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CINQ FOIS DEUX MOTS, 3. Dieu et la planète

24 septembre 2023

Le 6 juin dernier, avait lieu à Leipzig un grand concert en plein air pour fêter les 300 ans de l'entrée en fonction de Jean-Sébastien Bach (1685-1750) comme cantor dans cette ville, et c'est une image de ce concert (en streaming sur le site de la chaîne Arte, mon frère m'en a envoyé un fichier) qui introduit le blog de ce dimanche. La violoncelliste Sophie Kauer, ici, exécute un mouvement d'une des suites pour violoncelle de Bach, et quiconque connaît un peu le violoncelle sait que c'est un instrument sur lequel on ne peut tricher pour le son, pour le phrasé, pour la justesse. Les notes ne sont pas faites d'avance comme pour le piano, il n'y a pas de « truc », d'effet de pédale ou d'attaque pour sauver les problèmes. Tout est à découvert, à nu. Le recueillement de l'interprète, sa concentration, ne sont pas des postures.

C'est en 2015 qu'Anne-Marie et moi, revenant de notre année passée au Wiko de Berlin, avons passé 24 h dans cette ville de Leipzig. Devant la tombe de Bach, qui est à l'intérieur de l'église Saint Thomas (mais on n'est pas sûr que les restes humains qui sont là lui appartiennent), j’ai eu envie de prier et de m'incliner, car sans idolâtrie, Bach c'est pour moi une part de Dieu lui-même, disons que c'est un dieu avec un petit « d », ce qui est déjà beaucoup.

Bach, qui a pourtant écrit sur plusieurs de ses partitions la formule-sigle SDG : « Soli Deo Gloria », la gloire à Dieu seul.  « S'il y a quelqu'un qui doit tout à Bach, c'est bien Dieu », aurait dit Emil Cioran, retournant malicieusement la phrase. Mais l'écrivain roumain ne fait que déplacer la question : à Bach lui-même, d'où sont-venus cet extraordinaire élan qui soulève sa musique, ce don de création, cette immense science ?

Il est facile de dire que l'espèce humaine projette sur un Être Suprême né de son imagination sa propre grandeur. La pulsion d'adoration n'est pas si facile à réduire. Et que l'idée de Dieu soit née de la seule crainte de la mort, c'est ce que je n'arrive pas à croire. Certes, on a vite fait de s'adresser à Dieu dans les malheurs, mais cette idée nous vient aussi devant la beauté.

Je ne suis pas pratiquant et ne saurais me qualifier de croyant. J'ai même beaucoup de mal avec certains principes de la religion chrétienne, parmi lesquels, je l'ai déjà écrit ici (voir Entre deux images n°78), l'eschatologie, à savoir le postulat d'une fin des temps décrétée à l'avance. Au nom de quoi, interrompre cette histoire humaine ? Qui, même Dieu, osera formater cette production comme une série télévisée et dire : « bon, vous avez eu droit à quatre saisons, mais maintenant il faut terminer. Trouvez-moi une fin. » C'est dans les Évangiles même, qu'il y a Jugement dernier ; Jésus, avant Jean de Patmos, nous en dit les signes avant-coureurs, que beaucoup croient voir aujourd'hui dans l'actualité. Mais cela fait des siècles, voire deux mille ans, qu'on croit en voir des signes, et rien n'arrive de tel. Heureusement.

Dans quelques semaines, comme je le disais dans le blog précédent, sort chez Motus un disque CD de deux de mes œuvres religieuses, l'ancien Requiem, 1973, remastérisé par Jonathan Prager, et une toute récente, qui n'a été donnée qu'une fois à Crest, au Festival Futura, en 2019, et à laquelle je tiens également beaucoup. Cette deuxième œuvre, Laudes, se termine par ma voix chuchotant à découvert : « j'irai vers l'autel de Dieu. » Une phrase que j'avais enregistrée en 1996, lorsque je réalisais avec l'aide de François Donato, au studio 116A du GRM, le mixage final de ma vidéo-liturgie Messe de terre, également éditée par Motus en 2014. La phrase y est à peine audible et fait partie d'un des textes de la Messe catholique, et ce texte est superposé à des images de gens qui au contraire, au lieu de se rassembler, semblent fuir un déluge.

Récemment, quand j'ai composé Laudes, j'ai eu l'idée de réemployer cette prière, et je voulais qu'elle soit également tressée avec les autres sons. Mais un hasard technique où l'on peut voir un cas de « serendipity » (notion qui sonne mieux pour moi en anglais), a fait que, sur l'ordinateur où je mixais, le logiciel a calé, dénudant inopinément la phrase faite pour être voilée : « J’irai vers l'autel de Dieu» -  j'allais commettre un lapsus et taper « l'hôtel de Dieu ». Dans ces cas-là, j'ai une disposition superstitieuse qui me fait interpréter tel incident technique comme un signe à respecter. Cela m'a d'ailleurs toujours réussi, mais je demande qu'on me croie si je dis que je ne provoque jamais ces effets. Ils arrivent quand ils doivent arriver.

Si depuis ma communion solennelle en 1959, je ne suis pas retourné à « l'autel de Dieu », je suis allé en tout cas, en octobre 2000, sans le vouloir ni avoir réservé à l'avance, à l'Hôtel-Dieu, ce grand hôpital parisien situé sur l'île de la Cité. J'y ai séjourné trois mois, nourri et logé mais malade, j’ai raconté aussi cela. D'où mon lapsus. Heureusement, le personnel de l'hôpital, ma femme, mes proches et des amis, m'ont aidé à en sortir et à reprendre différemment le cours de ma vie.

Différemment ? Je ne sais pas, peut-être c'est le style de ma musique qui en a été le plus modifié, à partir de l'œuvre longue La vie en prose, éditée sur 2 CDs par (et composée grâce à) Brocoli (voir L'Histoire de mes musiques concrètes, sur ce site). On en jugera avec le disque Requiem / Laudes. La perspective de cette sortie, que marquera le 3 novembre un concert à la Muse en circuit, me rend très heureux.

Donc, un hasard objectif m'a fait « avouer » que je m'engageais à aller vers l'autel de Dieu. Mais le « j'irai » pour moi s'associe automatiquement à la figure de Victor Hugo, dont un poème s'intitule Ibo, futur du verbe latin Ire : J'irai.

Ce poème n'est pas le plus connu ni le plus brillant d'Hugo, mais son accent âpre me touche, notamment quand il écrit :

« Je gravis les marches sans nombre.
Je veux savoir ;
Quand la science serait sombre
Comme le soir ! »

C'est pour savoir, et non pour s'incliner et se résigner que le poète veut « aller ». Cette célébration de la connaissance me frappe beaucoup, en cette époque complaisante aux obscurantismes (mais la sienne l'était aussi). Et moi, je voudrais aller non à la science, mais jusqu'à un autel ? A vrai dire, sorti du monde qui est celui où je compose, un monde dans lequel je suis croyant, je ne sais plus où aller. Dites-moi, où voulez-vous que j'aille ?

J'en arrive au second mot de ce blog, « planète ». Je suis convaincu que le mouvement déjà amorcé dans les années 50-60 du siècle précédent, consistant à aller dans ce qu'on appelle l'espace, non pas seulement pour fuir, trouver des ressources, ou conquérir (?), mais aussi pour connaître et savoir, ne pourra que se continuer. Pour moi la planète Terre est notre berceau, mais non notre habitat obligé ; l'homme peut emporter dans l'espace la vie, qui n'y existe pas encore ou n'y existe plus. N'a-t-il pas déjà rendus « habitables », sur la Terre, des lieux hostiles à la vie, à la sienne en tout cas ?

Mais pourquoi des écologistes, qui nous assignent la Terre comme destin, origine et habitat obligé, appellent-ils/elles celle-ci : « la » planète ? Mystère. Des planètes il y en a en effet plusieurs, et celles-ci, à moins qu'on ne les rebaptise (comme la Révolution française a un temps rebaptisé les mois et les jours) portent des noms anciens, empruntés à la mythologie gréco-latine : Vénus, Mercure, Mars, etc. Aucune d'entre elles n'est « la » planète, et je ne parle même pas des exoplanètes, qu'on ne cesse de découvrir aujourd'hui. D'ailleurs, les planètes ont des noms dans d'autres langues, comme le chinois, qui ne viennent pas de la mythologie gréco-latine.

Ah oui, notre planète aurait aussi un nom mythologique, que certains, parfois sous un habillage scientifique ou philosophique, veulent qu'on lui redonne, celui de Gaïa ? Mais dans la Théogonie d'Hésiode, Gaïa n'est pas seule, et elle fait couple avec Ouranos (le ciel), ou si l'on veut Uranus. Un nom latin à partir duquel a été créé le nom « uranium » et que par ailleurs Johann Bode a donné à la huitième planète découverte en 1781 par William Herschel. Une planète inconnue des Anciens, et bien éloignée de sa Gaïa, notre terre. Alors, si l'on veut re-mythologiser le monde, qu'on prenne le tout ! Dans le mythe, il n'y a jamais une seule entité, un seul être.

C'est le contraire du monothéisme, une doctrine, si l'on y songe, pas moins étrange que celle du polythéisme, même si elle a changé tout le destin humain. Une des curiosités de la culture européenne chrétienne est en même temps qu'elle a incorporé le polythéisme et ses mythes, célébrés et utilisés dans sa peinture, sa poésie et sa musique. Mais on peut aussi, aujourd'hui, lire directement les sources, qui sont désormais sur Internet. Sur papier ou sur écran, lisez aussi Homère, Hésiode, Ovide...

C'est ce qu'a fait Jérôme Bloch, dans son livre passionnant sur la série Westworld, intitulé Westworld Labyrinthe de l'esprit (Atlante Eds, 2022). L'auteur montre bien comment les sources bibliques s'y combinent avec une foule de références mythologiques. Ce « syncrétisme », culturel et non religieux - très peu de gens, à ma connaissance, croient aujourd'hui à Zeus, Aphrodite ou Arès - est une des clés de la culture actuelle.

Bach, ce croyant, a bien lui-même écrit des cantates à sujet mythologique, où interviennent Pan, Eole, Phoebus et le demi-dieu Hercule, placé à la croisée des chemins. Dans cette cantate morale, la BWV 213, Hercule voit s'ouvrir à lui un « Scheidenwege » de deux chemins, celui du vice et celui de la vertu. Deux seulement ?  Oui. Et on ne sort pas si facilement que cela du dualisme, même si certaines langues proposent trois « genres » grammaticaux. J'y reviendrai.

(Note sur Ouranos/Uranus, nom du dieu personnifiant le ciel : un des effets du voyage effectif hors de l'attraction terrestre, c'est justement qu'il fait disparaître le ciel, ce que Schiller dans son Hymne à la Joie appelle la « tente des étoiles », la Sternenzelt. Nous, habitants de la Terre, n'avons plus rien au-dessus de nous. A méditer).