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MON DICTIONNAIRE SUBJECTIF DE L'ALPHABET : P

9 janvier 2022

Boeuf / Redolfi / Goodman / Binet / Tanguy / Lonchampt / Bastian / Beatles / Pink Floyd / Parmegiani / Kingsley / Jarre / Onur et Monika Güntürkün / Volkovitch / Henry et Thérèse Chion / Louis et Blanche Palmier / Balzac / Hugo / Hogan / Collette

C'est en 1979, au Groupe de Musique électroacoustique de Marseille, alors dirigé par le compositeur Georges Boeuf, que cette photo de moi a été prise. Il me semble me souvenir que c'est par un des membres et fondateurs du Groupe, Michel Redolfi, avec lequel j'aimais bien parler et plaisanter (sa compagne d'alors, la flûtiste Lanie Goodman, joue dans deux de mes pièces, avec humour, un personnage d'écervelée que j'ai baptisé la « vierge folle »). J’avais été aimablement invité à Marseille pour y réaliser et y mixer en toute liberté une très longue œuvre que j'avais commencée chez moi, à Paris, sous le titre de Diktat.

Le photographe est à l'intérieur des locaux du GMEM, alors situés à un étage élevé, non loin du Cours Belsunce et de la Canebière, et je suis à l'extérieur, sur une terrasse entourée d'immeubles. Les barreaux sont là pour donner une impression de prison, et certainement pour faire un clin d'œil à ma première œuvre d'une certaine durée, qui date de 1972, Le Prisonnier du son. 

Le Prisonnier du son est une œuvre dramatique très directe et que l'on peut penser naïve, ce caractère direct a d'ailleurs fait la joie d'un critique musical quand il a chroniqué l'édition tardive de cette pièce en CD, par Empreintes Digitales : elle lui a fait penser, je ne sais pourquoi, aux Bidochon, les personnages de Binet. J'y interprète un personnage qui se présente en disant lui-même : « je suis prisonnier, prisonnier du son. ». Et les deux « p » font un choc discret sur mes deux micros dynamiques Beyer M69. 

P-p-précisément, j'avais ap-p-pris vite, notamment comme assistant d'Agnès Tanguy pour la p-p-production d'émissions radiophoniques, que la consonne P était une de celles qu'il convient de  p-p-prononcer avec p-p-précaution devant un micro ; c'est une consonne dite p-p-p...losive, autrement dit qui fait pop sur la membrane du microphone et s'entend, surtout si ce micro n'est pas p-p-protégé par une bonnette. Cette consonne p-p-peut même - on en a beaucoup p-p-parlé au début de la p-p-pandémie, lorsque l'on a commencé à comprendre la transmission du virus - émettre des p-p-postillons (j'en plaisante justement parce que c'est grave et qu'il faut se détendre un peu en en parlant, mais je prends cette histoire au sérieux : j'ai reçu mes trois doses de vaccin, et je me protège le plus possible ; protégez-vous et prenez soin, cela aidera tout le monde).

Dans ma pièce de 1972, on ne reçoit pas les postillons (les haut-parleurs ont cet avantage de ne pas en émettre), mais on entend les « plops » de certaines plosives. C'était intentionnel, comme quand au cinéma une lumière fait des reflets dans l'objectif. Je pensais qu'on comprendrait l'idée (le personnage est tourmenté, et il est dans un monde électroacoustique, qui lui envoie des reflets de ce qu'il dit, prononce, vit). D'ailleurs, le critique Jacques Lonchampt, qui tenait la rubrique musicale du Monde, l'a comprise tout de suite (voir le blog Sans visibilité chapitre 9), mais pas les anciens du Groupe de Recherches Musicales auquel j'appartenais. Ils n'y voyaient qu'un défaut technique. À l'époque, pourtant, la musique instrumentale dite d'avant-garde faisait au contraire – cela devenait même un maniérisme -  tout ce qu'elle pouvait pour faire entendre le souffle du tromboniste, le claquement des clefs de la flûte, le choc de l'archet sur le violoncelle, bref les « bruits » entourant la production du son. Mais en musique électroacoustique, les bruits techniques étaient tabous. C'est un paradoxe qu'a très bien souligné à l'époque le compositeur René Bastian. Celui-ci m'a même invité à Wissembourg pour donner l'oeuvre dans un Festival qu'il organisait.

Le Prisonnier du son est né de son titre. Je mettais un certain soin à choisir les miens. Parfois, comme dans Diktat, ils préexistaient à l'œuvre et, c'est le cas de le dire, ils la dictaient.

Or, en 1977, je me suis aperçu qu'une règle alphabétique inconsciente semblait avoir contribué au choix de mes premiers titres : la Machine à passer le temps, 1972, Le Prisonnier du son, 1972, Requiem,1973, Tu, 1977 (date de la première version) Vous n'avez rien remarqué ? Les initiales des œuvres vont dans l'ordre alphabétique de M à T, en passant par P comme Prisonnier.

Le P était pour moi à l'époque un son associé à quelque chose de vivant et de dynamique. J'aimais bien quand on parlait de musique pop dans les années 60-70, à propos aussi bien des Beatles que des Pink Floyd ou de Tangerine Dream. Bernard Parmegiani avait signé au G.R.M. une œuvre titrée Pop Eclectic.

Un tube électronique pince-sans-rire de 1969 signé de Gershon Kingsley (pseudonyme de Götz Gustav Ksinski, compositeur né dans l'ex-ville minière de Bochum, en Allemagne), s'intitulait Pop-Corn, on l'entendait partout, dans les cafés sur les juke-boxes, avec son arpège descendant en mode mineur et son petit son narquois. Jean-Michel Jarre y a trouvé l'inspiration de sa musique, dans des versions plus étoffées et moins mutines, et à mon avis il n'a pas fait mieux. Bochum est aussi une grosse ville universitaire. Je vous recommande son extraordinaire musée de la mine que nous ont fait découvrir nos amis Onur et Monika Güntürkün, rencontrés au Wiko à Berlin.

Mais le mot « Pop » a pris un coup de vieux, et quand on parle de musique populaire, on préfère dire rock, musique actuelle, etc.... L'écrivain et traducteur Michel Volkovitch, dans son réjouissant Verbier, Herbier verbal à l'usage des écrivants et des lisants, éd. Maurice Nadeau, 2000, a raison de dire de la lettre P en français :

« Pompeux. À employer pour peindre un Prince, un Président, un Père, un Pape.

Explosif. Espèce de pute !

Attention : tend à se dégonfler comme une baudruche. Dérisoire plus souvent qu'à son tour :

peu, peuh, pipi, poupon, viens poupoule... »

Aujourd'hui, il est courant d'appeler les gens âgés des papys et des mamies. Autant cela peut être gentil dans la bouche de leurs petits-enfants, autant je n'aime pas cela dans celle d'adultes pour désigner les gens de mon âge, notamment à la radio : c'est infantilisant.

Mon frère et moi nous appelions Pépé le grand-père Chion du côté paternel, et Grand-Père le grand-père Palmier du côté maternel. Pépé et Mamie (morte trop tôt) habitaient square Desnouettes dans le XVe arrondissement, et nous y ont pris en charge à la séparation de nos parents ; Grand-Père et Grand-Mère recevaient plus solennellement et formellement leur fille Thérèse et ses deux enfants Jacques et Michel dans un appartement sombre de la rue Sarasate, même arrondissement. Ni les Chion, ni les Palmier n'étaient de Paris, ils venaient de la Drôme, de l'Alsace et du Vaucluse.

Tout-à-l'heure, j'ai mimé le bégaiement en écrivant certains mots propices à l'envoi de postillons. Je pensais à Balzac, qui, plus d'une fois, décompresse dans son travail d'écriture en s'amusant à imiter phonétiquement l'accent ou le parler de ses personnages : l'accent censément juif-alsacien du Baron de Nucingen, ou dans Eugénie Grandet, l'affectation de bégayer du père Grandet, quand le rusé vigneron discute affaires, car il pense que cela désarme et manipule ses interlocuteurs :

« – Vooouuous di... di...di...disiez donc que les faiiiillites peu... peu...peu... peuvent, dandans ce... ertains cas, être empê... pê... pê... chées pa... par... »

Il y en a des pages comme cela dans le roman. Cela agaçait Hugo, par ailleurs admirateur de l'auteur de la Comédie humaine. J'avais été frappé, en lisant Les Misérables, par une remarque précisant qu'une des servantes de Jean Valjean, Toussaint, est bègue, mais que l'auteur ne va pas s'embarquer dans l'imitation de son parler. Il le fait par une phrase délicieuse qui, je ne sais pourquoi, s'est gravée dans ma cervelle : « nous répugnons à la notation musicale d'une infirmité. » Après quoi, Hugo relate un dialogue entre Cosette et Toussaint ; la première s'inquiète de la sécurité de leur logis parisien :

— C'est que c'est si désert par ici !
— Pour ça, dit Toussaint, c'est vrai. On serait assassiné avant d'avoir le temps de dire ouf 

Inventer un personnage bègue sans le faire parler en bègue, en nous invitant à faire ce travail nous-même à la lecture, je trouve cela très drôle.

Pour clore ce parcours en P, je pense à ce nom de Porpoise Spit (= le crachat du marsouin ?) imaginé par Paul J. Hogan pour désigner la petite bourgade australienne imaginaire à laquelle l'héroïne, Muriel (Toni Collette) rêve de s'arracher, dans le film-culte de 1994 Muriel's Wedding. Puissions-nous dire bientôt : « Goodbye, Pandemia », comme elle dit avec entrain « Goodbye, Porpoise Spit » !

P-S à 22h: mon amie Claudia Gorbman m'écrit de sa maison près de Seattle pour me préciser que "Spit" dans un nom de lieu désigne ici une bande de terre sableuse s'avançant dans la mer. Elle a parmi ses lieux de promenade un Dungeness Spit non loin de chez elle. Merci, Claudia! Mais l'association avec To Spit soit demeure pour moi.