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ENTRE DEUX IMAGES n°88 ; TOP LIST n°23
2 février 2020
VOIX NARRATIVES AU CINÉMA
Chiffaut-Moliard / Sanders-Brahms / Marsaguet / Welles / Duras /Guitry / Truffaut / Rohmer / Ophuls / Zweig / Koch / Fontaine / Curtiz / Sternberg / Mattes / de Oliveira / Flaubert / Bessa-Luis / Barroso / Silveira / Malick / Manz / Scorsese / Liotta / Pesci / De Niro / Pacino / Hoffa / Sheeran / Bresson / Leterrier / Marker / Negroni / Kubrick / Hordern / Thackeray / Maupassant / Haneke / Miller / Jacobi / McQuarrie / Singer / Spacey / Palmintieri / Duras / Boyle / van Dormaël / Guitry / Mankiewicz / Jeunet / Leutrat / Resnais
Récemment, aux Jeudis de Vidéosphère créés par Philippe Chiffaut-Moliard, que j'ai repris après les avoir assurés en alternance avec lui, et que je continue d'assurer rue des Bernardins à Paris (mon prochain cycle, cette fois sur le cinéma britannique, est annoncé sur le site de Vidéosphère), j'ai montré le déchirant et peu vu film d'Helma Sanders-Brahms Allemagne mère blafarde que toutes les personnes présentes ont découvert et qui les a saisies comme il m'avait saisi à sa sortie en 1980. J'en reparle plus bas. C'était aussi pour me préparer à assurer la formation Acoulogia sur les Voix narratives au cinéma qu'Anne-Marie Marsaguet et moi donnons les 29 février et 2 mars prochains, et pour laquelle il reste trois places (renseignez-vous et inscrivez-vous en écrivant à acoulogia@orange.fr). La voix narrative dans le film est un sujet certes classique, mais que je veux aborder comme on l'aborde rarement : d'abord à travers un choix d'œuvres très ouvert et pas seulement (mais aussi avec) les incontournables Welles, Duras, Guitry, Truffaut et Wes Anderson, mais aussi en établissant des rapports entre son intervention et le propos même du film : les films qui sont racontés (par une voix d'un personnage du récit, ou celle d'un personnage, dit extra-diégétique, extérieur à ce récit) montrent souvent aussi des personnages qui racontent eux-mêmes des histoires ; Rohmer a aimé passer de films avec voix narrative très présente (comme l'excellent Ma nuit chez Maud ou le tortueux La Collectionneuse) à des films où l'on raconte sans être raconté. Bref, la voix narrative n'est pas juste un truc occasionnel, une commodité.
TOP LIST n°23 : DIX DE MES FILMS RACONTÉS PRÉFÉRÉS
Comme d'habitude, sans ordre ni chronologique ni de préférence, comme ça me vient à l'esprit, et en m'en tenant à un film par réalisateur/trice :
1) Lettre d'une inconnue / Letter from an unknown woman, 1948, réalisé par Max Ophuls, d'après le récit écrit en allemand de Zweig ; Howard Koch. un des co-scénaristes de Casablanca, plus tard mis sur la liste noire du temps du mac-carthysme, en écrivit la belle adaptation qui est toujours située en son époque et en son lieu, Vienne, au tournant du XXe siècle, mais est jouée en anglais. Une femme avec laquelle un beau pianiste coureur de jupons ne se souvient pas avoir passé une soirée et une nuit - pour elle toute sa vie, pour lui une passade - écrit une lettre que le destinataire lira trop tard après sa mort, et c'est la douce voix posthume de Joan Fontaine, fragile comme la flamme éclairant sa lettre, qui parcourt et ponctue le film «By the time you read this letter, I may be dead. ». Heureux, vous qui n'avez pas encore vu ce film et êtes de celles et ceux en disposition de l'aimer : vous ne l'oublierez plus. Je ne peux même pas en voir un extrait sans pleurer. L'exil artistique à Hollywood fut une sorte de bénédiction artistique pour des réalisateurs issus de la Mittel-Europa comme Michael Curtiz, Sternberg, ou Max Ophuls : il leur permit de mettre sur l'écran une Europe, et notamment une Autriche-Hongrie plus belle que celle qui exista jamais sur place.
2) Allemagne mère blafarde / Deutschland, bleiche Mutter, 1980, écrit et réalisé par Helma Sanders-Brahms avec la merveilleuse Eva Mattes. Je ne l'avais jamais revu depuis sa sortie en 1980. Le film est toujours splendide et âpre, sans attendrissement sur la faute de l'Allemagne – payée d'un grand prix – et la complaisance de beaucoup qui, sans être hitlériens, crurent possible de mener au sein du «Reich» une vie normale. La petite fille qui sera l'auteure plus tard raconte son histoire avant même sa propre naissance, et c'est saisissant. Mais aussi, historiquement très puissant.
3) Le Val Abraham / Vale Abraão, 1993, de Manoel de Oliveira. Le grand réalisateur portugais à la longévité physique (1908-2015 ! ) et artistique encore inégalée, a adapté indirectement le Madame Bovary de Flaubert à travers un roman d'Agustina Bessa-Luis ancré dans l'histoire et la géographie portugaises. C'est la belle voix de Mário Barroso, par ailleurs directeur de la photo et réalisateur, qui déroule le texte majestueusement, comme on voit couler dans le film le fleuve Douro, et qui semble donner à admirer pour lui-même le portugais tel qu'on l'écrit au Portugal. Un miracle de lente beauté, celle de la langue et celle de l'actrice Leonor Silveira, bougeant telles deux sœurs jumelles.
4) Les Moissons du ciel / Days of Heaven, 1978, de Terrence Malick. L'auteur, dont c'était le second long-métrage (et il lui fallut plus de vingt ans pour en refaire un troisième, qui devait être La Ligne rouge) reprenait le principe, déjà employé dans Badlands, 1974, de la voix narrative d'une satellite féminine du héros, étrangement décalée par rapport à la réalité que nous suivons. Ici c'est la voix rauque de la jeune Linda Manz : « Me and my brother, we used to be my and my brother », qui accompagne une histoire glauque et féérique, au milieu des travaux des champs, comme si elle n'y comprenait rien mais simplement s'y promenait. J'aime beaucoup ce que Malick fait depuis qu'il a repris le cinéma (durant le stage on commentera des extraits de ses plus récentes œuvres), mais ici, je signale une œuvre encore dans la fraîcheur de la trouvaille.
5) Les Affranchis / Goodfellas : Scorsese reprend ici brillamment la formule, qu'il a aimée notamment dans Jules et Jim, de Truffaut, d'une voix narrative fluviale, déversant des informations au début surabondantes. Il multipliera les narrateurs dans Casino, 1995, mais Goodfellas – où Henry Hill, joué par l'excellent et trop peu vu Ray Liotta, est le narrateur intra-diégétique - reste incroyable de vitalité et d'humour alors qu'on y trucide abondamment et que le crime mafieux n'est ni vanté, ni poétisé, ni dissimulé. L'abondance de voix narrative favorise un défilé vertigineux de visions horribles ou burlesques, entraperçues dans des panoramiques, zooms et travellings, défilé qui met en valeur les moments où la narration se tait et laisse la place à une confrontation glaçante de dialogues tendus entre deux personnages, filmés par une caméra qui s'est elle-même stabilisée, comme tétanisée : c'est le fameux morceau de dispute burlesque et terrifiante entre Joe Pesci et Ray Liotta, où le premier a pris la mouche à cause d'une remarque du second : « You are a funny guy. » « Funny how ? ». J'ai fait le pari que la scène était un des moments de films les plus souvent partagés sur Youtube, et j'ai gagné. Mais la scène ne fonctionne isolément qu'après un visionnage entier de l'œuvre. Nous avons regardé en deux fois les 210 minutes du film de Scorsese produit par Netflix, The Irishman, et même si c'est étrange d'y voir rajeunis numériquement Al Pacino (ci-dessous en Jimmy Hoffa, tonton-gâteau vis-à-vis d'une des filles de son protégé Sheeran) et Robert De Niro, le film, outre qu'il est passionnant et brillant, a une très belle courbe qui se justifie pleinement à la fin. Il y a aussi, une fois de plus, Joe Pesci, et c'est notamment pour les scènes finales, terribles et impayables, où celui-ci apparaît, que je recommande de voir le film intégralement, en une ou deux fois. La vieillesse, mes amis, la vieillesse.
6) Un condamné à mort s'est échappé, 1956, de Robert Bresson : ce film, vu très jeune, m'a marqué, c'est un splendide film d'action raconté et haletant, dense, plongé jusqu'au fond dans le concret, et c'est dommage que, par la suite, Bresson ait choisi d'intellectualiser le genre en faisant de son Pickpocket de 1959, œuvre également racontée, une version affadie et mièvre de Crime et châtiment. Le texte narratif est intégralement fait de remarques factuelles et pratiques, sans lyrisme. A noter que la voix du narrateur diégétique, joué, image et son, par François Leterrier, n'intervient pas tout de suite, mais une fois que nous l'avons vu d'abord sur l'écran, muet mais agissant. Alors, une fois qu'il est jeté par terre après une séance de torture et qu'on le laisse dans sa cellule, la voix sort : « Je savais, je sentais qu'on me regardait. »
7) La Jetée, 1962, écrit et réalisé par Chris Marker. « Ceci est l’histoire d’un homme marqué par une image d’enfance. ». J'ai reçu le film comme un choc quand je l'ai vu dans les années 60 (il était déjà culte), au milieu d'autres moyens-métrages, et c'est la perfection même, une des rares histoires d'amour fou parfaites su cinéma, digne de Vertigo, qui est une de ses sources avouées. Le récit extra-diégétique (le narrateur est impersonnel, et a la superbe voix de Jean Negroni) soutient ce récit en images fixes, sauf une, d'une manière prodigieusement subtile et variée dans l'écriture ; j'en ai analysé le texte dans un chapitre de mon ouvrage Le Complexe de Cyrano, paru en 2009.
8) Barry Lyndon, 1976, de Stanley Kubrick, évidemment. La voix impitoyablement neutre et sans appel de Michael Hordhern, comme narrateur extra-diégétique, est d'autant plus frappante qu'elle se substitue à la narration auto-complaisante à la première personne prêtée par le romancier Thackeray à son vaniteux héros dans Les Mémoires de Barry Lyndon, qui est la source de ce chef-d'œuvre. Lars von Trier en reproduira et en renouvellera même le principe dans un de ses chefs-d'œuvre méconnus, Dogville, 2003, qui prend l'aspect de l'adaptation d'un texte classique, dans ce cas inexistant, inventé par Trier lui-même. J'ai analysé dans mon essai sur Kubrick comment le réalisateur dément moins son narrateur supposé omniscient, à certains moments, qu'il ne le rend aveugle à des faits déterminants que nous pouvons voir et entendre, si nous sommes attentifs : Ophuls avait admirablement utilisé le même effet dans le volet central du Plaisir, d'après Maupassant, La Maison Tellier.
9) Le Ruban blanc / Das weiße Band - Eine deutsche Kindergeschichte, 2009, écrit et réalisé par Michael Haneke. Le cinéaste autrichien passe pour un sale type à cause de films affreux à voir comme Funny Games (particulièrement la version allemande), mais je l'admire beaucoup, et je trouve que rien n'est gratuit dans ce qu'il fait. Le Ruban blanc est un des films où il parle le mieux de l'enfance abîmée par une éducation chaotique ou au contraire comme ici, fanatiquement répressive, comme celle qui a forgé les futurs nazis : le nazisme fut en effet, c'est terrible à dire mais conforme aux faits, une protestation dévoyée de la vie, comme l'établit l'essai d'Alice Miller C'est pour ton bien. La voix d'homme âgée (celle du comédien Ernst Jacobi, qui tient magnifiquement le premier rôle masculin, père de la narratrice dans le film de Sanders-Brahms) qu'on entend dès le début sans qu'on sache au début à qui l'attribuer est celle du jeune instituteur qu'on voit dans le film, et dont les scènes d'amour avec la jeune fille qu'il courtise sont si touchantes : elle sert à établir que nous sommes les petits-enfants, arrière-petits-enfants, arrière-arrière-petits enfants de ce que raconte le film au début du Xxe siècle et dont nous ressentons encore les ondes. La voix est ici humaine, simplement humaine : celle du témoin de bonne volonté, à la fois impuissant sur le cours général des événements, mais apportant humanité et lumière quand et où il le peut.
10) Usual suspects, écrit par Christopher McQuarrie et réalisé par Bryan Singer. Le film passe pour un attrape-gogos à cause de son twist final, mais je le trouve toujours remarquablement distribué, écrit, joué et réalisé, et même si je connais comme tout le monde le qui du quoi, je pense que c'est un grand film romanesque, auquel la narration diégétique en forme de « confession » que le personnage de Kevin Spacey semble accorder au policier joué par Chazz Palmintieri apporte énormément. On trouve sur Internet, en anglais bien sûr, le « scénario de tournage », ou « shooting script » du film, qui est passionnant à comparer à ce dernier.
Cela, c'est une liste de préférences personnelles, limitée d'ailleurs par le nombre conventionnel de dix. J'aurais pu ajouter India Song, Trainspotting, Toto le héros... Mais j'aborderai évidemment en détail des films incontournables, audacieux et brillants, même s'ils ne me touchent pas de la même façon : Le Roman d'un tricheur, de Guitry, film entièrement raconté qui a marqué toute l'histoire du cinéma ; des œuvres magistrales de Truffaut et de Mankiewicz, beaucoup de films noirs des années 40-50, mais aussi Amélie Poulain, dont le début est merveilleux, ou L'année dernière à Marienbad (Jean-Louis Leutrat avait une passion pour ce film considéré comme ringard, trop « vieille avant-garde » et déprécié à tort au profit de Resnais plus récents).