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ENTRE DEUX IMAGES n°83

10 novembre 2019

BOULE, PATERNITÉ, ÉCHELLES, MYODÉSOPSIES, ÉTOILES ET CONFETTIS

Sirk / Zuckermann / Faulkner / Brown / Joel et Ethan Coen / Hudson / Middleton / Malone / Stack / Carson / Olsen / Ray / Lacaze / Gray / Pitt / Malick / Couperin / Lee Jones / Coppola / Brando / Conrad / Welles / Guédiguian / Marsaguet / Roujol / Cohen / Kubrick / O'Toole / Lean / Godard / Wittgenstein / Baudelaire / Coutard / Glassberg / Carmichael / Parish

Cela fait longtemps que je n'utilise plus de machine à écrire, mais j'ai commencé dans les années 70 avec un modèle mécanique dans lequel le geste de frapper la touche, comme pour un clavicorde, actionne directement la frappe. Puis je me suis offert, grâce à une aide financière, une magnifique IBM à boules, électrique forcément, qui s'occupait toute seule du retour du chariot et comportait le fameux ruban correcteur, mais était si lourde à transporter ! Avec cette machine, le « corps » utilisé et qui apparaissait en relief sur la fameuse boule (interchangeable avec une autre pour les italiques, par exemple ou une autre police) était concret, physique, et non virtuel. Sa forme inversée et en bas relief s'imprimait sur le papier dans les mêmes dimensions, comme avec la vieille typographie.

QUI EST LE PÈRE

L'image ci-dessus, sur laquelle j'ai ajouté une bulle traduisant le dialogue original, est extraite de Tarnished Angels, en vf La Ronde de l'Aube, réalisé en 1957 par Douglas Sirk, et brillamment écrit et dialogué par George Zuckermann d'après le roman de Faulkner Pylon publié en 1935. L'écrivain, déjà porté à l'écran dans L'Intrus, 1949, de Clarence Brown, apprécia dit-on l'adaptation de Sirk, bien que celle-ci, comme il était fréquent, ait édulcoré certaines situations. Lui-même avait collaboré à l'écriture de films, comme Le Port de l'angoisse, et ce sont ses débuts à Hollywood qui ont inspiré le personnage alcoolique de Mayhew dans Barton Fink, des Frères Coen.

Ici, Rock Hudson, à gauche, joue le journaliste alcoolique Burke Devlin, et on le voit refuser la proposition d'un businessman nommé Matt Ord (Robert Middleton, le plus souvent distribué à l'écran dans des rôles de vilains) de mettre à son service sa plume, ou plutôt sa machine à écrire...

L'histoire est située durant l'année 1932 (on peut lire la date dans le décor), et tourne autour d'une étrange famille constituée de la belle LaVerne (Dorothy Malone), de son mari Roger Shumann, aviateur héros de la première guerre mondiale (Robert Stack), de son mécanicien Jiggs (l'excellent Jack Carson, distribué ici comme dans Mildred Pierce et A Star is born, dans le rôle ingrat de celui-qui-n'est-pas-assez-beau pour avoir la fille), plus Jack, le fils de La Verne, le petit Christopher Olsen, une fois de plus en enfant qui souffre, un an après Bigger than Life, de Ray (voir mon blog n°37). En effet des garnements ont dit à Jack que son vrai père n'est pas l'officiel, Shumann, mais Jiggs. La famille se produit dans une petite ville de la Nouvelle-Orléans où se tient un carnaval, et c'est là qu'elle éveille l'intérêt et la compassion de Burke. Les acrobaties aériennes de Roger, aidé de La Verne qui saute en parachute et en robe pour faire voir ses jolies jambes, constituent le gagne-pain de cet ancien héros de la guerre. Mais la partie centrale du film se déroule la nuit, dans un vieil appartement transformé en « chambrée » par l'hospitalité de Devlin qui y héberge Jack, sa mère et ses deux géniteurs possibles dormant côte à côte ! Encore une histoire de « qui est le père », rendue troublante et poétique ici par la cohabitation généralisée : les deux pères putatifs (qu'on voit flous en arrière-plan à gauche sur l'image ci-dessous) et le petit garçon peuvent entendre LaVerne confier son histoire à Devlin.

TROIS RÉALISATEURS ET UN LIVRE

A propos de père, j'ai vu avec Régis Lacaze Ad Astra, le dernier film de James Gray, dont j'avais aimé Little Odessa, 1994, et Two lovers, 2008. Mais il me manque quelque chose dans cette nouvelle œuvre ambitieuse et talentueuse, même si Brad Pitt y est excellent. Dans Tree of Life, de Malick, il jouait un père dont les mains maladroites essaient de jouer, avec une absence de grâce qui la rend d'autant plus sublime, la pièce pour clavier de Couperin Les Barricades mystérieuses, et ici il incarne un fils en quête de son père... dans le système solaire. Ce dernier est un baroudeur de l'espace joué, de façon attendue, je trouve par Tommy Lee Jones, avec sa dégaine classique et trop utilisée de héros pour film d'action (une mauvaise idée de casting?). De plus, nous avons le loisir dans le film de voir et revoir, avant que le héros ne le retrouve, des images de ce père caché au fin fond du système. Même principe que pour Apocalypse Now, où nous entendons et réentendons la voix de Kurtz, avant de le voir sous les traits de Marlon Brando, qui ne peut pas être plus que Marlon Brando, de sorte que pour moi l'un et l'autre film se terminent platement.

Il se trouve que les deux œuvres, de Gray et de Coppola, sont librement inspirées du même récit de Joseph Conrad, décidément cher aux réalisateurs, Heart of Darkness, Au cœur des ténèbres, le texte même que déjà Welles voulait adapter en caméra subjective. Mais Coppola comme Gray ont « délocalisé » l'histoire originale qui se situe en Afrique noire. Néanmoins, j'adore la première scène, où l'on construit une sorte d'antenne géante qui monte très très haut au-dessus de la surface du globe terrestre sur laquelle elle repose, ce qui donne des images formidables, et physiquement sensibles, de l'altitude, et je suis déçu - attention, je « spoile » ou « divulgâche » - lorsque cette idée disparaît du scénario au bénéfice de véhicules spatiaux.

Ad Astra vient de l'expression latine proverbiale, Sic itur ad astra, « c'est ainsi qu'on parvient aux astres », au plus haut. Coïncidence curieuse, va sortir très bientôt le beau et poignant film de Robert Guédiguian Gloria Mundi, ou plutôt Sic transit Gloria Mundi, « ainsi passe la gloire du monde d'ici-bas », que j'ai vu grâce à une avant-première des Inrocks, et qui part aussi d'une formule latine. Le cosmos de Guédiguian, c'est une fois de plus sa ville de Marseille, mais il la filme avec son sens habituel de l'espace et du fourmillement humain et architectural qui en fait un monde.

PEUT-ON RÊVER EN 4K

Les étoiles évoquées dans le titre du film de Gray, je ne cesse d'y penser. Dans un rêve que j'ai fait récemment, je me trouvais dehors la nuit à côté d'un ami compositeur qui parlait dans son portable, et alors que je l'entendais s'adresser à un tiers absent, je regardais un ciel étoilé dont la définition, le « piqué », la résolution, étaient fantastiques, comme j'en ai vu avec Anne-Marie en 1992, lorsque nous sommes allés dans le désert de l'Atacama au Chili, avec son ciel austral pur de pollution, là même où devait être bientôt construit le Very Large Telescope international. Nous avons d'ailleurs croisé des chercheurs venus repérer le site, et Anne-Marie me rappelle que nous avons dépanné certains d'entre eux embourbés dans le grand « salar » non loin de San Pedro di Atacama, devenu depuis un lieu très fréquenté.

Si j'ai rêvé deux à trois fois ces temps-ci en très haute définition (dans un rêve antérieur, je voyais une foule qui semblait faite de mille personnes), c'est peut-être parce que je viens de me faire opérer d'une cataracte secondaire, intervention légère qui m'a rendu une acuité visuelle que je pensais avoir perdue pour le reste de ma vie, et dont je n'avais même pas le souvenir. Sans anesthésie, après les habituelles gouttes dans l'œil pour dilater la pupille, le laser manié par l'opératrice du Laser YAG a traversé, sans déclencher la moindre sensation autre qu'un picotement, les cornées de mes deux yeux pour venir percer la capsule naturelle enfermant, avec les cristallins en silicone qui m'avaient été implantés en 2016, des cellules intruses qui en s'y baladant rendaient ma vision floue. Aujourd'hui, une partie de ces « myodésopsies » (vite, Wikipedia !) libérées se promènent paresseusement (et visiblement lorsque j'en suis conscient) dans l'aquarium de mon globe oculaire.

Mais maintenant, je peux voir même la poussière sur l'écran du Mac Air dont je me sers pour écrire. Et je peux lire à nouveau normalement le Canard Enchaîné, qui lui, n'a rien cédé aux modes sur sa maquette, et reste lisible à tout âge.

CECI CONCERNE LES MAQUETTISTES (IL Y EN A DE BONS)

A un certain âge, on devient très sensible à la lisibilité des textes, et pas seulement des notices de médicaments pliées en huit dans leurs boîtes. En tant qu'auteur de nombreux livres, j'ai relevé le problème il y a longtemps. Les maquettistes expérimentés qui travaillaient à l'époque de la typographie étaient attentifs à la lisibilité des choix qu'ils faisaient, car ce qu'ils décidaient pour le corps des caractères aurait des conséquences directes sur le papier. Quand on en est venu à la mise en page sur écran d'ordinateur, de nouveaux maquettistes graphiquement prétentieux, qui n'avaient pas d'expérience du livre, sont apparus, qui se faisaient plaisir en choisissant des polices à leurs yeux plus élégantes... sur le grand écran de leur Mac, mais sans penser que, filiformes, ces polices seraient à peine lisibles une fois imprimées, et facilement brouillées pour des yeux qui n'étaient pas de lynx. Ou bien lisibles, mais avec plus d'effort, et il ne faut pas s'étonner si certains cessent d'acheter des livres – qui parfois ne sont plus faits pour leur lecteur. C'est ainsi que la deuxième édition de certains de mes titres, maquettés de neuf, est moins lisible que ne l'était la première ; c'est le cas par exemple, je regrette de le dire, pour L'Audio-vision et Le Son, moins lisibles dans la maquette créée par « Belle Page » (sic) que dans la maquette initiale, conçue peut-on lire au dos de couverture par Stéphanie Roujol et qui, pour l'agrément de lecture, était parfaite (bravo à cette dernière, ainsi qu'à Paul-Raymond Cohen, dont les maquettes ont servi plusieurs de mes livres aux Cahiers du Cinéma). Il faut savoir que sur ce plan, un auteur n'a aucun droit et, le plus souvent en France, aucune chance d'être écouté par son éditeur.

OS, ALLUMETTE, SOLEIL ET TASSE DE CAFÉ

La perte d'échelle est une question actuelle dans le monde du virtuel. Le cinéma curieusement (j'ai écrit très souvent là-dessus, voyez les textes rassemblés dans mon cours sur L'échelle au cinéma, toujours téléchargeable gratuitement sur le présent site) revalorise l'échelle, et cela depuis longtemps, en en faisant un signe de connivence entre des dimensions. C'est par exemple, avant même le raccord entre os de tapir et satellite dans 2001, le film de Kubrick sorti en 1968, le sublime raccord flamme d'allumette dans la main de Peter O'Toole/disque du soleil levant dans le désert, vers le début de Lawrence d'Arabie, 1962 (ce raccord est visible sur Youtube, il vous suffit de taper « Lawrence from Arabia, match scene » ).

Je n'aime pas la plupart des films de Godard, je l'ai souvent écrit, mais voyant pour la première fois à sa sortie en 1967, Deux ou trois choses que je sais d'elle, j'ai été tout de suite émerveillé par le « gros plan en plongée sur la tasse de café » où l'on voit dériver de la crème à la surface du liquide, cependant que la voix chuchotante du réalisateur nous parle de Wittgenstein et Baudelaire, mais aussi des galaxies « qui sont à notre porte », et que nous croyons voir physiquement dans la très belle macro-photographie de Raoul Coutard (la séquence légendaire, bien sûr, est une nouvelle fois sur Youtube et Dailymotion).

Il manque peut-être dans Ad Astra une idée de ce genre, et qu'on trouve dans beaucoup de films relevant du cinéma populaire: ce quelque chose de concret dans les sauts d'échelle, que le cinéma est très capable de transmettre et qui fait partie de sa poésie.

UN CHIEN QUI SE SECOUE

Je reviens au film de Sirk que je n'avais vu qu'une fois, en salle, il y a quarante ans en version française et sans en retirer d'impression précise, et que j'ai beaucoup plus apprécié cet été, sur le grand écran HD d'une télévision, en v.o., lors de nos vacances. D'emblée, Sirk joue le jeu des échelles en situant près de l'aéroport un parc d'attractions où les enfants peuvent s'amuser. Le parallèle est exploité de manière magnifique lors d'un montage alterné entre un meeting aérien où Robert Stack est en l'air et risque sa vie, tandis que le petit garçon fait un tour de manège ; il est immédiatement sensible à l'œil et à la sensibilité, puisque nous avons tous commencé comme des êtres en modèle réduit qu'on laisse jouer avec des avions miniatures et des figurines. J'admire aussi un détail comme celui des confettis : le principal de l'action se déroule en effet, je l'ai dit, lors d'un carnaval avec des défilés et des fêtards qui vous aspergent de confettis colorés (le film est en noir-et-blanc, très beau, éclairé et cadré par Irving Glassberg), et à un moment on voit Rock Hudson regagner son appartement occupé par la famille avec le dos de son veston constellé (« constellatus », co-étoilé) de confettis dont il se secoue tel un chien mouillé. Pourquoi cela me ravit ? Parce que j'ai toujours su, je ne sais comment, que dans les films les extérieurs où sont tournés des scènes de nature et de rue ne contiennent pas les intérieurs des maisons, des cabanes, des baraquements, des tentes, des immeubles où sont filmées les scènes qui s'y déroulent. Le cinéma a donc inventé des procédés qui lui sont propres pour assurer une impression de continuité extérieur/intérieur, effets qui vont de l'ombre portée sur un mur de la pluie ruisselant sur les vitres, à la pulsation lumineuse d'une enseigne publicitaire proche, en passant par les raccords de lumière qui unissent les intérieurs et les extérieurs de Casablanca. Pour moi, rentrer avec quelques confettis dans les cheveux ou sur le veston, c'est aussi comme conserver des traces du cosmos. Ces minuscules confettis assurent l'illusion d'une continuité de l'espace, et sont l'équivalent de la Stardust, dont parle la chanson dont la musique est d'Hoagy Carmichael, et pour laquelle Mitchell Parish a inventé ensuite de belles paroles : ils sont les particules de l'amour.

And I am once again with you / When our love was new / And each kiss an inspiration / Oh, but that was long ago / Now my consolation is in the stardust of a song (Copyright EMI Mills Music Inc. and Songs of Peer, Ltd)