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MESS 1, feuilleton pour prendre de la distance
4 février 2024
Ce plan est emprunté à un film sur lequel j'ai écrit plus d'une fois, notamment dans le mensuel Positif, et que je continue de trouver virtuose et magique, tout en étant profond : c'est le fameux Usual suspects de 1995, écrit magnifiquement par Christopher McQuarrie, magistralement dirigé par le sous-estimé Bryan Singer, monté avec quel talent par John Ottman (qui en a aussi écrit la musique, d'un style romantique inattendu!), et enfin interprété par un impayable bric-à-brac de bons acteurs (voir Entre deux images n°88) Ici, il s'agit d'un court échange entre Rabin (Dan Hedaya, à gauche), le policier qui a dû prêter son bureau encombré à l'agent Kujan (Chazz Palmintieri, à droite, un acteur que j'apprécie, voyez-le dans Il était une fois le Bronx, 1993, qu'il a écrit et qu'a réalisé Robert de Niro) , pour y interroger longuement le suspect Verbal Kint (Kevin Spacey). Ce court échange, et l'écho qu'il a dans la tête de Kujan, va entraîner le twist final.
En me servant du scénario, accessible sur Internet, je donne le dialogue en anglais avec sa traduction :
KUJAN : Man, you're a fucking slob (tu es sacrément bordélique)
Rabin regards the mess of his office (Rabin jette un coup d'œil sur le désordre de son propre bureau)
RABIN : Yeah. It's got it's own system though.It all makes sense when you look at it right. You just have to step back from (traduction abrégée dans le sous-titre ci-dessus).
Cela produit un choc chez Kujan quand il a l'idée de regarder, sur le mur derrière Rabin, le « bulletin board » où des documents disparates sont épinglés, et c'est là que.. (mais vous le savez déjà, ou si ce n'est pas le cas, je vous laisse le plaisir de le découvrir).
Comme les deux pièces de notre appartement où je travaille en ce moment – elles ont l'aspect d'un fatras « à la Rabin », mais je me promets de les ranger bientôt – , ma vie jusqu'à aujourd'hui, en ce 78e mois de janvier de mon existence, me semble avoir été un « mess » (désordre) peu compréhensible, avec ce qu'il fallait d'épreuves, notamment dans ma jeunesse, et en même temps bien agréable dans l'ensemble, une vie remplie de divines surprises et rencontres (malgré la perte douloureuse de mon amie Christiane Sacco, qui était l'une de celles-ci), entourée d'amis merveilleux (que je me flatte d'avoir su me faire et conserver), partagée depuis 1991 avec une femme formidable, et peu programmée à l'avance. Une vie productive et travailleuse, mais favorisée par beaucoup de chance et d'opportunités inattendues.
Par exemple ma licence/maîtrise de lettres classiques à Nanterre ne m'a pas amené à devenir professeur de lycée (je n'ai même pas passé le CAPES), et comme je l'ai raconté dans l'Histoire de mes musiques concrètes, la veille du jour où mon amie Mireille Mayereau m'a demandé de réaliser un petit morceau électroacoustique à l'intention de ses élèves, j'ignorais que cette forme de composition, que je n'avais jamais pratiquée, allait devenir ma vocation. Une vocation, non un métier : j'ai gagné peu d'argent avec mes musiques, et beaucoup plus en enseignant le cinéma et en écrivant. J'ai d'ailleurs veillé à bien séparer ces activités. Je n'avais pas de « plan de carrière », et mon trajet professionnel a été un « mess ».
Pendant longtemps, pour moi qui ignorais tout de la langue anglaise, le « mess », c'était seulement le restaurant des militaires, le « mess des officiers ». Deux ou trois fois avec notre mère, fille benjamine du commandant Louis Palmier, mon frère Jacques et moi sommes allés déjeuner dans ce lieu magique qu'était pour moi le Cercle Militaire, bâtiment situé près de la grande église Saint-Augustin, à Paris. Cet édifice spectaculaire existe toujours sous le nom de Cercle National des Armées, mais ma qualité de petit-fils d'un militaire de carrière (mort paisiblement en maison de retraite dans sa 99e année) ne me donne pas à elle seule, je le crains, la possibilité d'y entrer à nouveau. En plus, comme je l'ai aussi raconté, je me suis fait réformer en 1972 du Service Militaire pour ne pas avoir à interrompre une vie professionnelle débutée subito presto en tant que membre du GRM... que je ne m'attendais pas à rejoindre.
Au Service de la Recherche de l'ORTF, créé par Schaeffer, et qui englobait le GRM, sans que ce fût un « mess » au sens de désordre, il régnait une délicieuse imprévisibilité, à laquelle Schaeffer, le fondateur, veillait personnellement. C’était pour beaucoup de ses membres, pour moi entre autres, le régime du CDD, avec beaucoup de mini-contrats pour des tâches ponctuelles. Heureusement, je n'avais pas de responsabilité familiale, et les loyers parisiens des chambres de bonnes, des petits appartements peu équipés ou des mini-studios étaient encore modestes (en vertu de la bienheureuse loi de 1948, abolie par Chirac quand il fut ministre sous Mitterrand). Je ne me faisais donc pas trop de soucis. Bien sûr, sans le soutien de mes parents séparés, puis d'aînés qui m'ont fait confiance, comme, je les cite en désordre et avec certainement des oublis, Kostia Milhakiev, Michel Marie, Jean-Patrick Lebel, Alain Melchior-Bonnet, Yves Yersin, Denis Dufour et Motus, et bien sûr Schaeffer, envers qui j'ai une dette personnelle quand il m'a proposé pour enseigner le son au cinéma à l'IDHEC, beaucoup de choses ne me seraient pas arrivées. L'estime et l'aide de François Pierre, Gilles Horvilleur, Christine Groult, Nicole Brenez, Paul-Raymond Cohen, Jérôme Bloch et d'autres, ont été immensément précieuses. Il y a eu aussi le soutien de plus jeunes que moi, comme – dans l'ordre où je les ai rencontrés – mes amis Jérôme Noetinger, Lionel Marchetti, Geoffroy Montel, sans lequel ce blog, que je tiens depuis bientôt dix ans et dont il m'a donné l'idée, qui est ma dose d'oxygène, n'aurait pas existé. Et bien sûr certains de mes condisciples à Nanterre ou au GRM, Pierre Ginzburg, Robert Cahen. Et d'autres, dont je parlerai plus tard.
Il y a eu aussi des gens qui m'ont lâché, tourné le dos, ont rendu mon travail difficile alors que je pensais le mener loyalement. D'autres, que j'avais aidé à faire connaître et apprécier, s'en sont curieusement vengés en me devenant hostiles (j'ai mal digéré ces réactions et ces dos tournés). Trois Universités françaises m'ont refusé un poste à plein temps et une titularisation pour lesquels je me savais qualifié (et mes amis universitaires en'Argentine, en Suisse, aux USA me disaient qu'ils trouvaient ces refus incompréhensibles), mais malgré tout, j'ai eu la chance, les rencontres et les opportunités que je mentionne plus haut. Et j'ai eu la sagesse, je crois, de les saisir, pour la plupart d'entre elles en tout cas. Plus le don, souvent inapprécié de ceux qui en héritent, d'une bonne santé générale. Plus notre couple, Anne-Marie et moi, et nos familles.
Mais avec cela, une histoire qui, sans l'avoir prémédité, est le contraire d'un plan de carrière : de ma vie je n'ai eu d'emploi permanent, seulement des contrats temporaires et le plus souvent à mi-temps. J'ai cherché le succès, bien sûr, à un moment même la stabilité. Ils m'ont fui, mais ce n'était pas dramatique. J'aurais pu aussi chercher ce succès et cette stabilité avec plus d'obstination, mais ce n'était pas ma façon de vivre. Les livres que j'ai publiés ont été importants – et pour beaucoup leur traduction en une quinzaine de langues, notamment en anglais par mon amie Claudia Gorbman, m’ont créé des liens dans le monde entier, et avec Anne-Marie, cela nous a emmenés dans de merveilleux voyages.
Est-ce que ce trajet sans continuité apparente se reflète dans les produits de mes activités ? Dans mes musiques, en tout cas, j’ai toujours cherché qu'il y ait une apparence par moments de « mess », de juxtaposition arbitraire, en même temps qu'une forme claire et fermée, laquelle doit se dégager graduellement à l'écoute. C'est d'ailleurs pourquoi, avec l'aide précieuse et inventive de Jérôme Bloch, j'ai consacré le « bonus » de l'édition en DVD par Motus de ma Messe de terre (2h30), non au sens de cette œuvre et encore moins à son making of, mais à sa forme, qui se dégage d'une apparence de chaos. Dans les livres que j'ai écrits, c'est le contraire ; ils sont le plus souvent linéaires, très structurés, et je trouve que c'est ce que je dois à leurs lecteurs. A l'exception de trois d'entre eux : mon essai sur le cinéma de Jacques Tati, publié en 1987, se présente extérieurement comme un labyrinthe, un enchaînement de coqs-à- l'âne, bien que le livre soit très construit (le poète et éditeur canadien Antonio d'Afonso, traducteur de Rimbaud, a aimé cette forme, et il a traduit et publié le livre en anglais, dans sa maison d'édition Guernica) ; la première version de mon David Lynch (avec son Lynch-Kit, exercice de description par mots-clés, dont j'étais si satisfait que je l'ai conservé tel quel dans les deux remises à jour qui ont suivi) ; et troisièmement, le bref essai sur Eyes Wide Shut de Kubrick, dans sa première version parue directement en anglais chez BFI, grâce à une proposition de Rob White. Ce texte a été intégré en français dans ma grosse monographie sur Stanley Kubrick, L'humain ni plus ni moins, un livre que j'aurais dû construire d'une manière plus originale, mais je n'ai pas osé. D'ailleurs j'étais épuisé, le responsable des éditions aux Cahiers m'avait retiré sa confiance et me harcelais de critiques sans que je comprisse pourquoi, et par lassitude, j'ai adopté un plan chronologique, sur le mode « un chapitre, un film », plan qui n'a pas bien mis en valeur ce que j'apportais sur cet auteur trop souvent assimilé à une idée d'ubris et à la figure de Nietzsche.
En ce moment, justement, en travaillant parallèlement sur la mise en ordre de mes musiques, sur la réalisation d'un film destiné à les présenter (avec l'aide de Régis Lacaze, de Joele Jeffredo et de mon épouse Anne-Marie Marsaguet), sur l'écriture de ce blog, et aussi sur d'autres entreprises (dont l'édition de mon volumineux Livre des Sons), j'essaie de trouver, pour éclairer mon travail, la bonne distance, le « step back » dont parle Rabin dans le film de Singer, sans que l'ordre qui se dégage du tout soit factice et ennuyeux, pour moi comme pour les autres. Il faut que cela vive.
Hier, j'ai reçu par le canal de mon site michelchion.com une lettre très sympathique à laquelle j'ai promis de répondre en détail. Elle émane d'un enseignant de cinéma et auteur de musiques pour l'image, et concerne une question que cette personne se pose à propos d'une scène très courte du film de Truffaut La mariée était en noir, sur la superposition d'une musique orchestrale de Bernard Herrmann et d'une scène où cinq hommes parlent sans qu'on entende leur voix. J'ai vite eu l'idée que la réponse se trouvait dans l'ensemble du film lui-même, un film que je n'aime pas tellement, mais qui est riche en idées de détail, en effets cinématographiques. Je l'ai du coup revu presque en entier : en un sens, comme beaucoup de films issu de circonstances ponctuelles et de collaborations disparates et parfois conflictuelles (dans ce cas-là, ai-je lu sur Wikipedia anglais, il y aurait eu des prises de bec entre Truffaut et son chef-op' Raoul Coutard, qui avait si bien éclairé Tirez sur le pianiste, mais ce film était en noir-et-blanc tandis que La Mariée est en couleurs), ce film est un « mess », Nous savons que certains chefs-d’œuvre de l'écran, Casablanca étant le plus éclatant exemple, ont été réalisés dans des conditions également chaotiques – ce dont on ne saurait tirer la loi qu'il suffit de rassembler les mêmes conditions pour que le résultat soit bon. Trop de films inintéressants et ennuyeux se sont réalisés avec l'illusion consolatrice que du « mess » qu'en avaient été la préparation, la production, le tournage, il naîtrait un film magnifique, et Casablanca reste une exception.
Je ne renonce pas, pour ce qui me concerne, à faire de ce « mess » que constituent en apparence mes livres, mes musiques concrètes, et mes réalisations audio-visuelles (peu nombreuses, mais pour certaines d'entre elles longues et longuement élaborées), à faire de ce « mess » dis-je, quelque chose de conséquent et de plaisant. J'ai envie qu'on voie l'unité de mon travail, qu'elle m'apparaisse à elle-même.
Dans le film de Singer, il y a un personnage qui triche sur sa démarche physique. C'est tellement bête, quand on s'en rend compte à la fin, que certains s'en prennent au film comme si c'était une arnaque, parce qu'eux aussi ont cru à la boiterie du personnage en question. Mais la vie, c'est comme cela, et c'est en cela que le film est profond. Dans le blog suivant, je me servirai de la question qui m'a été posée sur La mariée était en noir, pour revenir sur ce film dont Truffaut n'était notoirement pas satisfait (et que j'aime beaucoup moins que Usual suspects), mais qui reste très riche. Et j'essaierai d'avancer dans la question du « mess ». Et aussi de la « triche », avec laquelle j'ai peut-être, comme beaucoup de gens en ce qui les concerne personnellement, un compte à régler.