela fera une top-list n°22 bis.