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CINQ PETITS MANIFESTES, 1. Pour une musique émersive

30 avril 2023

De la séquence où l'on fait baigner les enfants, dans Huit et demi, de Fellini, un film que j'ai vu à sa sortie quand j'avais 16 ans, il me reste un profond sentiment d'étrangeté, de malaise, alors que c'est censé être un souvenir heureux du personnage de Guido, le protagoniste. En même temps, je comprenais déjà, tout adolescent que j'étais, grandi dans un internat et sans expérience, que ce malaise faisait partie du film, était le film. Pour ma part, je n'ai jamais appris à nager, au sens propre. D'où peut-être la position exprimée ci-dessous. Que cela soit clair : je n'ai jamais prétendu être un pur esprit.

1. Musique immersive, musique émersive

Il y a une certaine vogue actuelle, en France, des mots "immersif" et "expérience" (ce dernier dans le sens américain) dans les publicités qui sont faites pour de nouvelles formes de spectacles, jeux vidéos, performances, installations domestiques d'écoute et de visionnage, concerts, etc., et sans cesse, je reçois sur ma boite mail des informations sur des manifestations artistiques me promettant une "immersion sensorielle". Au départ, je serais plutôt sceptique sur cette notion puisque pour l'oeil, elle n'est que théorique : en effet, nous ne pouvons pas voir autour de nous sans être obligés de bouger, et du coup de déplacer notre champ visuel limité. Même un miroir, en reflétant ce qui est derrière nous, ne montre pas tout, et surtout, il nous est impossible d'embrasser du regard la totalité même de notre champ visuel. D'autre part, je pourrais, quand on emploie le terme d'immersif pour me promettre des sensations fortes, rappeler que déjà la réalité quotidienne l'est, immersive, depuis les expériences les plus banales comme être dans son lit, avoir froid, faire ses courses dans un magasin, rouler dans une voiture, etc... Je ne vois donc pas ce qu'il y a d'intéressant à vivre une situation d'immersion sensorielle.

Une œuvre d'art, ou une expérience musicale ou dramatique, a priori, me sembleraient donc avoir pour intérêt de n'être précisément pas immersives, ou de ne l'être que par instants. L’œuvre d'art, mais aussi le spectacle au sens enfantin, magie et marionnettes, ne charment mes yeux et mes oreilles que parce que c'est devant moi, et que je ne peux me projeter que dans un spectacle (visuel, sonore, etc.) où précisément je ne suis pas immergé. C'est d'ailleurs pourquoi je ne suis pas le seul, lorsqu'une de mes œuvres est diffusée sur un orchestre de haut-parleurs (acousmonium), à demander que le public soit orienté dans un sens unique, le même pour tous les auditeurs, vers une scène acoustique où se trouvent installés une bonne partie de ces haut-parleurs.

Cela n'empêche pas de prendre plaisir - mais est-il esthétique ? - à ce que l'on appelle des attractions, autos tamponneuses, trains-fantômes avec sensations "phoriques", c'est-à-dire d'être secoué. D'un autre côté, puisque des mots comme immersif existent et qu'ils servent d'argument commercial, à quels désirs correspondent-ils ? Veut-on évoquer une fusion avec un milieu, tel qu'on suppose le poisson dans l'eau ? Est-ce qu'il s'agit de faire vibrer la totalité du corps, ainsi que le permet la musique diffusée à très fort niveau, nous rendant la sensation que nous avons vécue quand nous étions enfant, d'être portés, sensation peut-être associée à un bien-être régressif ?

Le son, sous forme musicale ou non, est depuis longtemps le sens qui semble le plus propice à l' « immersion». Par nature, il est potentiellement bi-sensoriel ; par là, je veux dire que la même cause (une onde sonore) peut produire sur nous deux effets physiques distincts, mais confondus en une seule sensation pour la seule raison qu'ils sont simultanés.

Un son peut s'adresser en effet à la fois à l'oreille et au corps : dans ce que j'appelle la fenêtre auditive (ce que captent les oreilles et qu'elles transforment en une sensation acoustique), nous entendons des objets sonores qui sont plus ou moins mélodiques, formés, continus ou discontinus, qui sont dotés d'une matière, d'une hauteur, comportent ou non une masse, un trajet spatial, etc. En même temps, si ce son est puissant et qu'il comporte des fréquences graves, par d'autres parties du corps nous ressentons des ébranlements, des vibrations dépourvues de qualités de texture, mais qui donnent tout naturellement envie de bouger et de danser quand ce rythme est pulsé. C'est cette réaction du corps, mais aussi des choses, des objets, à certains sons (pas tous) que j'appelle co-vibration.

C'est à cette co-vibration que fait allusion Martin Luther, lorsqu'il écrit dans un de ses cantiques :

Heilig ist Gott, der Herre Zebaoth,
Sein Ehr die ganze Welt erfüllet hat,
Von dem Geschrei zittert Schwell und Balken gar,

Ou bien Georg Trakl :

Sanfte Glocken durchzittern die Brust.

Ou Virginia Woolf dans son roman Mrs Dalloway :

The throb of the motor engines sounded like a pulse irregularly drumming through an entire body.

(Je vous renvoie à Google Translate, ou à un autre site équivalent, pour chercher, si nécessaire, le sens).

Certaines fréquences graves à un certain niveau d'intensité font donc résonner le corps de l’auditeur par co-vibration tout en dessinant dans la “fenêtre auditive” de notre oreille une image acoustique, tandis que d’autres sons, en raison de leur intensité plus modeste et de leur spectre de fréquence élevée, se contentent de s’inscrire dans la fenêtre en question.

On doit alors supposer, comme je l'ai dit, que les sensations simultanées d'objet sonore, de figure acoustique (dans la fenêtre auditive) et de co-vibration corporelle ne sont identifiées l’une à l’autre et désignées par le même mot de « son » — alors qu’elles sont profondément différentes — que parce qu’elles sont ressenties comme l’effet des mêmes causes et qu'elles se produisent simultanément. De la même façon, une sensation lumineuse spécifique qui serait systématiquement associée en synchronisme a une sensation sonore précise, l’une ne pouvant être séparée et isolée consciemment de l’autre, serait perçue comme « la même » chose sous deux formes.

En résumé, ce qu’on appelle « le » son — un singulier qui demande à être mis en question — pourrait alors être, dans certains cas précis, bi-sensoriel (c’est-à-dire touchant deux sens à la fois), ce qui serait une des raisons pour lesquelles l’investissement physique, « immersif » du spectateur/auditeur est plus immédiat et irrépressible par le son que par l’image, laquelle est mono- sensorielle (les autres raisons de cette différence d’investissement physique étant l’impossibilité de « détourner l’écoute » comme on détourne le regard, ainsi que le caractère fréquemment non directionnel du sonore, qui permet à certains sons de nous environner).

Pendant longtemps, seules certaines formes musicales précises – la musique militaire ou certaines musiques de danse – faisaient grand usage de sons produisant des co-vibrations intenses, invitant au mouvement. Mais il fallait des interprètes vivants, et des instruments à grande portée. La technique actuelle permet d'utiliser des sons enregistrés, qui ne se « fatiguent » pas, et de les amplifier à une forte puissance. Certaines marques de hi-fi ont su concevoir de nouveaux haut-parleurs qui tout en occupant un très faible volume dégagent un son de grande intensité avec de fortes basses. Ces haut-parleurs peuvent être connectés par Bluetooth à un téléphone mobile, et sur celui-ci à des playlists virtuellement infinies et interminables, qui provoquent des sensations « immersives » où les co-vibrations recréent le sentiment d'être porté.

En France, l'art immersif est à la mode, notamment pour la musique, et il existe déjà des « manifestes des arts immersifs ». Est-ce cela, l'avenir de la musique, sa seule forme possible désormais ? Je ne crois pas.

Il se trouve que les moyens électroacoustiques, que j'utilise depuis cinquante ans pour composer des œuvres de musique concrète, se prêtent aussi bien à faire des musiques « immersives », habitant tout l'espace et le temps de façon ininterrompue et uniforme, sans vides, sans trous, et frappant le corps , que des musiques que j'appellerais par opposition « émersives » :  celles où la musique se présente sous la forme d'œuvres, des œuvres qui obéissent à une forme, laquelle forme crée les conditions d'une « émergence » , d'un événement, cet événement pouvant être ou non, temporairement immersif.

Les formes romanesques et dramatiques les plus courantes, la forme et la narration en général peuvent servir à mettre en valeur un événement qui peut être spectaculaire mais aussi discret, humble, intime (je vous renvoie à mon blog n°4 de la série Entre deux images, novembre 2014, où je cite un moment choisi dans l'œuvre de Jacques Tati). Et cela, également dans les musiques non narratives.

Je prends comme exemple le début de mon Requiem, composé en 1973. J'ai choisi d'attaquer le premier mouvement de cette œuvre de 37 minutes par un son suraigu, brutal, qui cesse au bout d'une quarantaine de secondes. Cette attaque brutale ne peut pas être anticipée par l'auditeur même dans le concert, puisque le son sort de haut-parleurs et non d'un instrument. On entend ensuite une voix masculine dire un texte bref d'introduction. Ensuite, seulement, commencent, avec une intensité piano, des accords électroniques dont émergent peu à peu deux autres voix, une voix chuchotée de femme et une voix d'homme entendue à distance. Elles sont au départ à peine audibles, mais grâce à la concentration que j'ai créée en commençant par un son violent puis en le cessant, l'auditoire est à même de goûter le caractère intime, presque sexuel, m'a t-on souvent dit (ce n'était pas conscient de ma part quand je l'ai composé) de ce duo. Même moi, qui ai composé cette musique il y a cinquante ans et qui l'ai très souvent entendue et jouée, je suis toujours ému par ce passage d'intimité vocale : le moment où émerge le couple ne dure que quelques secondes, mais je reste heureux d'avoir créé les conditions de ces quelques secondes, qui n'existent que par l'ensemble de l'œuvre.

Ce moment fait partie en effet d'une forme générale et doit être mis en valeur. A ce moment-là, en concert, je n'utilise que peu de haut-parleurs, en les prenant parmi ceux-ci qui sont situés devant l'auditeur. A d'autres moments du Requiem (le début de l'Évangile), l'émergence d'un moment est créée par des moyens contraires : une explosion sonore qui se produit de tous les côtés à la fois.

Dans une œuvre beaucoup plus abstraite comme ma Sonate en trois mouvements composée en 1990, l'événement est constitué par une « fausse fin » dans le cours du deuxième mouvement : quand il semble s'être terminé, après un bref silence, il reprend pour quelques secondes à partir de sons similaires à ceux déjà entendus, mais alors ils sont filtrés, comme réapparaissant dans un rêve. Pour moi, c'est comme si s'ouvrait brièvement une perspective, une fenêtre.

Pour qu'une œuvre musicale, concrète ou non, soit émersive, il faut qu'elle n'occupe pas le temps de façon égale, continue, régulière... et qu'elle n'occupe pas non plus l'espace et notre corps de façon constante, par des co-vibrations régulières. Une œuvre comme mon Requiem, et les autres que j'ai composées par la suite, au cours d'un demi-siècle, visent entre autres à créer de tels moments où l'on invite à écouter, où l'on crée les conditions d'une ouverture, où l'on recrée un nouveau cadre d'attention, et en même temps où l'on fait advenir l'espace.

Dans son journal intituléAm Felsfenster morgens (und andere Ortszeiten 1982-1987), Peter Handke écrit :

Jetzt weiß ich, was mich so stört an der meisten Musik: sie nimmt mir den Raum; sie verzerrt ihn (Nacht, Garten, Grillen).

Là, je reproduis la traduction d'Olivier Le Lay :

Maintenant je sais pourquoi la musique me dérange la plupart du temps: elle me vole l’espace; elle le déforme (nuit, jardins, grillons).

Avec les moyens que me donne la musique concrète (qui permet par exemple de créer des silences subits, de vrais silences, en faisant s'interrompre le son radicalement, sans que rien de visible n'annonce l'interruption), je cherche aussi à recréer l'espace, à le rendre de nouveau sensible, à le faire advenir. L'espace qui est détruit par les formes de musique immersives.

Michel Chion, 25/04/2023