Blog

LA CRÉATION DES SONS POUR LA MUSIQUE CONCRÈTE, une problématisation, chapitre 4

21 décembre 2025

Photographié – probablement par mon frère Jacques – dans les années 60, lorsque notre mère avait quitté Nogent-sur-Oise pour Vaucresson, voici le piano droit hérité de ses parents qu'elle avait installé dans le séjour de son nouvel appartement de la rue des Fonds Huguenots. Un piano dont elle ne jouait jamais, et avec lequel elle me permettait de faire ce que je voulais dans la journée, lorsque je rentrais de mes études de lettres à l'Université de Nanterre, ou de mes classes d'harmonie et de contrepoint au Conservatoire de Versailles, et qu'elle était à son travail ou de sortie. C'est de ce Pleyel ancien (il y avait deux supports pour y placer des chandelles) que j'ai tiré tant de sons qui, je ne m'en doutais pas à l'époque, allaient me servir pendant cinquante ans et plus, le plus souvent incognito - on ne reconnaît pas toujours du piano, et quand on le reconnaît, le timbre n'est jamais le même - dans mes œuvres de musique concrète. J'insérais entre les cordes verticales des objets, du carton, du métal, je grattais ces cordes, je les pinçais. Ou bien je transformais l'instrument en échantillonneur acoustique, frappant sur les touches du clavier pour déclencher des sons différents, ou bien encore j'utilisais simplement les cordes, libérées de leur étouffoir, comme caisse de résonance pour des cris, des déclamations. Je créais aussi toutes sortes de petits morceaux mélodiques à la manière de Bartok, Satie ou Prokofiev, et bien sûr qui n'étaient même pas notés, parce que je préférais les enregistrer sur le champ, avant de modifier la préparation. Et parfois, c'étaient juste des sons isolés, des percussions, des crissements, des événements sonores divers.  Certains de ces tournages sonores étaient enregistrés à faible vitesse, 9,5 cm par secondes, voire deux fois moins, pour souligner le « pleurage » du magnétophone, ce qui leur apportait une expressivité particulière.

A l'époque, je connaissais bien sûr la pratique inventée par John Cage du prepared piano, comme disait le compositeur américain, et je parlais moi-même pour mes productions de piano préparé, mais je n'écrivais pas, contrairement à Cage, des partitions. Je faisais des « tournages sonores » plus ou moins réitérés, conservés sur bande magnétique – tout comme Pierre Henry dans les débuts de la musique concrète. Pas question de jouer et de tenter de reproduire en public ces morceaux ou ces sons.

En y réfléchissant aujourd'hui, toutefois, il ne s'agissait pas de piano préparé, mais je dirais aujourd'hui : de découplage des possibilités sonores de cet objet. Si vous grattez ou frappez directement de la main, avec une petite mailloche, telle ou telle corde, vous n'avez plus affaire au piano en tant que tout, ou à la cithare, ou à l'épinette des Vosges, ou au koto. Vous utilisez telle corde tendue, ou tel faisceau de cordes ; vous utilisez le mécanisme, les feutres, les étouffoirs s'il y en a; bref vous découplez.

Ceux qui ont lu le blog précédent de cette série ont retrouvé cette idée qui m'est chère, de découplage, à propos de la voix. Eh bien, vous pouvez faire la même chose avec un instrument de musique, sans forcément  le maltraiter. De la même façon, j'avais une famille de flûtes à bec dont il me suffisait de retirer la partie qu'on appelle le bec, celle qu'on met dans la bouche, pour en jouer comme d'un appeau. J'avais aussi une guitare classique bon marché, dont j'utilisais la caisse et les cordes indépendamment ou ensemble, etc.... Mais je n'ai jamais songé à le faire en public ; c'est trop aléatoire. J'enregistrais.

L'idée du découplage fonctionne aussi pour les appareils d'enregistrement. Il s'agit juste de trouver d'autres usages d'un appareil connu, sachant que les effets de ces autres usages sont souvent imprévisibles, fugitifs, et qu'ils sont très indiqués pour une musique où l'on enregistre ce qu'on fait, afin d'utiliser tel passage précis et initialement éphémère. Par exemple, dans les années 80, alors que beaucoup de compositeurs de musique concrète/acousmatique se tournaient vers l'ordinateur, j'ai découvert d'autres possibilités d'employer la bande magnétique dite aujourd'hui « analogique » : canons par double ou triple lecture sur des magnétophones mis en ligne, défilement contrarié, et effet de « crayonné » - possibilités sur lesquelles je reviendrai ultérieurement. Si l'on pratique cela en direct, comme je l'ai vu faire avec humour, talent et virtuosité, par mon ami Jérôme Noetinger, on  relie les effets à la totalité de l'appareil, que l'on donne à voir au public, et on prend le risque de l'improvisation. Pour la musique que je veux faire, c'est trop aléatoire. J'ajoute que Jérôme a aussi créé des musiques concrètes, donc fixées sur support, vigoureuses et personnelles.

D'autres appelleraient cela du « détournement » : c'est un mot que je n'aime pas, je ne sais pas trop pourquoi. Lorsque Galilée a eu l'idée de tourner vers les cieux et les astres la lunette d'approche que d'autres avaient inventée pour voir de loin à la surface de la terre, il n'a pas détourné la longue-vue, il lui a trouvé un autre usage. Même chose pour les instruments de musique.

De la même façon, lorsque l'être humain a perfectionné le jeu instrumental, il a appris à découpler l'usage de ses mains, en les spécialisant. Aucun sport, aucun art, aucune technique n'existent sans découplage : développement séparé d'un muscle, d'une fonction, inhibition d'un réflexe de couplage de plusieurs muscles, organes, façons de dire ou de penser, etc...

Je suis ravi d'avoir trouvé cette idée de découplage, sur laquelle les lecteurs de mes blogs m'ont souvent vu revenir (voir par exemple Entre deux images n°50, du 22 janvier 2017, à propos de l'écoute réduite inventée par Pierre Schaeffer). Avec elle, j'éprouve – pour plaisanter un peu – la même ravissement que le personnage d'un sketch comique de Charles Cros (un des inventeurs du phonographe, soi-dit au passage) lorsqu'il croit avoir trouvé quelque chose que personne avant lui n'aurait remarqué : l'association entre la vitesse et les rayures. En résumé, pour lui, tout ce qui va vite est rayé : pour preuve, le zèbre, réputé courir vite, mais aussi le train et le tramway, qui roulent sur des rails. Ce monologue désopilant de « L'Homme qui a trouvé » est accessible instantanément sur Wikisource, mais je l'ai découvert grâce à l'excellent recueil Fumisteries imaginé et compilé par Daniel Grojnowski et Bernard Sarrazin dans la collection Omnibus. Ma trouvaille à moi est celle-ci : toute culture est fondée sur le débrayage et le découplage.

A l'instant même où j'achève ce blog, je découvre que Google propose maintenant aux lecteurs pressés, sous le nom d'Aperçu IA, une synthèse, fabriquée par la fameuse « Intelligence » – un nom usurpé dans ce cas -  de mon emploi de la notion de découplage à travers mes écrits et mes blogs : c'est n'importe quoi et c'est presque intégralement incohérent et faux. Lisez plutôt mes textes, et ceux des autres, à la source. Et passez de bonnes fêtes.

(à suivre)