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MON DICTIONNAIRE SUBJECTIF DE L'ALPHABET : C

9 mai 2021

Roudinesco / Bouteldja / Confiant / Camus / Zemmour / Chaplin / Wagner / Barenboïm / Gion / Giono / Huth / Dujardin / Breillat / Doillon / Vassé / Bonitzer / Vignal / Cherubini / Chopin / Chirac / Noetinger / Jacques Chion / De Piis / Woerth / Vande Gorne / Wickmann / Drese / Ascione / Calon / Wyckmans

Si j'en crois le nouvel essai d'Elizabeth Roudinesco, Soi-même comme un roi, essai sur les dérives identitaires que je viens d'acheter après avoir entendu celle-ci en parler sur France-Culture, mais si j'en crois aussi ce que je lis et entends de différents côtés, l'universalisme humaniste vit, sur le plan philosophique, un mauvais quart-d’heure : on l'accuse d'être un cache-misère, un joujou pour la bonne conscience de Blancs privilégiés. Il faudrait se revendiquer minoritaire, victimisé, ou si l'on est Blanc avoir le courage d'assumer, que l'on soit de gauche ou de droite, son identité véritable, celle de l'appartenance à une race d'oppresseurs et de descendants de coloniaux et d'esclavagistes. Certes, ce que comporte de paternaliste la position de certains humanistes européens sur les « droits de l'homme » dans d'autres pays est parfois pesant (voir mon blog Sans visibilité – chapitre 18). Sur de nombreux sujets, je ne vois pourtant pas d'autre position à défendre, parce que les identitaires de gauche, aux USA et en France notamment, font - rapport de force oblige - le jeu d'identitaires autrement plus influents et puissants, qui sont ceux à l'extrême-droite. Dans notre pays, les Houria Bouteldja et les Raphäel Confiant font le jeu des Renaud Camus et des Éric Zemmour ; évidemment ils le savent et probablement ils en attendent de la notoriété, ainsi qu'un semblant de confirmation pour leur position. Mais le résultat final n'en sera pas plus brillant.

Si au cinéma, il faut trouver un héraut à cet universalisme, qui serait le mieux placé et le plus haut, sinon Charles Spencer Chaplin, C.S.C, connu dans mon enfance pour le personnage universellement connu de Charlot, qu'il abandonna avec le Dictateur, 1940. Un film où il joue les deux personnages du Barbier juif et de Hynkel (Hitler), le dictateur de Tomainia, dont le hasard a fait des sosies. Ci-dessus une image, sous-titrée en portugais, de la bouleversante dernière scène du Dictateur, où le Barbier ayant revêtu l'uniforme de Hynkel, substitue au discours de haine attendu un discours véhément de paix, en même temps qu'un appel, que je salue, à la raison (Let us fight for a world of reason). Au passage, signalons que Chaplin se permet de « dénazifier » la musique de Wagner, en l'occurrence le sublime Prélude de Lohengrin, en le laissant prolonger les accents pacifistes du Barbier, alors qu'il l'a déjà fait résonner sur la fameuse scène sans paroles dans laquelle Hynkel, seul et laissé à ses rêveries de conquête mondiale, jouait avec un gros ballon représentant la Planète. Wagner a en effet écrit un pamphlet antisémite bien connu, Du judaïsme dans la musique (1850, texte repris et augmenté en 1869), mais la beauté du Prélude de Lohengrin n'en est pas éclaboussée, comme l'a montré le grand pianiste et chef d'orchestre Daniel Barenboïm, fondateur par ailleurs de l'orchestre israélo-arabe Le Divan, lorsqu'il a dirigé en Israël Wagner à nouveau.

Le nom de Chaplin vient de Chapelain, comme les Capellani italien : Chapelain vient de « chapelle », chapelle de capella ou capa, manteau à capuchon. Cela a donc un rapport avec la caput, la tête, de même que la lettre C, dans la langue française, est en tête de beaucoup de mots. Et de beaucoup de noms, dont le mien.

C n'est qu'une lettre – une lettre, ce n'est pas un son. Celle-là se prononce, comme on dit curieusement, de trois manières bien différentes selon qu'elle est suivie d'un h, comme dans mon nom et comme dans chien et chat ; selon qu'elle précède une consonne comme l ou r ou bien les voyelles a ou o (claquer, cascade) et alors on dit \k\ ; et enfin d'une troisième manière, quand elle est avant un e ou un i, dans le nombre cent ou le mot cintre. C, en somme, n'a pas de son propre. C'est pourquoi, au lieu de dire qu'une lettre se prononce de telle ou telle manière, comme si la lettre était première, on pourrait dire que plusieurs sons différents d'une langue empruntent, décrochent sur le tableau de l'alphabet la lettre « c », comme lettre à tout faire selon le contexte. Enfin, à tout faire pas complètement : en français, la lettre c ne se voise jamais, elle est toujours sourde : le c de « censure » a pour correspondant voisé le « s » de « visible » ou le c de « carcan » a pour correspondant le « g » de « gargouille », et le « ch » de mon nom se voiserait si je m'étais appelé Gion ou Giono, noms comme lui d'origine piémontaise, apparemment.

J'allais oublier la cédille, réservée à certains mots. Un signe diacritique qui se met au-dessous d'une lettre et non au-dessus, comme nos fameux accents grave, aigu et circonflexe que n'aime pas Internet, c'est exceptionnel en français. Beaucoup de sites en expliquent l'origine, comme francaisfacile.com, laclassedecm2.forumactif.org, et motsavec.com qui recense 327 mots avec cédille, où voisinent le maçon et le tronçon. La cédille (qui s'écrit sans c cédille, paradoxe) fait aussi l'objet d'une notice particulièrement riche dans le Wikipedia français. Cela me rappelle la réplique de Brice de Nice : « t'es comme le c cédille de surf, t'existes pas ! ».

J'ai consacré au film de James Huth sorti en 2005, avec le personnage de Brice Agostini créé par Jean Dujardin, un chapitre entier de mon essai Le Complexe de Cyrano, La langue parlée dans les films français. Car ce film populaire auprès des enfants, à sa sortie, thématise de façon très drôle la question de la tension entre l'anglais et le français dans la culture populaire dans notre pays. Les gens de la Cinémathèque française, à Paris, qui ont organisé en 2008 une table ronde autour de mon livre, n'avaient pas pensé à y faire participer Huth ou Dujardin ; très auteuristes et conventionnels, ils avaient préféré faire venir Jacques Doillon (dont je ne parlais pas) et Catherine Breillat (objet, elle, d'un chapitre pour son film Romance X), lesquels, confits dans leur position d'auteurs, ont fait savoir, sans jeter un regard sur mon livre ou ma personne, qu'ils n'avaient rien à dire sur ce sujet négligeable de la langue, et, chacun son tour, ont répondu aux questions de Claire Vassé sur le mode : « Nous sommes des auteurs, donc quand un personnage d'un de nos films dit « passe-moi le sel », ce n'est plus du français, c'est du Breillat ou du Doillon. ». En cela, les deux compères rentraient tout à fait dans le jeu de l'animatrice qui avait manipulé le titre de mon livre : « les langues parlées », alors que j'avais bien écrit « la langue », une langue qui n'est pas que je sache divisée en dialectes où les questions cruciales (genres grammaticaux, niveaux de langue, structures de phrase) se retrouveraient explosées en autant de formules différentes. Heureusement, il y avait aussi Pascal Bonitzer, que je connaissais par les années où nous nous sommes côtoyés à la rédaction de Cahiers du Cinéma, et qui s'est montré beaucoup plus ouvert à un échange dépassant ses propres films. La séance ayant été mise en ligne, chacun en jugera.

Notre mère, bien élevée (chez les Demoiselles de la Légion d'honneur, s'il vous plaît), ne disait jamais le mot « con », mais elle le signifiait en l'épelant « c-o-n ». Et c s'épelle en français avec le son d'un s. Ajouter une cédille à l'initiale du mot en question, ça donne « son ».

Mais dans l'ordre alphabétique peu importe le son, puisque c'est la lettre qui compte : l'initiale de votre nom et les lettres qui suivent, également selon l'ordre alphabétique, vous donnent une place en principe immuable tout au long de votre vie et après, dans les tableaux d'affichage des écoles, les listes, les registres, les annuaires, les index, les monuments aux morts, et parfois les dictionnaires. Dans le Larousse de la Musique en deux volumes, dirigé par Marc Vignal, je suis entre Cherubini et Chopin, pour les compositeurs (je confesse que c'est moi qui ai rédigé, modeste et brève, ma propre notice, faute de trouver un autre rédacteur, puisque j'y étais chargé notamment des entrées « musique électroacoustique ») et si un jour j'entre dans un Petit Robert ou un Petit Larousse, je voisinerai, pour les noms propres avec la ville de Chio et le président Chirac. On ne choisit pas ses voisins de l'ordre alphabétique. Cet ordre rebat constamment toutes les autres cartes, celle de l'origine, du rôle, de ce qu'on est ou croit être, de ce qu'on a fait. Bien sûr, il dépend des langues et des différentes translittérations dans d'autres systèmes de signes, mais dans chaque langue il a quelque chose d'à la fois démocratique et fatal.

Couplée avec l'initiale de votre prénom, celle de votre nom semble aussi vous prédire un destin : si Michel Chion fait de la musique concrète et défend l'usage du terme, il n'y peut rien, c'est dans son nom, écrivait amusé Jérôme Noetinger dans Revue & Corrigée. Mon frère Jacques (ce qui fait J.C., comme pour Chirac) n'a pas pour autant attrapé la grosse tête (on dit en effet « avant J-C » ou « après J-C »), ni ne s'est découvert une vocation de crucifié ou de fondateur de religion.

C'est curieux à dire, mais avec mon initiale en C, une lettre si répandue, notamment pour les noms propres mais pas seulement, c'est comme si je pouvais m'adosser à quelque chose de solide, qui tient. Je lui suis reconnaissant, entre autres, de gommer le son de mon nom au profit d'un ordre qui l'ignore.

De Piis, dans son poème que je citais déjà au blog précédent, se débat avec la lettre C, entre sa forme visuelle et le fait qu'elle serve d'initiale à beaucoup de mots courants, alors même que dans ces mots, elle varie de prononciation :

« Le C rival de l’S, avec une cédille,

Sans elle, au lieu du Q, dans tous nos mots fourmille,

De tous les objets creux il commence le nom ;

Une cave, une cuve, une chambre, un canon,

Une corbeille, un cœur, un coffre, une carrière,

Une caverne enfin le trouvent nécessaire ;

Partout, en demi-cercle, il court demi-courbé,

Et le K, dans l’oubli, par son choc est tombé. »

Le poète ne s'occupe pas des mots en « ch ». Mais il fait du C français une lettre de commencement.

Commencement de nom, et, dans mon histoire, de vie : je suis né à Creil, dans l'Oise, ville industrielle qui a vu naître également l'homme politique Éric Woerth (actuellement maire d'une ville autrement plus bourgeoise, celle de Chantilly), mais aussi pas mal de sportives et de sportifs, un groupe de rap et un braqueur fiché au grand banditisme. A cause de mon lieu de naissance, j'associe à l'assemblage de lettres « cr » pas mal de résonances positives et en tout cas dynamiques : concret, création, cri, critique (métier que j'ai exercé). Dans le Kyrie de ma Missa Obscura je réduis le nom grec qui veut dire Seigneur à un « crrr ». C'est en pensant à ma ville natale que j'ai baptisé « crayonné », le procédé d'utilisation de la bande magnétique que j'ai inventé vers 1987, et systématisé depuis (il est décrit dans la pièce Crayonnés ferroviaires, éditée sur CD par Brocoli). Mon Credo, composé en 1992 dans le studio créé par Annette Vande Gorne à Ohain, Belgique (il est diffusé en ce moment sur le site d'Influx, comme Concert en ligne #4 avec des œuvres de Wickmann, Drese, Ascione, Calon, et Wyckmans), édité en mini-CD par Metamkine (coll. Cinéma pour l'oreille-, et ensuite incorporé dans la vidéo Messe de terre (Motus), et la Missa obscura, s'appuie sur la première syllabe du verbe latin, qui veut dire : « je crois ».

A part cela, pour en revenir au point dont j'étais parti, le fait d'être natif de Creil, et d'y avoir passé certaines des années les plus importantes de ma vie, ne constitue pas le moins du monde pour moi le commencement du début d'une identité (peut-être parce que j'en suis parti en 1963!). Est-ce que  la branche à laquelle on se raccroche de temps en temps, le souvenir qu'on aime parfois évoquer, les noms et les expériences dont vous avez fait quelque chose, sont une partie de vous, vous définissent? 

Selon un site consacré à l'étymologie des noms de lieux, l'origine du nom de Creil, site habité depuis le néolithique, renverrait à la fois à la clairière et à la craie, tout un programme ! Ci-dessous, une carte postale renvoyant à un souvenir d'enfance très ancien : la « gare provisoire » en bois de Creil construite vers 1945 après les bombardements alliés et les destructions de la Deuxième Guerre Mondiale, et qui a été ensuite remplacée par un bâtiment en dur terminé en 1955.