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SANS VISIBILITÉ - CHAPITRE 8
10 janvier 2021
SPÉCIAL DE MOT EN MOT
Schmidt / Boorman / Segers / Booth / Sarkozy / Wagner / Jordan / Brahms / Chéreau / Large / Peduzzi / Weber / Pob14 / Lucas / Crockett / Roosevelt / Madan / Kepler / Hall / Pascal
Sans savoir pourquoi, cela fait longtemps que je voulais la placer, cette capture d'images avec son sous-titre. Elle est tirée d'un film de 2003 réalisé par Rob Schmidt sous le titre Wrong Turn : un « slasher » de plus (des jeunes gens propres et sains vont, à l'occasion d'une escapade dans la nature sauvage, affronter l'horreur, on reconnaîtra le principe du chef-d’œuvre traumatisant de John Boorman Deliverance, 1972), mais dont le succès même modeste – en ce qui me concerne, j'ai trouvé le film plaisant - entraînera deux « sequels » et deux « prequels », en attendant un « reboot », qui devrait sortir en 2021.
Pour être exact, c'est le garçon, Evan (Kevin Segers) qui profère la remarque ci-dessus traduite, dans un dialogue avec Francine (Lindy Booth). Dialogue dont je peux reproduire la version originale, elle est accessible sur Internet dans plusieurs rubriques de « quotes » tirées de films :
Evan : You know, we should've just taken her to New York.
Francine : No, you know how she loves this outdoors stuff.
Evan : Yeah. If you ask me, though, nature sucks.
Francine : Well, the next time she gets dumped we'll take her to New York.
Je ne vous ferai pas l'injure de traduire, d'ailleurs les sites de traduction en ligne ont fait d'étonnants progrès. La personne qui s'est fait « larguer » (« to get dumped ») dont ils parlent est une amie dont il leur faut remonter le moral et avec laquelle ils partent camper.
Le pressentiment d'Evan est juste. La suite le confirme, ils auraient mieux fait d'aller en ville plutôt que de se livrer à l'exercice dont beaucoup d'entre nous, à cause de la pandémie, souffrent d'être privés, celui du « outdoors stuff ». Nous n'avons pas en français d'équivalent strict de ce « outdoors » - on dirait « plein air » - qui souligne l'importance aux USA des « doors ». Dans beaucoup d'États américains, en effet, le climat est souvent si brutal en termes de chaleur, de froid, d'intempéries, et la climatisation intérieure souvent si coutumière et si accusée dans les boutiques, les maisons, les établissements publics, qu'on ne peut pas franchir une porte, pour rentrer ou sortir, sans s'affronter à un violent changement de température et de milieu.
Le titre français de Wrong Turn est Détour mortel (et le titre québécois Sortie fatale). Intéressant de voir « Turn » traduit par « détour ». Évidemment, « mortel » et « fatal », ne rendent pas – ce n'est pas possible non plus – l'esprit du « wrong » anglais. Sur le site « etymonline », je trouve et cite dans le texte, là encore :
wrong (adj.) : late Old English, "twisted, crooked, wry," from Old Norse rangr, earlier vrangr "crooked, wry, wrong," from Proto-Germanic *wrang- (source also of Danish vrang "crooked, wrong," Middle Dutch wranc, Dutch wrang "sour, bitter," literally "that which distorts the mouth"), from *wrengh-, nasalized variant of *wergh- "to turn," from PIE root *wer- (2) "to turn, bend." Sense of "not right, bad, immoral, unjust" developed by c. 1300. Wrong thus is etymologically a negative of right (adj.1), which is from Latin rectus, literally "straight." Latin pravus was literally "crooked," but most commonly "wrong, bad;" and other words for "crooked" also have meant "wrong" in Italian and Slavic. Compare French tort "wrong, injustice," from Latin tortus "twisted."
Je n'avais jamais pensé, effectivement, à rapprocher le mot français « tort » de l'idée de « torsion, tordu ». Cela me rappelle la blague française qu'on apprend à l'école : « tu as tort, et le tort tue. » La « tortue » est-elle un animal tordu ? C'est en tout cas dans l'étymologie de son nom français, même si cette étymologie est le croisement de deux sources dont l'une – laquelle ? peu importe – a contaminé l'autre. Ici, revenons au français et pour cela, je cite encore, grâce au raccourci du copier/coller (mais en mettant en entier les mots que le site, question de place oblige, abrège) une partie de l'entrée « tortue » extraite du très précieux Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, autrement dit le CNRTL :
« Le mot tortue remonte tout comme l'italien et le portugais tartaruga, à un latin tartarūca, féminin de l'adjectif bas latin tartaruchus « de l'enfer, du Tartare » (Blaise Lar. chrét.) (du bas grec τ α ρ τ α ρ ο υ ̃ χ ο ς « id. » dans Liddel-Scott) dans des expressions comme *bestia tartaruca ou même *testudo tartaruca, la tortue symbolisant les hérétiques, et, dans les représentations figurées l'esprit des ténèbres, du mal en lutte avec le coq, symbole de l'esprit de la lumière et du bien. Tartaruga est devenu tortuga par dissimilation des deux syllabes identiques, et sous l'influence de tort « tordu » (v. tort), les tortues ayant les pattes tordues, la voy. -o- s'est substituée à -a-. »
La dissimilation est une notion précieuse que j'ai apprise à l'Université de Nanterre en cours de « philologie » (aujourd'hui, on dirait « linguistique »). Quand deux sonorités se trouvant au sein d'un même mot sont proches - soit, au cours de l'évolution phonétique à travers les décennies et les siècles, elles vont s'assimiler, soit elles vont se dissimiler, comme ici avec « tortue ». J'aime bien cette notion, qui, je l'apprends aujourd'hui, existe également en biologie. Il me semble que c'est une dialectique assimilation/dissimilation qui se joue dans les problèmes complexes que peut poser le « melting pot » de personnes de différentes origines, pratiques et coutumes au sein d'un même lieu. Il me paraît en tout cas beaucoup plus intéressant de poser la question ainsi, sans juger ni chercher le conflit, que de recourir, pour l'aborder, à la notion fallacieuse d' « identité ». Identité, une formulation qui, depuis qu'elle a été corrompue par le fétiche communautariste qu'en ont fait les « identitaires » et autres extrême-droitistes (non sans l'aide de Nicolas Sarkozy, qui, je le redis – voir mon blog 43, a osé créer le honteux, mais heureusement éphémère, Ministère de l'Immigration, de l'Intégration, de l'Identité nationale et du Développement solidaire) devrait être réservée à l'usage personnel et à la bien nommée Carte d'Identité, strictement individuelle. La loi ne prévoit pas, en France, de carte d'identité collective.
Au fait, et la nature ? Puisque nous sommes dans la langue française, je trouve le mot licite dans son emploi emblématique, symbolique, allégorique, donc avec un grand N, plutôt que dans un sens objectif, scientifique, qu'il n'a pas et que semblerait lui donner un petit « n ». Je dis en français, parce qu'en allemand il porte de toutes façons son initiale en majuscules, comme c'est le cas dans cette langue pour tous les substantifs. « Die Natur » : la Nature, celle que je ressens pour ma part, a une âme germanique, et je l'entends évidemment chanter, bruire, vibrer chez Wagner, dont France-Musique vient de diffuser, sur quatre soirées non consécutives, la Tétralogie, dirigée par Philippe Jordan. Mais aussi chez Brahms dont bien des morceaux, notamment dans ses symphonies, m'évoquent la profondeur et le bruissement de la forêt, du « Wald », mot de genre masculin en allemand, et le balancement de lourdes branches. C'est un de mes problèmes avec la mise en scène, tellement vantée à son époque par les Français cocardiers, de la Tétralogie du Ring par Patrice Chéreau, dans les années 70, une mise en scène que j'ai vue, non à Bayreuth, bien sûr, mais à la télévision publique, filmée par Brian Large. Il est clair que cette Natur ne représentait rien pour Chéreau et son décorateur Richard Peduzzi, qu'elle n'était aucunement sensible pour les yeux, alors qu'en fermant ceux-ci elle réapparaissait tout entière : le fleuve, les cascades, les échos, le feu, les arbres, les rochers et les gorges. Problème récurrent dans les représentations modernes d'opéra. Durant mon année comme « fellow » au Wissenschaftskolleg zu Berlin, une année riche en rencontres, échanges et émotions, nous avons vu par exemple une mise en scène du merveilleux Freischütz, de Weber, dans laquelle le décor du Waldschlucht (littéralement de la gorge forestière) ressemblait plutôt à une image de coloscopie agrandie. Encore cela avait-il un lien, corporel, avec le monde physique et concret. Ce n'est pas toujours le cas.
« Natur sucks », dit Evan dans Wrong Turn. Nous connaissons en France, par les films, cet usage vulgaire du verbe « to suck », aspirer, téter, sucer, dans le sens d'être inutile et sans valeur, mais pourquoi ce mot ? Extraits d'échanges tenus sur une site de discussion américain en 2011, et c'est Pob14, de l'Illinois, qui commence :
Yes, it's common current slang for "bad." Keep in mind that many of us older folks still consider it extremely vulgar, and it is not uncommon for a US newspaper, for example, to report that an athlete said that something "stinks" when he in fact said "sucks." I'm personally amazed that this phrase has become acceptable on TV.
Lucas-sp, de Californie, lui répond :
I personally am very conflicted on this one. I grew up saying it, and I will probably always say it, but I also do worry that it has a sex-negative and chauvinist set of overtones which I would hate to perpetuate. I guess I'll just try to say that things "are shitty."
Crockett, qui est de l'Arizona, enchaîne :
This is an interesting topic. I also grew up (mostly) saying "sucks", but after being corrected a few times by responsible adults and noticing that it's not exactly 'church-speak' I currently resort to saying "stinks" instead (or I try to usually). I really don't think "sucks" is super-vulgar, it's nothing like our usual collection of four-letter words- but it's not very great either.
Et ainsi de suite, sur le site forum.wordreference.com. Vous voyez qu'on peut discuter courtoisement de ces histoires de mots.
Pour ma part, puisque j'ai montré le sous-titre français, je suis sensible à une notion de peur absente de « to suck » qui intervient dans la traduction courante (par les sous-titres et les doublages) de cette expression par « craindre » au sens argotique. Attention : peur ne veut pas dire « haine » ou « mépris ». On a bien des raisons de craindre parfois la nature, même si, disent certains, nous en sommes partie. Il paraît qu'il ne faudrait pas avoir peur ("nothing to Fear but Fear itself", disait Franklin D. Roosevelt en 1933). Mais le Président américain s'exprimait dans un contexte précis. Il n'y a rien de mal, sinon, à éprouver cet affect, et encore moins à s'en protéger ; il est seulement important de ne pas s'en défendre par la bêtise, la haine,les théories délirantes et les projections agressives.
Je rappelle que dans des mots en « -phobe » aujourd'hui beaucoup employés en France de façon stigmatisante tels qu’ « islamophobe », « homophobe » ou « transphobe », la racine grecque ne renvoie pas à la haine ou à l'hostilité, mais à la fuite et à la peur. Il est normal d'être troublé, craintif, dérangé par certaines religions ou comportements, à quelque place que l'on soit. Il suffit juste de respecter les humains pour lesquels ces religions, ces comportements sont « normaux ». On n'est pas obligé de les aimer. Mais on a le droit de craindre.
Sur cette image reconstituée à partir de données fournies par la Nasa, vous voyez ci-dessous les deux petits satellites de la planète Mars (nommée d'après le nom latin du dieu de la Guerre, Arès chez les Grecs). Ils ont été baptisés Deimos et Phobos par Henry Madan en 1877, après avoir été supposés par les calculs de Kepler puis réellement découverts par Asaph Hall. Ils n'ont pas l'air bien méchant et pourtant, après avoir rêvé, enfant, de devenir astronome (pour affronter ma peur ?), je suis toujours comme Pascal : le silence de ces espaces continue de m'effrayer. Bonne année et bonne santé.