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CINQ PETITS MANIFESTES, 2. Manifeste littéraliste

7 mai 2023

Dans cette scène située vers la fin du film Old (M. Night Shyamalan, 2021), la réplique complète est : I forget the word. It's about my feelings for you. Le word que ne trouve plus Guy (Gael Garcia Bernal), qui perd la mémoire en devenant vieux - mais sa femme Prisca (Vicky Krieps) n'a aucun mal à le deviner -, c'est évidemment love. Banal, n'est-ce pas ? Pourtant, si ce passage du film Old de Shyamalan m'émeut, c'est à cause du reste du film, et du fait que jusque-là tout a été sur-verbalisé par les personnages quant aux situations extravagantes qu'ils vivent et qui - je n'en dis pas plus pour ne pas déflorer l'histoire - donnent à leur vieillissement un tour inattendu.

C'est un parti-pris intéressant, selon moi, que de faire nommer par les personnages d'un film ce qui se passe sous leurs yeux et dans leur corps, et ce qu'ils font. On le trouve déjà dans le chef-d’œuvre de David Cronenberg Existenz. Ici, il permet de valoriser un mot finalement non-prononcé, le mot le plus galvaudé du monde, lequel, d'échapper à la verbalisation, s'en trouve presque incarné.

Je n'aime pas avec la même intensité tout Shyamalan (mes films préférés de lui sont Le sixième sens, Signes, Le Village et Incassable), mais j'apprécie chez lui une qualité qui n'est pas si répandue : celle de raconter avec loyauté une histoire quand il l'a commencée. Bref, Shyamalan est un vrai conteur parce qu'il est littéral, qu'il prend son histoire « à la lettre ». Même dans ce film que d'autres ont trouvé déceptif, Le Village, qui dit beaucoup de choses sur la question de la foi.

Lorsque vous avez commencé à raconter une histoire, il faut assurer. C'est pourquoi, bien que mon court-métrage Eponine ait reçu en son temps un accueil chaleureux qui continue de me rendre fier (plusieurs prix importants et une large diffusion), je ne suis pas tout à fait à l'aise avec le fait d'avoir laissé la fin dans le flou, faute d'avoir eu le temps et les moyens de tourner le dénouement prévu, qui était plus clair. Il est vrai qu'il y avait eu des vicissitudes de production. Mais ce défaut ne concerne que les deux dernières minutes, et le film en compte douze.

J'ai une réticence envers certains films d'auteur lorsque d'emblée, ceux-ci prennent l'histoire comme un prétexte, un livret. C'est ce que je reproche notamment à quelques Chabrol (dont les deux Lavardin avec Jean Poiret) mais pas à tous (Le Boucher est un chef-d’œuvre), et surtout à un bon nombre des films de Godard. Dans Alphaville, Pierrot le fou, ou Détective qui miment les formes du cinéma populaire, Godard ne cesse d'escamoter les scènes à faire quand elles l'ennuient, et je n'aime pas cela. Je pense aussi à un film qui en 1986 m'a énervé : Mauvais sang de Leos Carax. Il commence à nous raconter une histoire qu'aujourd'hui on croirait sortie d'un film de Shyamalan, sur un virus terrible (évidemment inspiré par celui du SIDA), frappant les gens qui, je cite le film, « font l'amour sans amour ». OK, l'idée est abracadabrante et dérangeante, mais elle est osée, donc j'attends la suite. Seulement, contrairement au réalisateur d'Old, Carax plante son histoire au milieu, passant le reste de son film à poétiser et à faire des cabrioles cinématographiques autour de ses interprètes. On dirait une de ces nombreuses (trop nombreuses, à mon goût) mises en scène d'opéra qui, déloyales à la lettre du récit, font des effets autour d'une histoire supposée archi-connue du public, ce qui n'est vrai que pour une partie de celui-ci.

Chose curieuse, personne en 1986 n'a cherché noise à l'auteur de Mauvais sang sur l'idée de faire périr ceux qui pratiquent le sexe sans amour (ceux qui mouraient du SIDA l'auraient donc un peu mérité ?), alors qu'en revanche, on a vu dans Old une métaphore anti-vaccin, contemporaine de la pandémie. Or, dans le scénario littéral (voir plus loin) du film, il s'agit juste d'un laboratoire pharmaceutique qui se conduit criminellement. Aucune généralisation n'est suggérée au-delà de ce qui est raconté.

Lorsque je donnais des cours à Paris III, j'étais frappé par le fait que la plupart des étudiant(e)s sautaient par dessus l'histoire racontée, et avaient du mal à la raconter telle qu'elle se déroulait, car ils l'avaient tout de suite interprétée, fantasmée, et en avait fait un emblème à partir d'extrapolations et de généralisations. S'il s'était agi d'un événement réel auquel ils avaient assisté, ils auraient été les pires témoins.

Par exemple, quand est sorti le film de Coline Serreau Chaos, 2001, j'ai demandé à un des étudiants qui suivaient mon cours de nous le résumer, puisqu'il était encore le seul à l'avoir vu. Il a raconté que cela commençait par une femme qu'on agresse. Je lui ai demandé alors de préciser si c'était seulement verbal, ou physique, sexuel, etc., comme doivent le faire la police et la justice pour qualifier le dépôt d'une plainte, une inculpation, un verdict. Sans exclure la possibilité que le film choisisse de laisser les faits dans le clair-obscur.

Cela m'a amené à créer la notion de « scénario littéral », que je définis comme : ce qui arrive aux personnages, dans la mesure où nous en sommes les témoins, mais aussi comme la somme des ignorances où le film nous laisse quant à ce qui se produit. Cela par opposition au « scénario projectif », lequel consiste dans la série des indices destinés à nous faire voir sous un certain angle les personnages, quitte à donner par la suite d'autres indices allant dans le sens inverse.

Je cite ci-dessous - en l'adaptant pour le rendre compréhensible hors-contexte - un extrait d'un de mes livres sur le cinéma, dans l'édition de 2007 :

« La scène de Thelma et Louise (Ridley Scott, 1991, sur un scénario de Callie Khouri) avec le routier vulgaire, où les héroïnes utilisent à nouveau leurs armes sert, paradoxalement, à confirmer qu’elles ne tuent pas inconsidérément. Les deux semblent prêtes à laisser tranquille l’homme qu’elles tiennent en joue si celui-ci veut bien s’excuser des obscénités qu’il leur a lancées, mais celui-ci comprend aussi peu que Harlan, le violeur tué par Louise, ce qu’on lui reproche. Le fait qu’elles ne font pas de mal au routier, dont elles se contentent de détruire le camion, montre qu’elles ne sont pas dans la surenchère et qu’elles maîtrisent leur force.

Cette scène a deux effets contraires et simultanés, l’un dans le récit (scénario littéral), l’autre dans la façon dont les personnages apparaissent aux yeux du spectateur (scénario projectif) :

– l’effet est, dans le scénario littéral, de les faire apparaître encore plus aux yeux de la police comme des sauvages dangereuses, d’aggraver leur cas et de les précipiter encore plus vers une fin fatale ;

– le deuxième effet est au contraire, de leur assurer, sinon de leur rendre, la sympathie et l’identification du public, qui lui les a vues faire et peut apprécier leur magnanimité. À ce stade, elles n’ont en effet plus grand’chose à perdre mais épargnent un homme qui est à leur merci. »

Évidemment, le scénario projectif est plus facile à repérer, puisqu'il utilise notre hâte à ressentir, à compatir et à juger. Certains films abusent de ces possibilités qu'offre le scénario projectif, pour accumuler tous les péchés sur un personnage. Par exemple, moi qui suis né de parents qui se sont disputés la garde de leurs deux enfants encore tout petits, j'étais curieux de voir le film de Xavier Legrand Jusqu'à la garde. Déjà le titre me choquait, car il joue sur une équivoque malsaine entre un terme juridique et une expression utilisée pour désigner des actes de violence et, métaphoriquement, de pénétration sexuelle. En le voyant, j'ai découvert que Legrand ne s'était pas beaucoup fatigué pour le scénario littéral de son film, et qu'il se reposait beaucoup, pour faire imaginer le pire, sur son titre « à effet » ainsi que sur les projections des personnages... et du spectateur, projections favorisées par le physique très prégnant de l'excellent Denis Ménochet. Le film ne laisse aucune chance au scénario littéral, et rentre dans le jeu d'un schéma possiblement paranoïaque, mais sans la franchise qu'y mettent les films d'horreur populaires.

Quel plaisir en revanche de voir une œuvre comme As Bestas, de Rodrigo Sorogoyen, avec également Ménochet et Marina Foïs, car ce film-là ne triche pas et n'insinue pas, il assume. Néanmoins, en lisant la critique (très positive) de ce film par Jacques Mandelbaum dans Le Monde, je vois que le journaliste n'a pas pu s'empêcher d'énoncer sur les paysans galiciens qui s'en prennent au héros des jugements moraux sommaires, là où le film nous offre, littéralement, la possibilité de ne pas conclure. La littéralité, c'est aussi ne pas en rajouter.

Fils, frère et oncle d'ingénieurs et de matheux, ayant moi-même envisagé de faire la classe de « mathélém » plutôt que celle de philosophie en terminale, je suis sensible à un certain souci d'exactitude verbale dans la description. Les généralisations abusives, et le maximalisme verbal (« toujours, jamais, tout, rien ») dans lesquels l'intelligent Roland Barthes s'est pour moi trop complu, continuent de me déranger. Si j'ai eu envie de rejoindre le GRM, c'est parce que Schaeffer, ingénieur lui aussi, se méfiait des fausses précisions, et que la façon dont il a posé l'écoute réduite laissait une large place à l'incertitude et à l'approximation, et se refusait les fanfaronnades bouléziennes du « tout ou rien ». Cette écoute est d'ailleurs une technique d'observation, qui implique de s'intéresser à la lettre des phénomènes sonores.

Je suis devenu sensible à la question de la lettre aussi parce que j'ai beaucoup publié. J'ai pu alors me rendre compte à plusieurs occasions que ce qui me paraissait le plus évident dans ce que j'apportais, et que je pensais avoir exprimé le plus clairement possible, n'était pas vraiment reçu. Par exemple, dans mon essai sur Jacques Tati, je montre à travers de nombreux exemples concrets que trois des six films qui constituent son œuvre sont un ballet de trajectoires entre Hulot et une femme (Martine dans Les Vacances de M. Hulot, la fille de la concierge dans Mon oncle, Barbara dans Playtime) donc entre deux figures dont la rencontre, pour n'être que fugace et apparemment sans lendemain, n'en est pas moins déterminante. Autrement le film ne jouerait pas à être construit comme un labyrinthe. Cet aspect découvert par l'observation répétée des films, mais qui ne correspondait pas à la doxa régnante (« chez Tati, il n'y a pas de sexe ») a été carrément passé sous silence, et les auteurs qui ont écrit après moi sont tranquillement revenus aux platitudes sur l'univers éthéré de Tati. Sauf le poète canadien Antonio d'Afonso, qui a traduit mon livre en anglais pour sa maison d'édition Guernica. A part lui, je n'ai pas été lu littéralement. Dans ma monographie sur David Lynch, en revanche, j'ai été bien lu par Slavoj Zizek, un psychanalyste et pas seulement un philosophe, mais à part lui ce que je dis, à partir de l'épigraphe empruntée à Dolto, sur la figure de la femme dépressive et sur le rôle « vitalisant » de la violence paternelle n'a pas « imprimé ». On a préféré en revenir aux banalités sur la « face sombre de l'Amérique ». Dans La voix au cinéma, je ne me contente pas de formuler mais je démontre (la contre-démonstration n'a pas encore été faite et je l'attends toujours) qu'au cinéma il n'y a pas de bande-son. Puis, comme cela n'a pas été reçu, j'en viens à créer un mot qui est l'audio-vision, et à en faire la matière et le titre d'un livre, que Michel Marie, c'était un exploit à l'époque, a bataillé pour faire éditer par Natban.

Lorsqu'en 2016, Jörg Lensing, qui avait déjà traduit L'Audio-vision en allemand, prit l'initiative de faire paraître des textes de moi plus récents, sous le titre Audio-logo-vision im Kinofilm, j'en profitai pour rédiger un avant-propos nouveau, dont je cite cet extrait :

« Le mot "audio-vision" était une création verbale destinée à afficher l'idée principale : l'idée que parler du cinéma comme d'une simple addition d'images et de sons, qu'on pourrait analyser séparément comme image d'un côté et "soundtrack" de l'autre, est absurde. Tout aussi absurde que d'analyser la partie pour la main gauche d'une œuvre pour piano indépendamment de la partie pour la main droite. Au milieu de ce mot audio-vision, figure un tiret (le symbole - ) destiné à rappeler en même temps que cette association n'est pas une fusion, une totalité. (...)

Aujourd'hui, je mets un nouveau terme, en profitant de la place créée par le tiret, et j'ajoute "logo". Pourquoi cet ajout ? Parce que dans presque tous les films, il y a le langage, le "logos", et que l'on ne peut pas se satisfaire de le considérer à part. Le langage ne se "dissout" pas entièrement dans le son, s'il est parole entendue, et dans l'image, s'il est écrit. Il est un élément du cinéma, mais à part. Il crée ce que j'appelle une relation entre le dit (le verbalisé) et le montré (ce qui est manifesté concrètement par le son et l’image : un personnage, un lieu, des situations, des actions).

Ceci s'est imposé graduellement à moi, comme une évidence, en observant les films et en travaillant sur l'histoire du cinéma muet et parlant. Entre les deux, on le sait maintenant, la coupure n'est pas absolue. Il reste du cinéma muet "sous" le cinéma parlant, de même que l'évolution des espèces nous a fait un corps multiple, et un cerveau à plusieurs couches. Mais un élément a toujours été là, si naturellement qu'on a cru pouvoir ne pas s'y intéresser en le reliant au reste : le langage. » (14-12-2016)

Cette idée de l'audio-logo-vision était déjà présente dans mon gros livre Un art sonore, le cinéma, sorti en 2003 en France, où elle occupe quatre chapitres, mais là encore, sans doute à cause d'un titre inadéquat (j'aurais dû l'intituler : Un art sonore, verbal, musical et chronographique, le cinéma parlant), elle n'a pas été reçue – de façon claire et officielle, en tout cas.

Heureusement, il y a eu aussi parfois, ponctuellement, des lectures littérales de mes livres, et des écoutes littérales de mes musiques, lectures et écoutes qui ont abouti souvent à des traductions et à des éditions, et ce sont des expériences d'autant plus précieuses. Pour les textes concernant ma musique, en particulier, je suis comblé. Je n'ai pas à me plaindre.

Lorsque j'ai composé le Requiem, j'ai tenu à ce qu'on y entende le texte aussi en français – pour ne pas contourner les paroles du rite catholique, ne pas les laisser dans le flou, et très récemment, comme je l'ai raconté, j'ai réalisé des versions sous-titrées en anglais de mes œuvres.

L'expérience de la traduction m'a également sensibilisé à la lettre. Une expérience à deux facettes : d'être traduit, et avec quelle rigueur par Claudia Gorbman, notamment, mais aussi de traduire - en l'occurence Comme une autobiographie d'Akira Kurosawa à partir de la version anglaise d'Audie Bock. Lorsqu'un historien a confronté mon travail au texte japonais original du grand cinéaste, et qu'il n'a trouvé presque rien à rectifier à ma version, malgré le passage par l'anglais, j'en étais très fier.

Je ne suis pas non plus devenu lacanien pour des prunes, et mes années de psychanalyse n'ont pas été perdues : la lettre, ça me dit quelque chose. Mais aussi, ce qui va avec : le quiproquo.

Lorsque j'étais au Service de la Recherche comme membre du GRM, j'y entendais parler de tous côtés de la « communication », un mythe qui me laissait dubitatif. J'ai écrit alors dans la revue interne du Service, Étapes, dirigée par le cher et regretté David Rissin, trois articles intitulés Le point aveugle, qui en étaient la critique. Un psychanalyste ami de Robert Cahen, Joseph Attié, m'a dit à cette époque qu'il les avait appréciés. Il était membre de l'EFP fondée par Lacan, et je n'avais encore rien de lu de Lacan. Attié allait être mon psychanalyste pour une première « tranche » de quelques années que j'ai faite un peu plus tard.

Mais qu'il y ait quiproquo, qu'il n'y ait pas d'assurance d'un retour fidèle et littéral sur ce qu'on pense avoir dit et fait (et puis quoi encore, puisque même les enseignements du Christ ou du Bouddha ont été tirés dans tous les sens), ne veut pas dire qu'il faille céder sur la lettre et sur l'observation, sur la raison et céder au maximalisme, aux discours creux, aux procès d'intention, au conspirationnisme et à l'obscurantisme qui montent de tous côtés, que ce soit sous des formes sauvages et cruelles, ou sous les formes patelines de ces petits essais fumeux consacrés au son, comme celui où il est écrit : « Il faut soumettre l'écoute au mutisme » (voir mon blog Sans visibilité, chapitre 6, du 13 décembre 2020). Ce n'est pas le moment.

Il y a très longtemps, j'ai entendu parler d’une parole prêtée à Confucius : « il faut corriger les dénominations », et cela m'avait frappé. J'ai appris tout récemment, grâce à Internet, qu'il y avait beaucoup de textes sur cette problématique dite du zhengming. Réjouissez-vous, car on trouve, sur le site persee.fr,  un article à ce sujet que j'ai commencé à lire, qui date de 1993 et qui semble excellent, il est signé de l'ethnologue Redouane Djamouri.

Je n'ai pas encore écrit un mot qui, dès que je l'ai rencontré, m'a marqué et continue d'être un pivot pour moi : celui de signifiant. Il a la forme grammaticale d'un participe présent du verbe « signifier », or j'aime le son, en français, du participe présent (d'où ce titre LePromeneur écoutant donné à un de mes recueils). Une grande question, sinon toute la question, à partir de la formule de Saussure sur le rapport arbitraire signifiant/signifié dans le langage, est : bon sang, c'est quoi au fait le signifié ? Cette forme passive est-elle indiquée ? Le signifié ne part-il pas dans toutes les directions ? L'idée de signifiant, qui insiste, reste donc un point d'appui.

Ouf ! Pour ce mini-manifeste, j'en resterai là.

Michel Chion, 1er mai 2023