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ENTRE DEUX IMAGES n°95C

24 mai 2020

VARIATIONS SUR LE FAUX 3

Sautet / Piccoli / Godard / Bardot / Ferreri / Bernhard / Bouquet / Faraldo / Boffety / Massari / Delon / Ronet / Birkin / Branco / Courrèges / Lartigau / Bouise / Guimard / Thiédot / Lapointe / Sand / Dabadie

Au début des Choses de la vie (réalisé par Claude Sautet et sorti en 1970), dont le succès, arrachant Michel Piccoli, qu'on voit ci-dessus, aux seconds rôles, fit définitivement de lui une star du cinéma français – plus que Le Mépris, 1963, de Godard, où il reste dans l'ombre de Brigitte Bardot - , la superbe Hélène (Romy Schneider), jeune femme d'origine allemande exerçant le métier de traductrice, demande à son amant l'architecte Pierre Bérard, avec qui elle vient de passer la nuit, comment elle pourrait traduire le verbe allemand « verschönern », embellir, arranger la réalité. Il lui propose « affabuler », qui dans le contexte de la phrase mais nous ne le saurons jamais, est peut-être juste, mais qui en soi ne dit pas exactement la même chose. C'est en tout cas celui qu'elle tape à la machine, avec une faute d'orthographe comme tient à le pointer un gros plan d'insert, puisqu'elle n'y met qu'un « f » : « afabuler », sic.

Dans les verbes « verschönen » ou « verschönern », il y a l'adjectif « schön », « beau », et le préfixe « ver- », bien connu des germanistes, qui a souvent, mais pas toujours un sens de transformation, de gauchissement, de détour faussé, de faute. « Führen » : conduire ; « verführen », séduire. « Kennen » : connaître ; « verkennen » : méconnaître, se méprendre, mal juger. « Laufen », marcher, courir ; « verlaufen », s'égarer. Mais aussi, « kaufen », acheter, vs « verkaufen », vendre. Ou bien, « lieben », aimer, et « sich verlieben », s'éprendre, tomber amoureux. Allez vous y retrouver.

C'est à cause de la mort de Piccoli ce mois de mai, à 94 ans, que j'ai revu Les Choses de la vie pour la première fois depuis la sortie de ce film il y a un demi-siècle. Cet acteur, que nous avions vu sur scène en 2009 dans le Minetti de Thomas Bernhard (il avait des problèmes de mémoire, manquait de mordant et n'était pas aussi marquant que, dans le même rôle, Michel Bouquet) a eu une très belle carrière, il a tout joué dans tous les genres et s'est généreusement prêté à de périlleuses aventures, parmi lesquelles les films de Ferreri les plus bizarres. Il faisait partie de ces acteurs masculins qui n'ont pas de physique particulier et qui ne percent que lorsqu'ils ont atteint une certaine maturité. Son atout était une voix bien posée, agréable, souple et musicale. Sa particularité, une pilosité de gorille qui le sert lorsque Claude Faraldo, dans l'excellent Themroc, 1973, le fait retourner au stade du chef de tribu préhistorique.

50 ans ! A l'époque, en 1970, même si les journaux, à l'exception des périodiques corporatifs, ne publiaient pas le nombre d'entrées des films, on savait que Les Choses de la vie était un succès. Pour ma part, je n'étais pas trop enthousiaste, et, du haut de mes 23 ans de jeune stagiaire au GRM, je n'avais pas été touché par cette histoire d'homme mûr à la vie apparemment facile et prospère, qui, dans le temps ralenti d'un accident de voiture fatal dont il est responsable, revit ses bonheurs et ses hésitations, entre une épouse dont il est séparé et avec laquelle il a de si beaux souvenirs dans leur maison de l'Ile de Ré, et une amante qu'il ne se décide pas à épouser, et avec laquelle, on ne sait trop pourquoi, il a voulu rompre.

Si belle pourtant, l'amante, et si bien servie par la photographie de Jean Boffety - tandis que dans le même film l'ex-épouse de Pierre, incarnée par la touchante Lea Massari qui n'a presque rien à jouer, est traitée de manière ingrate et quotidienne. Est-ce que cela ne fausse pas le film, et ne rend pas ridicule les atermoiements de Pierre ? Cela a en tout cas contribué à son succès. Tout en « faussant » peut-être la réputation de comédienne de Romy Schneider, qui déjà, l'année précédente, avec Alain Delon, Maurice Ronet et Jane Birkin, tous plus beaux les uns que les autres, semblait habiter un univers de dieux, un Olympe, plutôt que participer à la vie sans la juger.

Pour ma part, je n'ai rien à lui reprocher comme actrice. J'en ai plutôt aux rôles qu'on lui donnait – notamment chez Sautet - et où j'avais l'impression qu'on lui faisait juger ses partenaires sur le mode moralisant : vous les hommes, vous êtes trop mous, trop lâches, trop conciliants, tantôt que son personnage aurait incarné la vertu et l'absence de concession. Mon amie Christiane trouvait, elle, que Romy Schneider lui évoquait plutôt une bourgeoise faisant son marché et évaluant la marchandise d'un air réprobateur : « on ne me la fait pas ! ». Néanmoins, la malheureuse actrice a eu comme fin de vie un véritable chemin de croix qui évidemment attire les curiosités malsaines, et a amené à porter un regard faussé sur les bonheurs qu'elle a également connus et suscités.

Quant à Piccoli, il aura connu une des plus longues carrières du cinéma français. Un « sans faute », comme on dit aujourd'hui, ce qui me gêne. « Sans faute », qu'est-ce que cela veut dire ? D'ailleurs, Piccoli n'a-t-il pas eu lui-même des frustrations, des regrets ? Un film où il aurait joué ou qu'il aurait réalisé (comme Alors voilà, sorti en 1997 et produit par Paulo Branco, que je n'ai pas vu), et qui n'aurait pas rencontré l'accueil que celui-ci méritait à ses yeux ? Ou bien au contraire un succès dont il aurait voulu se défaire ? Le succès est en effet, dans la courbe de vie de certains, surtout quand il vient trop tôt, une véritable épreuve dont il leur faut se relever. Il fausse tout, vous colle dans un emploi, vous assimile à un genre, crée un quiproquo. Mais qui ne sent dans sa vie, même personnelle, le rôle, qui d'ailleurs peut être positif, créateur à condition que l'on puisse s'en servir comme tel, de l'inattendu et du quiproquo ?

Je reviens aux Choses de la vie. Au fond, le problème de ce film revu aujourd'hui est que nous sommes en 2020 et que cette œuvre quinquagénaire, faussée par ce qui s'est passé depuis, paraît maintenant évoquer un monde idyllique des prétendues Trente Glorieuses (qui ne l'ont pas été pour tout le monde), et que ce personnage ne semble avoir que des problèmes de riche dans une époque devenue rétroactivement, pour beaucoup de Français qui ne l'auront pas connue, pré-crise de l'emploi, pré-pollution, pré-sida, pré-terrorisme religieux, pré-Gilets jaunes, et bien sûr pré-Covid-19. Qu'est-ce qu'il a en effet comme problème, cet homme qui conduit trop vite ? Un travail rémunérateur qui l'intéresse, une bonne santé, le sens de l'humour et une certaine indépendance d'esprit, une femme et une maîtresse - habillée par Courrèges - également attachantes, un jeune fils charmant (Gérard Lartigau), plein de projets et qui l'aime, une belle voiture Alfa Romeo Giulietta (mais à l'époque la ceinture de sécurité n'était pas obligatoire en France, et elle aurait « faussé » le dénouement), un vrai ami qui est, sous les traits de Jean Bouise, décidément voué à ce genre d'emploi (voir mon blog n°94) la crème des amis, une maison à l'Ile de Ré accessible sans attestation dérogatoire (ira-t-il ? n'ira-t-il pas ?), et pas de catastrophe ou de pandémie à l'horizon, ce qui en fausse le sens universel.

En effet avec ce film, ne cherchons pas plus loin, Sautet visait l'universel que désigne le titre du roman qu'il adaptait, de Paul Guimard (une adaptation cinématographique qui d'ailleurs fausse la lecture ultérieure du livre, dans lequel le héros est un avocat qui ne ressemble pas spécialement à Michel Piccoli). L'universel de la vie qui a défilé et que peuplent des visages aimants qu'on n'a pas toujours su regarder.

Et selon moi, cet universel, le film l'atteint dans la dernière et magnifique demi-heure : beau ballet, admirablement monté par Jacqueline Thiédot, d'images qui défilent, d'impressions qu'on attrape à la hâte, de visages, dont ceux, enfin étonnamment fixés et réels, du peuple, des gens, et non plus seulement des gens aisés. J'y retrouve notamment – voir l'image ci-dessous - ceux, poignants vus aujourd'hui mais qui l'étaient probablement déjà en 1970, de Boby Lapointe, le génial auteur-chanteur de Pézenas trop tôt disparu (son cancer du pancréas fit plus que fausser sa trajectoire, il la brisa), et du talentueux Hervé Sand, aimé des téléspectateurs (mort à 39 ans, cancer) : ceux-ci jouent les deux conducteurs de véhicules utilitaires, une bétaillère et un camion, qui ont, malgré eux, contribué à l'accident mortel. Dans un des meilleurs dialogues écrits par Jean-Loup Dabadie, ils discutent en vain, bouleversés, troublés, sur les conditions concrètes de cet accident. Qu'est-ce qui n'allait pas ? Qu'est-ce qui s'est passé ? Est-ce que Pierre Bérard allait trop vite ?