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ENTRE DEUX IMAGES n°50

22 janvier 2017

SPÉCIAL "VIVRE AVEC LES SONS" : PEUT-ON SE MOUCHER SANS BRUIT ?

Lewis / Stevenson / Martin / Salinger / Willerval / Gorbman / Balzac / Gogol / Eristov / de Schloezer / Tolstoï / Bashô / Mallarmé / Sosset / Laurent / Schaeffer / Saint-Saëns / Krause / Hitler / Kafka / Kubrick / Asquith / Shaw / Hiller / Howard

Cette image vient d'un film que j'ai bien aimé à sa sortie et que je trouve aujourd'hui tantôt drôle, tantôt émouvant, tantôt languissant, The Nutty Professor (Docteur Jerry et Mister Love, 1964), de et avec Jerry Lewis, une parodie du récit du récit de Stevenson Dr. Jekyll et Mr Hyde. Grâce à une potion de son invention, un professeur de chimie disgracié et ridicule nommé Julius Kelp se transforme la nuit venue en un crooner fat, mais charmeur (joué aussi par Lewis, et qui serait une caricature vengeresse, dit-on, par l'acteur-réalisateur, de son ex-partenaire Dean Martin). Tel Cendrillon, le séducteur s'éclipse vers minuit, et le lendemain il retrouve l'aspect ingrat et la voix nasillarde de Kelp, avec parfois, en prime, une sacrée "gueule de bois". Les sons émis par les élèves de sa classe lui paraissent alors grossis, démesurés, dont celui de cette étudiante qui se mouche.

SE MOUCHER EN QUATRE LANGUES

Comment fait-on en anglais pour se passer du verbe réflexif français "se moucher" ? On emploie en effet le verbe courant "to blow" (pousser, souffler), et préciser qu'on souffle le nez ("blowing your nose"). En italien, je trouve "soffiarsi il naso", ou en castillan "soplarse - ou sonar - la nariz".

De mon encyclopédie Le Livre des sons (en cours) à laquelle je travaille depuis vingt ans à partir de sources historiques, cinématographiques, graphiques et littéraires, j'extrais plusieurs allusions de poètes et de romanciers à cette action corporelle humble et qui parfois, par convenance, se doit d'être aussi insonore qu'il est possible.

Chez J-D Salinger, la jeune Franny Glass se mouche après avoir pleuré - geste enfantin. touchant : “Franny blew her nose with guileless abandon; the report was considerably louder than might have been expected from so fine and delicate-appearing an organ." Sans renier ni dénigrer la traduction de Bernard Willervall, par laquelle j'ai découvert en 1962 Franny & Zooey dans l'édition de Robert Laffont, je la refais ici plus au ras des mots, avec l'aide de mon amie Claudia Gorbman : "Franny se moucha avec un abandon candide ; le retentissement fut considérablement plus fort que ce qu'on aurait pu attendre d'un organe si fin et d'apparence si délicate".

Il y a ici un gag de comparaison d'échelle : à cause petite, son d'une puissance inattendue. C'est bien cela que visent aujourd'hui (ils en font même leur argument publicitaire) certains modèles de chaînes hi-fi et de haut-parleurs.

Chez Balzac, au contraire, dans Le cousin Pons, le son du "mouchement", osons le mot, est accordé à la taille de l'organe : “Le vieux musicien paraissait donner du cor quand il se mouchait, tant son nez long et creux sonnait dans son foulard.” C'est bien l'expression "donner du cor", et non "sonner", que Balzac emploie, je l'ai vérifié dans différentes éditions.

Autre comparaison instrumentale, prouvant que se moucher produit une note dans certains cas, lorsque dans son génial roman inachevé Les Âmes mortes, Gogol écrit de son héros Tchitchikov : "В приемах своих господин имел что-то солидное и высмаркивался чрезвычайно громко. Неизвестно, как он это делал, но только нос его звучал, как труба." Traduction par Madeleine Eristov et Boris de Schloezer : "Au demeurant, ce monsieur avait des manières qui en imposaient ; il se mouchait avec extrêmement de bruit. Comment s'y prenait-il ? On ne sait, mais son nez résonnait comme une trompette." (Les Ames mortes, première partie, chap. 1)

Dans un autre classique russe, le vieux père du Prince André, bourru et pudique, lorsque son fils part à la guerre, va pleurer dans dans la pièce à côté : "Из кабинета слышны были, как выстрелы, часто повторяемые сердитые звуки стариковского сморкания." "On entendait le vieux prince se moucher rageusement dans son cabinet de travail, à coups répétés, avec un bruit d’explosion." (Léon Tolstoï, La Guerre et la Paix, trad. Boris de Schloezer)

Un peu de japonais, avec un haiku célèbre de Bashô, qui se translittère ainsi : tebana kamu / oto sae ume no / sakari kana.

手鼻かむ音さへ梅の盛り哉

traduit, selon les recueils, par :

Bruit de quelqu’un
se mouchant avec les doigts
Les pruniers dans leur éclat.”

Ou :

“Bruit clair
d’un qui se mouche dans ses doigts
pruniers en fleurs.”

Stéphane Mallarmé aime lui aussi marier le poétique et le trivial. Certains de ses quatrains de circonstance accompagnent le don d'un mouchoir à une dame, et évoquent le bruit qu'elle fera en s'en servant :

“Quand s’approchera de son nez
La baptiste qu’elle déploie,
Mouchoirs, pour Elisa sonnez
Toute une fanfare de joie.”

Il y en a plusieurs ainsi dédiés à la même Elisa Sosset, femme de chambre de son amie Méry Laurent, qui comme lui habitait rue de Rome, près de la Gare Saint-Lazare (une rue où je ne peux pas passer sans une pensée pour le poète et ses Mardis où j'aurais aimé être invité).

RÉPRIMER OU AFFICHER

Mais, va-t-on dire, se moucher décrit une action, pas un bruit. Oui, mais il est difficile de la faire silencieusement, même si des convenances peuvent exiger en public la discrétion sonore. Il est connu que tel ou tel son corporel est à réprimer dans un certain contexte, ou au contraire à manifester dans un autre. Comme l'affirme aussi un site de bonnes manières culinaires au Japon, à propos des nouilles ou de la soupe : "Loud slurping may be rude in the U.S., but in Japan it is considered rude not to slurp."

Le son corporel pose aussi la question de l'intention. Quand quelqu'un se racle la gorge, le fait-il juste pour s'éclaircir la voix ou veut-il aussi énerver, affirmer indirectement quelque chose qu'il vaudrait mieux qu'il dît en mots ? Je pense à un ex-voisin qui avait pour tic de se mettre à sa fenêtre ouverte pour y éternuer d'une manière tonitruante : on sentait la glaire, les postillons, c'était dérangeant. Au lieu d'étouffer le son il le répandait, et je l'entendais même lorsque la porte et la fenêtre de mon studio étaient fermées. Un jour, pour faire cesser ce manège qui me portait sur les nerfs, je ne trouvai pas d'autre moyen que d'entr'ouvrir ma porte et d'imiter vaguement son éternuement avant de me cacher. Furieux, il resta plusieurs minutes à la fenêtre, mécontent : "Qui a fait ça ?" L'écho inattendu de son bruit l'avait dérangé. Cela le calma un moment.

VIVRE AVEC LES SONS

L'exemple du son de "se moucher" n'est qu'un des sujets que je veux aborder dans un stage Acoulogia sur la pratique de l'écoute (et non sur la gestion des nez encombrés ou de l'éternuement) que je vais animer à Paris en avril au Carreau du Temple, où on montrera et expérimentera bien des choses sur les sons, tous les sons, pourquoi on classe certains comme musicaux et dans quel contexte - et comment en jouir, ou en atténuer la gêne voire la souffrance, ou s'en protéger, mais aussi comment mettre des mots. Je reproduis le tract, c'est plus simple :

"VIVRE AVEC LES SONS par la pratique des écoutes.

Il s'agit de prendre conscience de la façon dont nous écoutons selon les contextes, puis d’apprendre par la pratique à mieux maîtriser et utiliser ces différentes écoutes spontanées (causale, détectrice, sémantique, réduite), au moyen d’exemples puisés dans l'histoire, la musique, le cinéma, ainsi qu'à travers des exercices.

Découvrir la nature de ces écoutes, ainsi qu'un certain nombre de notions, aide à mieux vivre avec les sons, y compris avec les sons imposés externes (agression sonore) ou internes (acouphènes). Saisir leur fonctionnement, acquérir un vocabulaire plus large permet de faire entrer tous les sons et pas seulement ceux de la musique dans la culture, la connaissance de soi, et le plaisir.

Les participants seront amenés à utiliser un appareil d'enregistrement, leur téléphone mobile, par exemple.

Public : toute personne intéressée et concernée par le son, dans sa vie et dans son travail intellectuel, artistique, social."

Dans le titre de ce stage et sa description, se trouvent deux mots qu'on n'associe pas souvent à l'idée d'écoute : celui de pratique, (car écouter est une activité, même invisible et impossible à exhiber), et celui de plaisir. Ici le plaisir de la connaissance doublant le plaisir acoustique direct, voire retournant ou conjurant le déplaisir physique.

On y pratiquera donc, mais entre autres, l'écoute réduite fondée et définie par Pierre Schaeffer comme parti-pris d'observer et de décrire le son lui-même, et non pour sa cause ou son sens. Systématiquement, ceux qui ont critiqué cette écoute, voire l'ont proclamée impossible ou inexistante l'ont fait in abstracto, à partir de la seule lecture probablement partielle du Traité des Objets Musicaux, de Schaeffer, ou de mon Guide des Objets Sonores, en oubliant qu'il s'agit d'une pratique, non pas contradictoire avec les autres écoutes, mais découplée d'elles.

DÉCOUPLER LES ÉCOUTES

Toute activité implique en effet de commencer par un découplage de mouvements ou de perceptions fondues et associées, découplage qui peut-être ressenti au début comme répression. Quand on y parvient (dans l'acte de délier les mouvements de son corps, par exemple, pour le sport ou la danse, ici pour l'écoute), et quand on en éprouve du plaisir, ce plaisir n'est pas masochisme mais sentiment agréable de promotion motrice.

Si vous apprenez le piano, et que vous devez assez vite arriver à mouvoir indépendamment les doigts de vos deux mains, il vous faut au départ réprimer leur tendance à s'agiter au même rythme. Puis, vous y parvenez - et quand vous avez délié vos membres et "découplé" les deux mains, vous vous sentez mieux accompli. Même chose pour l'écoute réduite - une activité invisible, et qui ensuite se vérifie et se perfectionne notamment par la nomination et des exercices que j'ai mis au point et testés. Elle ne consiste pas à oublier ou à dénier d'un son qu'il vient d'une trompette, ou de quelqu'un qui se mouche, et dans beaucoup de cas d'une source indéfinie, flottante, mais à "découpler" l'identification ou la rêverie causale de cette autre écoute du son qu'est l'écoute réduite, pour ses qualités propres de durée, forme, masse, etc. Cette écoute a besoin de mots, qui souvent existent (quand on dit continu, discontinu, aigu, grave, crescendo, decrescendo), mais dont on ne songe pas à se servir, et qui souvent n'existaient pas - c'est pourquoi Schaeffer en a créé, j'en ai créé d'autres, et d'autres encore sont à créer ou à "réveiller", à réactiver en les sortant des dictionnaires ou des livres où beaucoup dorment encore.

Quand Tolstoï, dans Guerre et paix, parle du vieux prince qui se mouche "à coups répétés", cela qualifie à la fois l'action et le son, qui est discontinu. Dans la description de ce qu'André entend de la pièce à côté, puisqu'il s'agit d'un son acousmatique, il y a déjà écoute réduite.

En revanche, un de mes apports sur la question de l'écoute est d'avoir distingué dans l'écoute causale, ce que ne fait pas Schaeffer, deux écoutes non encore découplées : les écoutes détectrice et figurative. Ecoute détectrice : quelle est la source réelle ? Ecoute figurative : qu'est-ce que le son représente, dans un film, une dramatique radiophonique, un son de coulisse de théâtre, une musique ? Le coucou du Carnaval des Animaux de Saint-Saëns, familier aux enfants, est produit par une clarinette, qu'on est content d'identifier quand on l'a appris (écoute détectrice), mais les deux notes incarnent le coucou (écoute figurative), et cette dernière se réfère à la reconnaissance d'un intervalle de tierce descendante effectué en deux sons brefs discontinus (écoute réduite).

Si, ici, avec l'image et le son de "se moucher", je suis parti d'un son familier, trivial, c'est pour le réincorporer comme un son avec tous les sons dans la vie et la culture, ce que déjà, on l'a vu, fait la littérature. Parce que généralement, quand on écrit ou qu'on pense aujourd'hui sur les sons, on est soit dans une sorte de mythe de "retour à la nature vierge sans l'homme" (Bernie Krause), soit dans les fantasmes terrorisants et agressifs (un maquettiste de l'ancienne équipe d'Armand Colin ne me proposait-il pas, pour illustrer la couverture de mon essai Le son, un portrait d'Hitler ?), quand on ne ronronne pas dans le commentaire mythico-philosophique (le sempiternel commentaire de l'épisode des Sirènes dans l'Odyssée, ou de l'histoire d'Orphée ou de la nouvelle de Kafka Le Terrier). Dans ces trois cas, on s'en tient au pur, à l'absolu, au noble intemporel.

Qui prête attention aux sons récemment apparus dans le quotidien ? Tout le monde pense évidemment aux sonneries de portables, mais il y a aussi, entre autres, le grondement des valises à roulettes, qui peut devenir nuisance dans certaines petites rues piétonnes de villes touristiques - voir Venise - mais qu'il est agréable de faire ronfler quand on est en voyage. Ces sons peuvent me donner l'heure des trains d'arrivée (dans une rue piétonne près de la gare principale de Strasbourg, on entend à certaines heures un orchestre de valises à roulettes, celles des voyageurs regagnant le Centre Ville).

J'ai aussi créé le terme d'ergo-audition pour désigner ce que ressent l'émetteur/trice conscient(e) ou non de tel son qu'il/elle produit. Ressenti conscient, en tout cas, lorsqu'un enfant teste le son de la réalité en promenant sa petite voiture sur différents sols (Shining, de Kubrick).

Que l'on se rassure : il y aura aussi le fait de s'entendre-parler, les sons mythiques, les sons dits musicaux ou instrumentaux ou électroniques, les sons animaux, l'histoire des sons liés à la vie quotidienne (le bruit de l'éclairage au gaz, ou le crépitement des chandelles). Et puis, la persécution, la souffrance, la protection, mais aussi une méthode d'écoute adaptée à l'analyse et à la réflexion.

Sans oublier l'écoute linguistique, si bizarre, parce qu'entièrement différentielle (le "r" du mot "raison" qu'on peut prononcer encore aujourd'hui en France de vingt manières différentes, roulé, grasseyé, avec la langue ou sans la langue, pourvu qu'on ne croie pas entendre "maison" ou "saison"). Alors, pour terminer ce blog, je propose une image tirée d'un film peu connu : l'adaptation à l'écran en 1938, par Leslie Howard (jouant le professeur Higgins) et Anthony Asquith, de la pièce de George Bernard Shaw, Pygmalion, celle-là même qui a inspiré My fair Lady. Eliza Doolittle est interprétée, très bien, par Wendy Hiller, et dans le rôle de l'arrogant Higgins Leslie Howard est caustique et vif. Aux yeux du public, il n'est pas encore identifié au beau et faible Ahsley - et pour cause, puisqu'Autant en emporte le vent n'est pas encore sorti sur les écrans.