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CINQ PETITS MANIFESTES, 4. Manifeste vocabulariste
28 mai 2023
Un des avantages de l'édition des films en DVD (un support qui a aussi ses inconvénients), c'est la possibilité, pour les films américains, d'afficher les sous-titres destinés aux « hearing impaired », et ainsi de mieux suivre le texte littéral des dialogues prononcés. Ces sous-titres servent aussi à nommer, comme dans l'image ci-dessus (tirée du film de Stephen Sommers The Mummy, 1999), les sons qu'on y entend, dans ce cas le craquement inquiétant de l'échelle sur laquelle Rachel Weisz est juchée, au risque de tout faire s'écrouler (et l'image d'un amas de livres qui s'écroulent est chère au cinéma). C'est ainsi que dans les films américains, on peut lire de temps à autre au bas de l'image des mots en capitales comme PANTING (halètement), RUSTLING (bruissement), HISSING (sifflement) et autres RUMBLING, THUDS et BANGING, ainsi que, pour les poursuites en voiture, des SIREN BLARING et des TIRES SCREECHING...
Nommer les sons, comme on le voit, pour ceux qui ne les entendent pas ou mal, ne requiert pas forcément de forger des mots nouveaux. La plupart des langues que j'ai inventoriées pour mon Livre des sons (toujours en cours et que j'espère terminer très bientôt), mettent à notre disposition un vocabulaire assez diversifié, qui plus souvent qu'on le croit s'applique au son lui-même, objet de ce que Schaeffer a baptisé « l'écoute réduite », et pas seulement à l'activité qui le provoque ou à la source dont il est issu (ou plutôt, dans bien des cas, aux sources, au pluriel, puisque la cause d'un son est très souvent au minimum double : la baguette et la peau de tambour).
C'est l'occasion pour moi, dans ce quatrième mini-manifeste, de réhabiliter cet instrument souvent négligé ou dénigré par les réactionnaires et les obscurantistes dont je parlais dans mon blog Sans visibilité, chapitre 6 : le vocabulaire du concret.
Comme beaucoup de gens aujourd'hui, j'ai une vidéothèque et une bibliothèque. La première contient des milliers de films de l'histoire du cinéma sur divers supports, et ma bibliothèque des centaines de livres, parmi lesquels les deux plus grands dictionnaires de l'histoire de la langue française, le Littré et le Robert, ce dernier dans l'édition complète en six volumes parue en 2001 (une édition qui, entre parenthèses, a été la dernière imprimée de cet ensemble).
Dans les films de ma vidéothèque, on peut entendre des dizaines de milliers de sons, dont certains des plus beaux sons créés par l'être humain, que ce soit dans des films d'auteur ou dans le cinéma populaire. Dans le Littré ou le Robert (ainsi que sur l'excellente base de données du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, en abrégé CNRTL, consultable en ligne), figurent des dizaines de mots français parfois précis qui peuvent aider à désigner, décrire et nommer ces sons. Mais pour le moment ces deux mondes se rencontrent rarement. En effet, les livres qui parlent du cinéma en France, et je crois que c'est la même chose sur le reste de la planète, analysent et décrivent rarement les sons qu'on y entend, et surtout ils n'utilisent presque jamais pour le faire des mots comme ceux que je viens de donner en exemple ; ces livres étudient encore moins souvent le détail d'une scène, comme il m'est souvent arrivé de le faire.
Est-il important d'observer et de nommer ce que nous percevons à travers certains mots, un certain vocabulaire ? Je le crois, et je crois même que c'est la base de la culture sensorielle, et de la culture tout court, justement à une époque où l'art se fait de plus en plus sensoriel.
Quand le romancier européen du XIXe siècle décrit une scène, ce qu'on y voit et ce qu'on y entend, c’est pour la faire vivre, la dépeindre : il n'a en effet que des mots (et souvent l'appoint de quelques gravures) pour faire exister celle-ci. Il est intéressant de remarquer que ces évocations sensorielles et notamment sonores sont rares et singulières dans les vieux textes (elles en sont d'autant plus marquantes, comme par exemple le sifflement que produit le pieu rougi au feu quand Ulysse et ses compagnons l'enfoncent dans l'œil du cyclope Polyphème, chez Homère). À partir de Balzac, nous avons en France des descriptions visuelles précises, et à partir de Flaubert, des descriptions sonores élaborées. Le tableau sensoriel joue aussi un rôle important dans certains romans de Walter Scott (l'auteur qui semble avoir introduit cette pratique dans le roman européen), ou plus tard de Charles Dickens, entre autres. Avant eux, Chateaubriand, en France, tout fier de son voyage aux Amériques, avait aimé décrire les sons de la forêt vierge, en utilisant des comparaisons musicales. En revanche, dans les romans français du siècle précédent, qu'ils soient de Marivaux, Rousseau, Lesage, Diderot, Sade ou Restif de la Bretonne, ou dans les romans anglais de Fielding, on trouve très peu de descriptions des lieux traversés par les personnages et des sons entendus.
Au cours du même XVIIIe siècle, cependant, le naturaliste Buffon, pour son observation physique des animaux, ne se contentait pas de réciter le nom officiel de leur cri et d'écrire que le chat miaule, que l'éléphant barrit et que la chèvre bêle. Il tentait courageusement de dépeindre le son propre à chaque espèce, en écrivant par exemple, à propos du lion :
"(son) rugissement est un cri prolongé, une espèce de grondement d’un ton grave, mêlé d’un frémissement plus aigu ; ce rugissement est sa voix ordinaire, car quand il est en colère il a un autre cri, qui est court et réitéré subitement".
Ces mots, qui peuvent paraître simples, sont véritablement un début de description : aigu, grave, long, court, répété par opposition à non répété, subitement par opposition à progressivement. Cela concerne bien le son lui-même, au niveau de ce que Pierre Schaeffer appellera l'écoute réduite.
Aujourd'hui, on pourrait croire que cela ne sert plus à rien de décrire le rugissement du lion, puisqu'il suffit de l'écouter, par exemple en le téléchargeant dans une "sound library". Et de la même façon, il ne serait plus intéressant de décrire par des mots précis les sons d'un film, puisque le lecteur peut facilement accéder à une copie. Vraiment ? Je pense au contraire que c'est par les détails et les nominations qu'on accède à ce qu'on peut appeler le texte d'un film, à la forme et au sens, et qu'un art sensoriel de sons et d'images, de mouvements et de durée, doit faire, si on prétend l'étudier, l'objet d'un véritable discours attentif au concret.
Cette question du rapport entre l'œuvre cinématographique et le discours descriptif qu'on tient sur elle, les mots qu'on emploie pour l'analyser, ne doit pas être limitée à celle du discours historique, critique, analytique sérieux, dans des articles, conférences, livres, thèses. Elle concerne aussi le plaisir de parler des films entre proches, entre amis, lorsque nous les découvrons, lorsque nous confrontons nos goûts, citons nos films ou nos séquences préférées, etc...
Il y a un grand paradoxe : depuis 45 ans environ, avec la vidéocassette VHS, ensuite le DVD, puis le téléchargement et les fichiers informatiques, nous avons enfin le moyen de consulter le film comme un livre, de le retrouver quand nous voulons, et donc, entre autres, de réécouter plusieurs fois le moindre son qu'on y entend. Or, il y avait un bien plus grand intérêt des chercheurs d'autrefois pour la description détaillée des œuvres cinématographiques lorsque celles-ci étaient vues seulement en salle, en continu, et qu'il fallait prendre des notes dans le noir, que lorsque celles-ci sont devenues disponibles à domicile et à tout moment. Je pense par exemple, au remarquable essai (non réédité malheureusement) sur le film Muriel de Resnais, publié en 1975 par un trio de chercheurs constitué de mon ami Michel Marie, ainsi que de Marie-Claire Ropars et Claude Bailblé. Il comprend beaucoup de descriptions, qui nourrissent les idées. Le film n'y est pas, comme souvent, un objet abstrait, prétexte à généralités qui l'utilisent. Ce sont notamment les deux essais de Deleuze qui ont créé la mode, funeste à mon avis, de parler du cinéma par généralités.
Pour analyser, il faut décrire, nommer ce dont est constitué le film ; donc recourir à un lexique, un vocabulaire. Je propose de distinguer entre un vocabulaire spécifique (sous-entendu : spécifique au cinéma), et un vocabulaire non spécifique, existant déjà pour d'autres arts ou pour la réalité qui nous environne, les deux étant nécessaires.
Si pour l'image du film, je parle de gros plan (close up, insert), ou de coupe cut, j'utilise un vocabulaire technique spécifique au cinéma. La question est de savoir si ce vocabulaire technique est pertinent dans l'analyse, ou suffisamment précis. Il faut toujours selon moi l'employer par rapport au contexte précis : une coupe cut n'est pas la même si elle profite d'un "raccord dans le mouvement", ou si elle s'effectue dans un champ/contre-champ, ou entre deux plans dépourvus de mouvement, etc… Mais si pour l'image du film, je parle des couleurs, des ombres, de la texture, des formes, j'emploie un vocabulaire non spécifique, le même que quand je dois décrire un objet ou une personne qui sont devant mes yeux.
Il est courant de se plaindre d'un manque de vocabulaire sonore pour l'analyse des films. Or, ce n'est pas le problème.
On confond en effet différentes questions : l'une de celles-ci est la difficulté de se mettre d'accord sur un vocabulaire sonore spécifique au son cinématographique. En effet, les opérations techniques sur le son des films - monter, mélanger, - ne s'entendent pas aussi clairement que ne se voient les opérations techniques sur l'image. Une coupe visuelle cut est toujours visible, et identifiable, repérable par le spectateur, tandis qu'une coupe sonore cut, peut être impossible à repérer et juste servir à raccorder des sons en une chaîne continue, de sorte qu'on ne peut plus l'entendre. Pour résumer une situation complexe, je dirai qu'alors que les opérations techniques visuelles du tournage et du montage sont souvent faciles à percevoir par le spectateur, qui voit les coupes, les mouvements de caméra, - les opérations identiques sur les sons du film ne s'entendent pas, et donc ne fournissent pas des repères pour la perception.
Un autre problème est non la rareté, mais la faible utilisation active du vocabulaire sonore non spécifique de description des sons. Cela tient entre autres à des raisons historiques et culturelles : l'art des sons dans sa forme traditionnelle, à savoir la musique vocale et instrumentale, n'utilise qu'une petite partie de l'univers sonore, de sorte qu'il se contente très bien de mots techniques s'appliquant principalement à la musique: hauteur de note, valeurs de rythmes, et référence au nom des instruments: on n'a pas besoin de décrire un son de violon, puisqu'il suffit de dire: jouez ce violon d'une certaine façon. Bien sûr, la musique concrète ne se trouve pas dans ce cas-là.
Logiquement donc, si l'on trouve plus de travaux sur la musique des films, que sur les bruits, les voix qu'on y entend, c'est surtout que cela permet aux chercheurs d'utiliser des partitions, de recourir aux termes techniques traditionnels. C'est seulement dans la musique qui fait usage indifféremment de tous les types de source et de tous les sons, la musique concrète, que l'on ne peut recourir aux termes musicaux classiques. Ce n'est pas un hasard si l'inventeur de la musique concrète a créé la notion d'écoute réduite et commencé à construire un vocabulaire spécifique. Le curieux est qu'il l'a fait en prenant le plus souvent des mots qui existaient, comme grain, allure, masse, etc... et en leur donnant un sens précis dans le contexte de la description sonore.
Je rappelle que l'écoute réduite est une pratique, non une spéculation, et qu'en choisissant d'abandonner cette pratique et de cesser de la transmettre, les directeurs successifs du GRM après Schaeffer ont interrompu une passionnante recherche. Celle-ci, dans le Traité des Objets Musicaux paru en 1967, débouchait certes sur une typologie normative qui distinguait entre « sons convenables » (au musical) et « sons non convenables » ; mais l'écoute réduite – que j'ai souvent transmise dans nos formations Acoulogia, depuis 2018, et auparavant dans des écoles de cinéma, comme l'ESEC – n'est pas intrinsèquement vouée à déboucher sur une approche normative et excluante. Elle ne demande qu'à être poursuivie, au lieu d'être bêtement niée par principe.
Un troisième problème pour l'analyse audio-visuelle est qu'à partir du moment où un son est superposé à une image, nous n'avons plus affaire à une simple juxtaposition, mais à une combinaison, que j'appelle "audio-vision": de la même façon que dans la musique traditionnelle, la superposition d'un do naturel et d'un sol naturel plus aigu n'est pas juste une superposition, elle produit un intervalle qui existe absolument, la quinte.
De façon surprenante, avant que je ne commence au début des années 80 à écrire sur les combinaisons audio-visuelles, il existait peu de vocabulaire descriptif sur l'audio-vision. C'est comme si les quintes, les quartes et les tierces n'étaient pas nommées dans l'analyse musicale ! J'ai donc créé les expressions d'audio-vision, de rendu, de lignes de fuite temporelles (temporal vanishing lines), de synchrèse (synchresis), d'extension. Écrivant une préface pour la traduction américaine par Claudia Gorbman de mon livre L'audio-vision, où j'exposais ces notions pour la première fois, Walter Murch faisait en 1994 la remarque que:
"Some of these terms represent concepts that will be familiar to those of us who work in film sound, but which we have either never had to articulate or for which we have developed our own individual shorthand - or for which we resort to grunts and gestures. It was a pleasure to see these old friends dressed up in new clothes, and to have the opportunity to reevaluate them free from old or unstated assumptions." (Audio-vision, XVIII.°)
La relation audio-visuelle est donc basée sur des effets dont le spectateur peut méconnaître le fonctionnement, ce qui ne l'empêche pas de les ressentir. De la même façon qu'en écoutant un air de musique, le grand public peut attribuer l'expression d'une mélodie à la mélodie seule, alors que cette expression vient souvent également de l'harmonisation, de la même façon il attribue à l'image ou à la situation ce qui vient d'une combinaison audio-visuelle (c'est l'effet que j'appelle de "valeur ajoutée", "added value").
J'ai ainsi commencé, à partir des années 80, à mettre des mots d'une part sur des effets psychophysiologiques "naturels" qui se produisent dans l'audio-vision (aimantation spatiale / spatial magnetization, synchrèse / synchresis), et qui se produisent de tout temps, mais aussi sur d'autres qui sont des effets rhétoriques créés par le cinéma, et donc qui ont une histoire: je leur ai parfois donné des noms liés aux films où ils ont été particulièrement remarqués; (effet X 27 en se référant au film Dishonored de von Sternberg, dont le titre français est Agent secret X 27, effet Shining par référence au film de Kubrick). D'autres sont antérieurs au cinéma et existent déjà dans l'opéra et le théâtre, comme l'effet de musique anempathique.
Cela prouve a priori qu'un effet n'a pas besoin d'être nommé ni même repéré pour agir. Dans l'édition la plus récente de L'Audio-vision, j'analyse en détail une séquence mémorable du Silence, 1963, de Bergman, celle où un char d'assaut vrombissant roule dans une rue déserte, au cœur de la nuit. Cette séquence commence par montrer un petit garçon désœuvré, dans les couloirs d'un grand hôtel d'une ville étrangère. Sur son image, nous entendons un son lointain et prolongé, dont la cause est inconnue, qui doit être puissant puisqu'on l'entend de loin, mais qui se produit sur une note (il est de masse « tonique » dit-on en vocabulaire d'écoute réduite). Quelques minutes plus tard, on a une autre note, créée par le tintement d'un verre contre une carafe d'eau, et ce tintement annonce un vrombissement, celui, inattendu, du tank sous les fenêtres de l'hôtel. Entre les deux « notes », d'autres sons, mais sans notes. Plus tard encore, pour finir, vient une troisième note, avec le tintement que produit un homme en jouant avec les bijoux de la femme avec laquelle il vient de coucher, et qui est la mère du garçonnet. Le tintement est particulièrement valorisé parce qu'il est précédé par un son de masse « complexe » (sans hauteur précise), celui, oppressant et régulier, correspondant à un tic-tac de réveil. Et ces trois notes, appartenant toutes les trois à l'action, contribuent à structurer l'ensemble de la mystérieuse séquence.
Ainsi, je trouve que la beauté de cette séquence de Bergman vient non seulement des effets audio-visuels et audio-logo-visuels que j'ai décrits dans L'Audio-vision (et que je résume dans le Glossaire bilingue à télécharger que l'on trouve sur le présent site) mais aussi de la façon dont des sons que l'on entend successivement contrastent ou au contraire se ressemblent par leur aspect propre, pour l'écoute réduite: longs ou brefs, répétés lentement ou répétés rapidement, toniques ou complexes, proches ou lointains, réguliers ou irréguliers, prévisibles ou imprévisibles.
Je reviens alors à la question évoquée au début de ce blog: le langage comporte-t-il déjà des mots descriptifs pour les sons, qu'on ne pourrait pas également employer, en plus des mots schaeffériens ? Ou bien y a t-il trop de différences entre une époque et une autre, un pays et un autre ? Les Suédois de 1963 entendent-ils différemment des Français ou des Japonais de 2023 ? Or, contrairement à ce que pensent et disent aujourd'hui beaucoup de gens, beaucoup d'aspects de l'écoute sont universels. Certains l'étaient depuis longtemps, comme les bruits causés par les éléments naturels, la pluie, et certains animaux connus dans une bonne partie du monde. D'autres le sont devenus, comme les sons techniques et musicaux. En même temps, quelque chose ne l'est pas, ne peut pas l’être : c'est la langue.
Aucun mot d'une langue ne peut rendre exactement les mots d'une autre langue. Théoriquement, l'idéal serait que chacun en connaisse plusieurs dans d'autres langues, et il pourrait employer, pour tel phénomène sonore, le mot appartenant à une de celles-ci qu'il trouve le plus approprié : ainsi le mot italien "tonfo", qui évoque un son sourd de chute (celle d'un fruit mur, ou d'un corps) ou de frappement, n'a pas d'équivalent en français ou en allemand (peut-être en anglais avec le mot "thud"). La confrontation des langues, loin d'annuler les précisions que permet une langue par les précisions différentes qu'en fournit une autre, est un enrichissement.
En même temps perdure le mythe selon lequel il existerait quelque part des êtres « près de la Nature », des Native Americans, des Inuits, qui disposeraient de beaucoup plus de mots pour désigner les impressions acoustiques. Quelque culture, quelque art auraient tous les mots qui nous manquent.
Il se peut que telle civilisation, telle langue aient des mots plus différenciés pour désigner tel type de phénomènes sensoriels, entre autres sonores, en rapport avec leur mode de vie. Une culture ou une civilisation de la chasse, comme une culture du vin, entraînent un certain vocabulaire. Inversement, l’usage d’une langue entretient cette différenciation culturelle. Mais il ne faut pas compter sur d’autres cultures pour nous dispenser de connaître la nôtre. Pour désigner et qualifier les impressions sonores, il existe donc dans toute langue quelle qu’elle soit toujours plus de mots que ne croient ses « utilisateurs », comme on dit bien à tort de ceux qui pratiquent une langue (comme si le langage n’était qu’un ustensile !)
Ainsi, les mots "crissement" ou « tintement" en français, comme les mots proches en anglais "hissing" "screeching » ou "tinkling", désignent des perceptions assez précises. Mais ces mots font partie en France de ce qu’on appelle le « vocabulaire passif », celui qu'on comprend lorsqu'on le rencontre dans un livre ou une conférence, mais qu'on n'utilise pas, ou pas souvent.
On peut distinguer en effet : le vocabulaire disponible, théoriquement présent dans des dictionnaires, mais que personne ne peut connaître par cœur ; le vocabulaire passif, compris quand on le rencontre, mais que l'on n'utilise pas (il faut toutefois le rencontrer, et c'est là que la pratique de la lecture est irremplaçable) et le vocabulaire actif, que l'on utilise soi-même. Je tends à penser qu'activer le plus de mots possibles, transformer d'abord par la lecture et la connaissance le vocabulaire disponible en vocabulaire passif, puis faire de ce vocabulaire qu'on connaît un vocabulaire qu'on emploie et qu'on transmet, est un acte de civilisation et d'humanisation, pour les sensations, mais aussi pour les sentiments et les relations humaines.
On ne peut se créer une culture à partir des sensations, nombreuses et souvent capireuses, données par le cinéma (pour ne pas parler des jeux vidéo !), à mon avis, que si on mobilise les mots. Cela ne sert à rien de créer des mots nouveaux à partir du moment où les mots sont déjà là. Il faut activer la langue. Notre langue française est riche en mots sonores, la langue allemande aussi, la langue anglaise aussi. Chacune apporte quelque chose de différent. J'écrivais en 1998 dans mon livre Le son :
« Il y a évidemment une insatisfaction permanente qu’engendre la recherche du mot adéquat, insatisfaction mêlée au réel plaisir de nommer, et qu’on ne ressent pas avec la notation musicale la plus grossière et la plus incomplète. Par là, nous voulons dire qu’au début, armés des termes « crissement », « tintement », « impulsion » dans le sens schaefférien ("son très court analogue à un point dans le temps ») — dont nous nous servons de temps en temps — nous sommes fiers, puis nous apercevons qu’ils ne nous permettent pas de tout nommer. Ils nous énervent, nous semblent rater l’essentiel ou au contraire apporter une précision superflue. D’ailleurs, à quoi nous sert de savoir désigner, sous le nom d’impulsion, un son bref, qu’il nous semblait que nous reconnaissions et isolions fort bien en tant que tel avant de connaître le mot ?
Nous aurions tort, parce que c’est ce mot d’impulsion qui nous permet d’avancer de proche en proche dans ce qu'il ne permet pas de cerner mais qu'il indique. L’insatisfaction que nous ressentons à nommer est constructive, et constitue le signe que nous touchons juste quelque part. Chaque mot transporte avec lui son non-dit, ce qu’il ne nomme pas, comme un axe de structuration. Et le croisement de ces lacunes verbales crée une grille de perception, l’organise et la structure peu à peu. »
D'autre part, la reconnaissance, par des mots tels que "tonique", ou "impulsion", ou les mots de rauschen, de tintement, qu'il existe des proximités, voire des « isophonies » entre des sons d'origine et de fonction différente, nous permet de comprendre des effets de forme et de structure. Ainsi, à la fin de la séquence de Bergman, le tintement produit par l'homme et qu'il laisse s'éteindre est le premier son qui résonne et se perd naturellement, comme une vibration qui se libère : il apporte une sorte de détente.
Enrichir le vocabulaire sensoriel actif est pour moi important. Pour moi-même d’abord : je suis très facilement envahi, charmé parfois, dérangé souvent par des sensations, et je sais que les nommer m’aide à les humaniser, à leur donner un sens. Cela peut être aussi utile à d’autres : la publicité, les media nous font vivre dans un univers sensoriellement très riche, sans nous donner les moyens de créer une culture de ces sensations. Il n’y a pas de culture collective, des sensations, mais aussi des sentiments, sans un vocabulaire étendu – disons, plus étendu que celui de la conversation courante.
Or, notre époque ne favorise pas l’enrichissement du vocabulaire. Elle attire vers des arts très sensoriels, vers l’absorption de films, de vidéos, de video-games, de clips, de musiques très riches en sensations, et en même temps, le temps passé à absorber des sensations n’est pas équilibré par l’acquisition d’un vocabulaire aussi riche et subtil. Et la mode philosophique dont j'ai parlé plusieurs fois dans mes blogs dénigre toute entreprise de nomination en y voyant un geste d'emprise, de pouvoir. C’est pourquoi je dis à ceux qui me lisent et m’écoutent dans le monde entier : le monde moderne, par la télévision, la publicité notamment, et maintenant par Internet nous bombarde de sensations et d’émotions qui nous laissent sans voix et sans mots. Pour éviter la barbarie qui peut en résulter, il faut équilibrer cette “overdose” de sensations et d’émotions, souvent troublantes et violentes, par l’acquisition d’un vocabulaire un peu plus étendu de sensations et d’émotions. Et pour cela nous sommes parfois obligés de nous tourner vers le passé, vers des écrivains du passé, qui, plus que la plupart des écrivains actuels, proposent de riches descriptions sensorielles.
Ce qui n'empêche pas, si besoin est, de forger des néologismes. Comme on l'a vu je ne me suis pas privé d'en créer, dans mon travail sur le cinéma et sur la musique concrète, mais c'est quand je constatais qu'il n'y avait pas dans le lexique de mots existants.
Parfois, la machine à néologiser se met à fonctionner toute seule, en roue libre. Il faut alors rester critique. Le néologisme ne doit pas s'auto-légitimer du seul fait d'apparaître et de s'imposer dans l'usage social. Pour ma part, je suis prêt à justifier, défendre et illustrer chacun de ceux qu'on trouve dans mon Glossaire bilingue, mentionné plus haut. Mais je prétends qu’il faut d’abord bien chercher dans sa propre langue, si ce mot n’existe pas déjà.
Pour me résumer – et aussi me répéter : ne lisez pas seulement des articles, des essais et des journaux, puisque ceux-ci s’expriment le plus souvent dans une langue abstraite et non descriptive, lisez de bons romans (de bons romans policiers, de bons romans classiques, de bons romans d’amour), et aussi des poésies, souvent riches en vocabulaire de sensations et d’émotions. En découvrant, puis en essayant d'activer voire de compléter, par l'écriture personnelle ou dans la conversation, ce vocabulaire de sentiments et de sensations, vous pourrez mieux étudier et comprendre les œuvres audio-visuelles du XXe siècle et du début du XXIe siècle... et participer à l'humanisation du monde inhumain que risquent toujours de fabriquer les humains eux-mêmes.
M. Chion, 22 mai 2023, à partir d'une conférence donnée le 24 avril 2014 à l'Université Emory d'Atlanta, Géorgie ; merci à mes hôtes américains d'alors, et notamment à Souad Kherbi, Julianna Blair Watson, et Amandine Ballart.