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LA CRÉATION DES SONS POUR LA MUSIQUE CONCRÈTE, une problématisation, chapitre 2

7 décembre 2025

Encore des assiettes, et encore des images empruntées à notre tournage en Haute-Savoie avec Régis Lacaze .... Mais celles-ci vont me servir à illustrer comment l'audible fonctionne par rapport au visible. Régis, Anne-Marie et moi venions de déguster dans un restaurant d'altitude trois tartes au myrtilles. Comme je voulais parler des différences entre ce qu'on voit et ce qu'on entend, j'ai eu l'idée de photographier une par une les assiettes terminées : sur chacune d'elles il restait des traces laissées par les myrtilles et les cuillers, et ces traces non intentionnelles formaient trois compositions différentes, inscrites dans une forme vaguement circulaire. D'aucuns en feraient de l'art, mais ce n'est pas cela qui m'intéresse. Ce que je veux montrer c'est que des traces non intentionnelles, on en trouve partout dans le champ du visible. Et cela sans technologie, depuis des centaines de millions d'années, pour ce qui se touche et ce qui se voit: une empreinte de pas de dinosaure, trouvée et préservée à quelques kilomètres de là où nous nous trouvions, près du barrage d'Emosson en Suisse, en est la preuve. Plus récentes, les mains négatives d'humains, trouvées dans la Grotte Chauvet et qui datent de 36.000 ans, en témoignent également pour notre espèce...

Pour les sons il en va différemment : il a fallu une technique inventée par l'homme, le phonographe, qui date de 1877, autant dire hier, pour en garder ce qu'on appelle des traces écoutables  (celles qu'enregistrait le phonautographe de Léon Scott de Martinville ne l'étaient pas). Jusque-là, tout ce qui a résonné d'audible dans l'atmosphère et dans les eaux du monde a disparu sans laisser d'empreinte, même s'il est très poétique de rêver le contraire. Acceptons également l'idée qu'à notre échelle d'humains, 95% de ce que nous voyons est fixe et stable, tandis que 95% de ce que nous entendons est passager, événementiel. Et si le bruit continu de la mer à un endroit précis est statistiquement semblable à ce qu'il était il y a deux mille ans, dans le détail il se renouvelle sans cesse.

Les premiers sons « enregistrés », sic, sont ceux de voix humaines et de musiques. Il faut attendre plusieurs décennies pour qu'on enregistre, sic à nouveau, les sons de tous les jours.  C'est le cas par exemple dans une oeuvre de Walter Ruttmann qui date de 1930, le film sans images Week-end, Wochenende en allemand. Une réalisation sonore d'une douzaine de minutes, créée et montée sur piste optique et susceptible d'être présentée soit comme oeuvre radiophonique, soit dans les salles de cinéma. Le support optique, récemment développé, permettait alors cette nouveauté inouïe, qu'interdisait jusqu'alors le son sur disque: le montage rapide et linéaire de sons de toute nature, aussi librement qu'on le pouvait jusque-là seulement avec les images animées. Mais ce son optique et les machines qui l'enregistraient, ainsi que le support qui le conservait, occupaient beaucoup de place et nécessitaient de gros moyens. Il a fallu la bande magnétique une quinzaine d'années plus tard pour offrir à un moindre coût les mêmes possibilités – notamment celles du montage.

Ruttmann s'en est donné à coeur joie, enchaînant des fragments brefs de scènes sonores tournées par lui, pour “raconter” le cycle travail/ week-end/reprise du travail. Pour cela, il a fait jouer à un acteur ou à un enfant des phrases typiques, ou des scènes parlées stéréotypées telles que: un homme essayant vainement d'obtenir un numéro de téléphone auprès d'une standardiste, un patron qui dicte une lettre, un enfant qui récite le Roi des Aulnes, de Goethe, à côté de bruits d’activité artisanale (râpes, coups de marteau) ou mécanique. (démarreur de voiture, etc.) Pour raconter le dimanche il a également rassemblé, par la technique du tournage, quelques sons de la réalité et du plein air: chant du coq, choral à l’office protestant, sifflotements, approche puis éloignement d'une fanfare, promeneurs chantant une chanson de marche, etc...

Je viens de décrire cette œuvre en référence à la façon dont elle a été faite, et non dont elle est encore aujourd'hui reçue. Je l'avais découverte pour ma part à Karlsruhe en 1979, chez mon ami Rudolf Frisius, qui en possédait une copie reportée sur magnétophone, et l'ai fait connaître plus tard à Jérôme Noetinger. Celui-ci en a obtenu, par l'héritière de Ruttmann Eva Riehl, les droits pour sept ans, et l'a éditée en 1994 dans sa collection de mini-CD Cinéma pour l'oreille. On peut l'entendre aujourd'hui en entier sur Youtube.

Il y a trois ans, au Centre Pompidou, se tenait une exposition consacrée au courant esthétique allemand des années 20-30 qu'on a appelé la Nouvelle Objectivité ( Neue Sachlichkeit). On pouvait y regarder des centaines de photos d'August Sander, et du côté du cinéma des extraits de films connus, comme le Berlin Symphonie d'une grande ville de Ruttmann, mais aussi y entendre un extrait de Week-end.

 Il était inutile de préciser aux visiteurs qu'August Sander n'avait pas pris des instantanés, mais qu'il avait fait poser ses échantillons d'humanité : cela se voit, puisque les modèles regardent vers l'objectif et que le cadrage est organisé autour d'eux. De la même façon, tous les éléments sonores de Week-end sont posés. Seulement, dans ce dernier cas, sauf pour qui a une expérience de l'enregistrement sonore, cela ne s'entend pas. Pour preuve, dans l'exposition, le cartel que l'on pouvait lire devant le box où trois minutes de l'oeuvre passaient en boucle affirmait négligemment que les sons de Week-end avaient été « prélevés », je cite, « dans les rues de Berlin ». N'importe quoi -  comme si l'on pouvait obtenir ce genre de séquence sonore en ouvrant un micro dans la rue !

Une des raisons de cette bourde est, outre l'incuriosité des auteurs de l'exposition, qu'il n'y a dans les éléments sonores de Wochenende aucune trace audible d'intentionnalité : ainsi, l'équivalent sonore d'un regard vers l'objectif n'existe pas avec la voix ; le cadre sonore des sons n'existe pas non plus, le mode d'existence et de propagation du sonore s'y opposant. Non seulement la plupart des éléments qu'on entend dans Wochenende, ont fait l'objet de ce que j'appelle un tournage sonore, autrement dit ils ont été joués pour le micro et l'enregistreur optique, mais aussi ils ont été préalablement scénarisés. Même encore aujourd'hui en 2025, et malgré les progrès faits dans ce qu'on appelle l'enregistrement sonore, il n'est pas possible d'avoir une voix, un son bien isolés, sans des conditions particulières qu'il faut créer : ce qui explique que l'on continue de bruiter les films. Pourtant beaucoup de gens continuent de recevoir et de présenter les œuvres sonores et musicales sur support comme des traces passives. J'ai alors envie de dire, y compris de mes compositions de musique concrète, que « ceci n'est pas une trace », ou en tout cas « ceci n'est pas qu'une trace ».

Bien entendu, ceci est aussi une trace. Tout ce qui existe dans l'univers physique en est virtuellement une, tout raconte quelque chose des circonstances de sa croissance et de sa genèse. La photographie la plus élaborée, le film le plus mis en scène, le tableau le plus longuement réalisé sont aussi des traces et des enregistrements des différents stades de leur création. Mais si la trace non-intentionnelle peut exister dans le champ du visible ou du tangible de façon immédiate et concrète, sans médiation technique, ce qui a retenti d'audible, même pour des experts équipés comme on en voit dans les séries télévisées, ne laisse pas de traces physiques comparable aux mains négatives des grottes, aux empreintes de pattes de dinosaures, ou aux traces d'ADN qui ont changé les conditions de l'enquête policière. A moins qu'il n'y ait eu un enregistrement, que je préfère nommer fixation. Je me cite :

« Son fixé est le terme que j’ai proposé en 1988, de préférence à celui de "sons enregistrés" (qui met l'accent sur une supposée "réalité sonore" préexistant à leur fixation), pour désigner des sons stabilisés et inscrits dans leurs détails concrets sur un support d'enregistrement quelconque, quelles que soient leur origine et la façon dont ils ont été obtenus. Bien sûr, ce qui est fixé n’est en aucun cas le compte-rendu fidèle, la trace exhaustive de tout ce qui caractérisait le son émis au moment de sa fixation. Le son fixé mène à un genre musical spécifique, la musique concrète, mais il est également employé dans le cinéma et dans la plupart des formes de création audio-visuelles. »

Certes, avec la fixation, notamment pour les sons microphoniques, il y a des aspects de l'événement sonore original - valeurs spatiales, l'intensité exacte, certains détails – qui ne sont pas restitués, mais trois aspects cruciaux sont gravés de manière stable, qui auparavant ne pouvaient l'être : les caractéristiques sonores qu'on appelle « timbre » ainsi que leurs évolutions, la durée du son (et donc les tempi), ainsi que ce que j'appelle l' « espace interne » (espace sensible ou non capté avec l'enregistrement). C'est suffisant pour composer à partir de là, sachant que le son fixé peut passer par des transformations successives, filtrages, montage, transpositions, etc...pour aboutir à l'oeuvre finie. Un son fixé peut être la source d'un autre son fixé, à l'infini. Mais ce qui m'importe, et qui ne doit plus bouger, même si une fois publiée, n'importe qui y accède et peut le lacérer, l'accélérer, le sampler, c'est le but : c'est l’œuvre.

Ce qui me frappe, quand je fais entendre une de mes musiques concrètes, aussi élaborée que des tableaux célèbres, c'est que beaucoup continuent d'entendre cette musique comme trace, enregistrement, comme si l'intention créatrice ne s'y inscrivait pas avec le son. C'est un phénomène très curieux, qu'il m'arrive d'illustrer en faisant entendre et en commentant un épisode de ma Tentation de saint Antoine, d'après Flaubert, commencé en 1981 et terminé en 1984 : il s'agit du moment où Antoine se croit mort et enlevé dans les airs.

Dans cet extrait de 10 minutes (prises dans un ensemble d'une heure 35), on entend un mixage et un montage entre des éléments non-vocaux que j'ai mis environ vingt ans à créer, à partir notamment de sources électroniques et d'effets-larsens créés dans différents lieux sur différents appareils, éléments que j'ai ensuite retravaillés sur bande magnétique pour en assouplir la matière, en éteindre le brillant, mais cela ne s'entend pas. Leurs sont superposés des éléments vocaux joués par Pierre Schaeffer, que j'avais choisi comme interprète d'Antoine.  La scène que j'évoque (« Où vais-je ? Peut-être que je suis mort, et que je monte vers Dieu ») a fait l'objet de plusieurs prises, comme au cinéma, qui ont demandé plusieurs heures - mais cela ne s'entend pas.Mieux encore, il manque aussi la représentation mentale, pour l'auditeur, de ce que j'appelle le micro symbolique, l'intermédiaire de mon audition, alors que pour tout spectateur d'aujourd'hui, n'importe quelle image cinématographique amène la conscience d'une caméra symbolique, qui est le point d'où il voit, donc d'une médiation technique.

Dans l'Histoire de mes musiques concrètes, j'ai déjà raconté en détail l'enregistrement de la voix de Schaeffer pour cette séquence.  Cela a donné ce qu'on peut entendre dans mon oeuvre, mais évidemment rien ce que je décris dans le blog du 23 octobre 2022 ne s'entend... et ne doit s'entendre.

Ensuite, j'ai puisé dans différentes prises de ce même monologue d'Antoine qui se croit mort et vole dans le ciel pour construire par montage une nouvelle continuité, j'ai introduit des intervalles entre les phrases, par rapport à une tirade qui avait été dite à chaque fois dit d'une traite (mais cela ne s'entend pas). Ce montage a été effectué au ciseau, avec des collants spéciaux pour bande magnétique, collants que l'on voit quand on montre la bande originale qui défile. Cela ne s'entend pas, parce que je n'ai pas voulu transformer la voix, ce qui dans ce cas aurait été idiot. Si ma Tentation avait été un film, Pierre Schaeffer aurait dû être costumé, en style moderne ou antique ; ses rides se seraient vues, à moins de les effacer par maquillage. Sa posture se serait vue. On aurait vu passer les collures, qui se seraient traduites par des ruptures cut, ou des fondus-enchaînés. On l'aurait vu dans un cadre : seulement en très gros plan, ou en gros plan sur son visage, ou en plan américain, etc... Or, un cadre visuel a trois propriétés : premièrement, celle de délimiter ce qui appartient au film, au tableau et ce qui n'y appartient pas, deuxièmement, de structurer spatialement ce qu'il contient, troisièmement de pouvoir manifester immédiatement des marques d'intentionnalité, la première étant justement le cadre. Il y a un cadre visible possible du visible, alors que comme je l'ai dit, il n'y a pas de cadre sonore des sons. Même l'image cadrée d'une caméra de surveillance qui fonctionne automatiquement, sans opérateur, manifeste une intentionnalité, celle de l'installation, du choix de la focale et du positionnement de la caméra, fixe ou mobile. Il est difficile dans les arts sonores de retrouver de telles marques d'intentionnalité, faisant sentir à l'auditeur que ce qu'il entend n'est pas seulement une trace, un enregistrement abstrait et immédiat.

Même lorsqu'il y a, comme dans l'oeuvre de Ruttmann, ou certaines de mes musiques concrètes,  un montage très apparent, ces indices de coupure sont pris comme les manifestations d'un art de la trace, du prélèvement d'objets trouvés. Le côté constructiviste du montage est nié, au profit de la perception du son fixé comme trace interrompue, bribes, collage aléatoire. Cela parce que les marques d'intentionnalité sont rarement spontanées dans le son fixé, alors qu'elles apparaissent très directement et immédiatement dans l'image photographiée ou filmée.

Je note aussi que la plupart des musiques concrètes nouvellement composées, plus de 75 ans après l'invention du genre, évitent tout ce qui pourrait aider à détecter une intentionnalité : les sons y apparaissent et y évoluent comme s'ils étaient des êtres réels, et non comme attachés à un support physique (de la bande magnétique à la mémoire numérique), permettant de les influencer ou de les interrompre. C'est ce que j'appelle la position « naturaliste ». Une position qui n'était pas celle des premières œuvres de musique concrète de Schaeffer et Henry, dans lesquelles le montage s'entend et s'affiche.

Cela n'est pas un paradoxe, car loin que la réflexivité soit une marque de décadence, de perte de l'innocence, les arts sont « réflexifs » à leur naissance, dans le sens où ils affichent leurs procédés. C'est plus tard que l'on recherche une sorte de mimesis, de transparence « naturaliste ». Une étape incontournable, mais où il ne faut pas s'éterniser, sous peine de tourner en rond. Le cinéma a su en sortir depuis longtemps, mais curieusement, la musique concrète s'y attarde et est en voie de s'y enliser, en déniant en elle ce qui en fait un art du fixé sur support et donc du différé, et des possibilités que ce différé offre, notamment d'interrompre les sons. Cachez ce support de fixation que je ne saurais entendre, et faites-moi croire que j'entends du continu, du réel, même si je vois des haut-parleurs. Un déni facilité par le fait que le support est devenu, non pas « immatériel » comme on dit faussement, mais - contrairement à la bande magnétique, tangible - , a été mis hors de portée de nos sens humains dans des clés USB, des disques durs, des « clouds », etc...  Vous ne direz pas qu'une bactérie, un virus, sont immatériels, parce que vous ne les voyez pas à l'oeil nu.

Alors, et ces procédés de création du son ? Ah oui. Je vous suggère de commencer par le plus simple : le cadrage temporel. Prenez d'abord une décision : de ne jamais, ou jamais plus sampler la musique d'un autre ; ou en tout cas, de faire un moratoire sur cette facilité. Vous le referez quand vous aurez trouvé votre propre son. Enregistrez par exemple la vie, des phénomènes divers, avec un enregistreur portatif, un téléphone. Ne faites pas de prises trop longues. Puis, faites des recadrages temporels de 2, 3, 5 secondes dans ces prises, voyez ce qui vous plaît, vous parle, en prenant ici, en arrêtant là,. Ne vous pressez pas d'en faire des boucles. Faites-vous la promesse de ne pas raconter où et comment vous l'avez fait... avec quelques exceptions, quand vous aurez trouvé votre propre son. En d'autres termes, ne faites pas à vos auditeurs du chantage à la cause. Gardez pour vous, pour le moment, les circonstances des sons que vous donnez à entendre.

J'ai connu des compositeurs doués dans leurs débuts qui ont perdu leur son du jour où en nous donnant à entendre une œuvre toute fraîche, ils nous ont raconté immédiatement et préalablement que, là où on entend des cailloux, c'est parce qu'ils sont allés dans la Death Valley, à on ne sait quelle température extrême, pour remuer des pierres... qui font le même bruit ailleurs dans le monde et à des températures plus supportables. Attendez que l'oeuvre ait mûri.

(à suivre)