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MON DICTIONNAIRE SUBJECTIF DE L'ALPHABET : A
25 avril 2021
Cohen / Wayne / Hawks / Donen / Kelly / O'Connor / Rimbaud / Jean / Zanési / Godard / Belmondo / Karina / Prévert / Aimée / Campanella / Sacheri / Darín / Herrenschmidt / Ben Yehouda
À mon ami le maquettiste et graphiste Paul-Raymond Cohen, à qui je dois certaines des plus belles mises en page sous lesquelles sont parus mes livres en français, et qui a bien voulu faire des essais pour mon Livre des sons, (lequel finalement, et contrairement à ce que j'annonçais dans le blog 100 d'Entre deux images, aura la forme d'un dictionnaire illustré), il fallait une image d'ouverture à la lettre A... Avec humour, il avait choisi provisoirement un photogramme montrant John Wayne dans le film d'aventures africaines de Hawks Hatari ! Un film dont le titre, comme Paul-Raymond est le mieux placé pour le savoir, s'écrit avec un H au début. Hatari ! (le point d'exclamation figure dans le titre), voudrait dire en swahili : « danger ! », et , si j'en crois un dictionnaire sonore de swahili sur internet le h s'y prononce. J'ai proposé alors, pour ouvrir mon livre, une autre image où la lettre A s'affiche bien, eclle qu'on voit ci-dessus.
Mais revenons d'abord au H de Hatari ! ; on sait que dans le français actuel du début du XXIe siècle, cette lettre à un sort singulier, celui de n'être jamais prononcée : dans les mots en « ch », elle sert juste à former avec le c ce qu'on appelle la « chuintante sourde » - celle-là même qui bégaie dans la succession de mon prénom et de mon nom. Cette chuintante sourde (le « j » français étant son pendant sonore, voisé) n’existait pas pour les Romains anciens, c'est pourquoi elle n'a pas dans notre alphabet hérité du latin de signe qui lui soit propre. De sorte que, dans différentes langues européennes utilisant le même alphabet, on a, plutôt que créé des signes nouveaux – chose toujours difficile -, combiné des lettres existantes pour signifier des sons de la langue qui n'avaient pas de signe propre : ainsi, la chuintante sourde s'écrit « sch » en allemand (Schnee, neige)-, « sh » en anglais (to share), « sc » en italien sc (scendere, descendre), « ch » en français, et « š » en serbe, avec une seule lettre surmontée d'un signe dit diacritique . Voici pourquoi, comme je le sais par une traduction de mon livre sur le scénario de film publiée par un éditeur de Belgrade, mes nom et prénom perdent deux lettres dans cette langue et s'orthographient Mišel Šion (je laisse ici de côté la question complexe, et historiquement douloureuse, ô combien, de la différence entre le serbe et le croate).
H qui s'écrit est il une consonne ou une voyelle ? Je ne me suis pas posé la question. En revanche, A en est une, que notre ordre alphabétique fait suivre d'un massif imprononçable de trois consonnes.
Pour ouvrir l'ensemble de ce gros Livre des sons à la lettre A, quoi de plus évident que cette image de Singin' in the Rain (1952, réalisé par Donen et Kelly) , dont l'action se déroule vers 1927 ? Ici, Cosmo Brown (Donald O'Connor) et Don Lockwood (Gene Kelly), deux amis acteurs de cinéma qui doivent prendre des leçons de diction afin de passer du cinéma muet au parlant, tournent ce cours en dérision pour en faire le point de départ d'un numéro dansé, numéro qu'ils terminent en chantant et en tenant à pleine voix la première des lettres, le A, figurant sur un tableau. Et qu'entendons-nous ? Le A de Amérique ? Malheureux, nous sommes en anglo-américain, et d'autre par, ne confondons pas la lettre écrite, le phonème et le son ! Ici, nous entendons dans la v.o. un son qu'en français on écrirait « è », comme dans la chanson « April in Paris », et non pas comme dans « Avril à Paris ».
L'aleph de l'hébreu ancien, l'alpha du grec, l'alif de l'arabe, et le a du français ont le même privilège, celui d'être la première lettre des alphabets respectifs de ces langues. L'alif arabe, notamment, figure dans le nom de Dieu, qui s'écrit الله (nom qu'il faut lire évidemment de droite à gauche, de sorte que le trait dont est fait l'alif est à droite). En grec ancien, l'alpha et l'omega, c'est une façon de dire le tout, puisque l'oméga, qui clôture mystiquement le sonnet de Rimbaud Les Voyelles (« -O l’Oméga, rayon violet de Ses Yeux ! ») ferme la liste des lettres grecques, et donc mon gros dictionnaire de grec ancien Bailly. Dans l'Apocalypse attribuée à Jean de Patmos, « Ἐγώ εἰμι τὸ Ἄλφα καὶ τὸ Ὦ, λέγει κύριος ὁ θεός, je suis l'alpha et l'omega, dit le Seigneur Dieu ». On notera que l'article précédant les lettres Alpha et Oméga est au neutre, tandis que celui précédant le mot Dieu est au masculin. Un Dieu s'exprimant en français aurait dit : « je suis le A et le Z ». À un de mes amis dont le nom de famille commence par un Z, ses parents ont donné le prénom d'Alain, ce qui a quelque chose de l'absolu. Je n'ai pas pu m'empêcher de penser que la question de la limite, de l'horizon, n'avait pas été neutre pour le compositeur de musique concrète Christian Zanési, dont l'une des premières œuvres et les plus justement remarquées s'intitule Stop ! l'horizon.
En même temps, le Z, lettre relativement rare dans les mots français courants, ce pourquoi au jeu de Scrabble elle vaut dix points, figure dans de nombreux noms de lieux savoyards, mais à la fin. J'ai enfant appris qu'ils ne se prononcent pas : lorsque le train à crémaillère Saint-Gervais/Vallorcine, s'arrête à « Servoz », une des nombreuses communes avant Chamonix, il faudrait, au lieu de s'exclamer « Servose », prononcer « Servo ». Et cette montagne pointue, l'Aiguille de Loriaz, que l'on voit de la vallée de Vallorcine et dont la forme fidèle, toujours présente et que j'espère bientôt retrouver, se distingue du mont tout en rondeur qui est à sa gauche et qu'une référence étrange à la Bible à fait nommer le mont Oreb, il faut, quand on la nomme, dire « Loria ». Et ainsi de suite. Même aujourd'hui, cette lettre Z conventionnellement amuïe, puisque c'est le mot, de la toponymie savoyarde, m'interpelle et me nargue.
J'ai le sentiment qu'il y a quelque chose en moi qui demeure très proche du moment – enfoui, oublié, noyé - où j'ai appris à lire et à écrire, ce qui me rend sensible à ce qui se prononce sans s'écrire, et à ce qui s'écrit sans se prononcer. Et tout me semble se passer comme si ce que j'ai fait (une musique concrète qui ne se note pas, et que je répugne à voir notée et figurée, mais qui s'inscrit ; des travaux sur la voix parlée au cinéma, mais aussi sur les signes écrits dans les films, surtout quand ils ne sont pas prononcés) me ramenait à ce seuil où l'on apprend à lire et à écrire, et où on découvre que ce qui se passe entre le lu et l'entendu n'est pas... logique.
Les jeux avec l'écrit que permet le cinéma ont été très exploités dans le cinéma expérimental des années 20, mais aussi plusieurs fois par Godard. Au générique de début de Pierrot Le Fou (Jean-Luc Godard, 1965) sur la première image une seule voyelle est répétée en capitales rouges sur fond noir, comme une vocalise : un A. Peu à peu les vides entre les A se remplissent, et on voit apparaitre rapidement des consonnes et d'autres voyelles. Quelques secondes plus tard, on a le texte complet, en capitales, toujours en rouge sur fond noir pour les noms, en bleu pour le titre : JEAN PAUL BELMONDO ET ANNA KARINA DANS PIERROT LE FOU UN FILM DE JEAN LUC GODARD. J'ai respecté l'absence de virgule, mais aussi de tiret dans les prénoms composés des deux hommes. On y reconnaît deux noms masculins et un nom féminin. Les noms masculins sont ceux de l'acteur principal de ce film et de son réalisateur. Le nom féminin est celui de l'actrice principale, d'origine danoise, qui avait été la compagne de Godard et a joué dans plusieurs de ses films. C'est un nom tout en A et forgé par l'actrice à partir de ses deux prénoms. Peu d'années avant, une actrice française avait adopté un beau pseudonyme (suggérée, dit-elle, par Jacques Prévert) commençant par deux A, Anouk Aimée. Le A bien sûr, dans plusieurs langues latines ; est directement associé au féminin : en italien et en espagnol, bien sûr, mais aussi en français, dans l'article « la ».
Or, que se passe-t-il, dans ces quelques secondes du générique de Pierrot le Fou où l'écran se remplit de lettres? Les A du nom d'Anna Karina continuent de se prononcer, mais celles des prénoms masculins sombrent non dans l'imprononçable, mais dans le non-prononcé : l'évolution de l'orthographe française, comme dans beaucoup de langues utilisant l'alphabet, conserve en effet des lettres qu'on ne prononce plus depuis longtemps. "Jean" pourrait s'écrire en "français" "Jen" (comme le mot français "gens" = les gens = the people). Mais quand on féminise en français le prénom courant, Jean, d'origine ancienne et biblique, bien sûr, le "A" redevient prononcé : "Jeanne". Ce que Godard nous montre en fait, c'est une sorte de "spelling", d'épellation dans un désordre apparent qui est l'ordre alphabétique français. Ce spelling progressif fait apparaître des lettres-voyelles dont certains disparaissent dans la prononciation du mot et dans d'autres noms. Il y a beaucoup de "a" lus que de mots où cet a est entendu. Le A dans le nom de l'actrice (qui joue un personnage s'appelant Marianne) reste prononçable du début à l'autre du plan, les A des prénoms masculins disparaissent de la prononciation et de la voix.
On sait que par la suite Godard a mis beaucoup de cartons et de textes dans ses films, et utilisé principalement les caractères majuscules (qui suppriment la différence entre noms propres et noms communs), jouant de toutes sortes de façons les lettres contre les mots, comme il joue l'image contre le son.
La voyelle-lettre A joue aussi un rôle important dans un film plus récent, qui utilise le thème connu de la "lettre manquante sur une machine à écrire". Il s'agit de Dans ses yeux (El secreto de sus ojos, 2009, réalisé par Juan Jose Campanella d’après un roman d’Eduardo Sacheri, qui contribua à l'adaptation). Dans ce film, le héros Benjamin Esposito (Ricardo Darín), avocat retraité qui écrit un roman, emploie une vieille machine à écrire mécanique sur laquelle la touche “A” ne fonctionne plus (j'ai connu ce genre de problèmes, jusqu'en 1983, quand je tapais mes articles au Festival de Cannes, pour le numéro de Libération du lendemain). Il doit donc rajouter ceux-ci à la main. Vers la fin du film, il retrouve un carnet sur lequel au sortir d'un mauvais rêve, il avait griffonné à la main, en capitales, “Temo” (“je crains, j'ai peur”). Voyant son texte dactylographié sur lequel tous les “A” sont de sa plume, il fait de même sur son carnet et “Temo” devient “Te amo” (“je t’aime”). Il se révèle ainsi à lui-même ses sentiments pour l’héroïne, et peut courir les lui avouer. En somme, il manquait une voyelle-voix à la machine. Il a fallu que Benjamin remplisse à la main les vides du texte, et ainsi a-t-il pu, après avoir pris conscience de ce manque de voix, retrouver la sienne, pour parler à la femme de sa vie. Le succès mondial que ce film de 2009 et notamment cette scène touchante de mélodrame, ont rencontrés à sa sortie (bien que plus personne ou presque à l'époque n’utilise de machine à écrire avec lettre manquante) prouve la permanence symbolique, assurée par le cinéma, du symbole de la machine à écrire et des caractères défectueux ou effacés.
En comblant un vide de voyelle, et en donnant voix au texte, Benjamin a répété un geste ancien de lecture. On songe à la résurrection de l'hébreu sacré comme langue parlée, telle que Clarisse Herrenschmidt nous l'évoque dans son très bel essai Les trois écritures, Langue, nombre, code :
"A la période de rédaction des Talmud (...), l'hébreu n'était plus entendu par les nourrissons(...) Aucune graphie, l'archaïque ou l'écriture carrée, ne notait les voyelles - même si, à l'occasion, elle les indiquait par des matres lectionis, "mères de lecture". Le lecteur saisissait les mots, ajoutait les voyelles et mentalement syllabisait. " (p. 182)
Dans cet acte de lecture des textes sacrés (avant que l'hébreu ne redevienne une langue parlée, notamment grâce à Eliezer Ben Yehouda, 1858-1922), "le lecteur prête voix au texte, mais (...) le texte n'a pas de voix. Il lui semble réactualiser, grâce à l'écriture, le statut de la parole des prophètes, dont l'exemple le plus ancien nous ramène à Moise : quand après avoir vu le buisson ardent, il reçoit l'ordre de Yahvé de parler." (id.)
Clarisse Herrenschmidt fait allusion, ici, à un passage de l'Exode énormément discuté et commenté, que je cite dans la traduction oecuménique chrétienne dite Bible Osty :
« Moïse dit à Dieu : « Voici que je vais aller vers les fils d'Israël et je leur dirai : « Le Dieu de vos pères m'a envoyé vers vous. S'ils me disent : Quel est son nom ? - que leur dirai-je ? » Dieu dit à Moïse « Je suis qui Je suis » Il dit : « Tu parleras ainsi aux fils d'Israël : Je Suis m'a envoyé vers vous. » (Exode, 3, 13)
"Moïse, poursuit Clarisse Herrenschmidt dans son commentaire, doit en quelque sorte dire "Je suis" à la place de Yahvé, en liui prêtant son organe phonatoire, comme le lecteur prête sa voix au texte dépourvu de voyelle."
La voyelle manquante dans l'écrit dactylographié appelle une voix pour la proférer. Ici, en comblant à la main les A manquants, un homme devient capable de parler à une femme. A propos de cette scène, j'écrivais en 2013 dans L'Écrit au cinéma, p. 110 :
"En quelque sorte, la lettre manquante sur la machine à écrire (dont le principe est qu’elle affecte indifféremment tous les mots qui la comprennent) imprime sur le papier son absence, et en marque d’autant plus la place au sein des mots les plus divers. En même temps que l’indifférence “anempathique” de la lettre au contenu, du signifiant au signifié, elle incarne l’insistance, la permanence, et en quelque sorte la fidélité du symptôme. Mais aussi, ici, la puissance de basculement que l’on posséderait, permettant, à partir d’une simple lettre-voyelle, de retrouver l’amour qu’on a en soi." La femme avec qui je vis a pour prénom Anne Marie.