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ENTRE DEUX IMAGES n°62
10 mars 2018
MUSIQUE DES SONS FIXÉS, MOYENS ET ŒUVRES
Répécaud / Marchetti / Noetinger / Bach / Couperin / Landowska / Ligeti / Mâche / Poulenc / Vande Gorne / Montel / Bellanger / Doyle / Jésus / Dufour / Malec / Di Giugno / Lelouch / Reich / Reibel / Parmegiani / Kendergi / Radigue/ Mimaroglu / Hubbard / Ouzounoff /Bayle / Fellini / Dhomont / Wickmann
Sur la photo ci-dessus, que j’ai prise en 2013 à Lyon lors d’un tournage sonore débridé destiné à fournir des « rushes » à la musique concrète que nous avait commandée Dominique Répécaud pour Musique Action (c’est devenu le Filarium, créé en 2014 à Vandoeuvre-les Nancy), Lionel Marchetti est à la droite de Jérôme Noetinger, et on voit ce dernier se préparant à actionner – pas seulement en appuyant sur Play ! - le magnétophone Revox dont il jouait lors de ce tournage. Un Revox d’un modèle voisin de celui que je continue d’utiliser pour mes compositions, mais, pour ce qui me concerne, jamais en public.
C’est sur cet appareil à bandes que j’attire votre attention ; si vous croyez voir un appareil "Vintage", comme on dit aujourd'hui, c’est que vous êtes aveuglé par un schéma historique. Un appareil que l’on continue d’utiliser reste par définition d’aujourd’hui, ni plus ni moins qu’un violon, un grand orgue restauré, ou une bicyclette hollandaise d’occasion en bon état. Le clavecin a longtemps été, au XIXe siècle, notamment, un instrument d’hier, mais sa résurrection pour jouer Bach et Couperin, grâce notamment à Wanda Landowska, ainsi que la création d’un répertoire nouveau (Ligeti, Mâche, précédés par Poulenc), sans compter son emploi dans la musique de cinéma, en ont refait un instrument actuel, irremplaçable.
Plus polyvalent que le clavecin et tout aussi irremplaçable, le magnétophone à bandes, sous différents formats portables ou non, a longtemps servi à une foule de choses : garder trace d’un cours ou d’une conversation, enregistrer une émission de radio ou une musique qu’on veut réentendre (c’est l’usage que j’ai commencé par en faire) et sous une forme compacte - qui va de l’Uher Report de mes débuts au Nagra professionnel - enregistrer le son sur un tournage de film. On peut continuer de l’employer – c’est mon cas – comme un moyen de création et d’assemblage pour une musique de sons fixés. On peut encore, comme le font Jérôme et Lionel, s’en servir tantôt pour des œuvres de sons fixés, tantôt devant le public, en direct.
DIFFÉRENTS SUPPORTS, DIFFÉRENTS ENREGISTREURS
Mais on n’est pas obligé de n’utiliser que ce modèle, différents types d’enregistreurs pouvant être reliés entre eux. Dans Palindrome, une pièce nouvelle que je vais faire entendre en privé lors de mon stage Acoulogia du 21-23 avril (et qui sera créée en public en octobre à Bruxelles, à l’invitation d’Annette Vande Gorne), certains sons ont été produits et fixés directement sur mon Revox PR 99, d’autres sur le Walkman Pro de Sony, appareil à cassettes, d’autres sur un petit enregistreur numérique Olympus, d’autres sur un DAT bien antérieur de marque Denon, d’autres encore proviennent du son d’une vidéo filmée en DV, etc.. A un certain stade, il faut combiner et monter sur un même support, et j’utilise aussi bien les pistes son du système iMovie 6, très pratique, que iTunes, et parfois Audacity. Pour des montages et des mixages plus complexes, Geoffroy Montel m’a toujours aidé. Mais avant le montage final, quand je passe d’un appareil à l’autre, je ne me dis pas « tiens, je suis en train d’entrer dans le monde numérique ou d’en sortir » ; car il m’arrive souvent de recopier sur une bande magnétique une plage codée en WAV, en utilisant la sortie casque de mon laptop. Le son est-il numérique ou dénumérisé, devient-il analogique en se retrouvant sur une bande magnétique ? Bien malin l’auditeur qui le devinerait. L’analogique, je ne sais pas ce que c’est. Mais d’autres croient le savoir ; puisque l'adjectif existe et circule, il leur faut l’alourdir de sens et le lester de théories.
QUEL ANALOGIQUE ? QUELLE EXPERIENCE ?
C’est le cas dans le roman d’Aurélien Bellanger, La Théorie de l’information (Gallimard, 2012), au demeurant bourré d’informations sur le passage du Minitel à Internet. L’auteur y affirme (sans emprunter, je le précise, le détour d’un narrateur diégétique, genre Docteur Watson chez Conan Doyle, donc en prenant cela à son compte) ce qu’on va lire :
« La photographie à la fin du XXe siècle, représentait l’apothéose d’une certaine expérience du monde, qu’on appellera bientôt expérience analogique : mélange d’admiration païenne pour le poids matériel des choses, et de répulsion pour leur violence, que des instruments toujours plus complexes tentaient d’adoucir ou de domestiquer. » (p. 24, l’italique à analogique est de l’auteur).
D’où Bellanger tire-t-il ces fantasmes sur « l’admiration païenne » liée à la photographie argentique, ou sur la « répulsion pour la violence des choses » consubstantielle à l'« expérience analogique » ? N’importe quoi. Sans doute parce que cet homme, loin d’être bête et qui tient une chronique piquante sur France-Culture, veut se montrer intelligent à propos d’un mot qui est une planche pourrie : le mot « analogique », que j’ai vu s’imposer à la fin du siècle précédent et qui entend faire un seul domaine de tout ce qui n’est pas « numérique ». Peut-être l'écrivain se veut-il ironique au troisième degré ? J’ai souvent l’impression, en fait, qu'il se perd dans les labyrinthes de sa propre ironie, donc, je me contente de le lire littéralement.
SE PASSER DE DICHOTOMIES
Dans mon blog n° 20 de juin 2015, est évoqué le jour où je découvris, sur le site de l’InaGrm, une notice biographique me décrivant comme un attardé de « l’analogique », refusant le paradis du numérique. Or, si je sais ce qu’est un magnétophone à bande libre « reel to reel », comme on dit en anglais, celui que j'utilise - l’analogique, je ne sais pas ce que c’est, à part un fourre-tout pour le « non numérique », ou le « pré-numérique ». Il y a des gens qui croient à ça ou plutôt qui répètent le mot mécaniquement. D’autres, comme ici Bellanger, veulent alors leur donner une consistance (les théories délirantes sur la race aryenne sont sorties de telles logiques : alimenter en contenu un signifiant creux qui circule). Pourquoi, pendant qu’on y est, ne pas soutenir l’idée qu’avant la date supposée de la naissance du Christ, la Terre était peuplée de Préchrétiens, qui comptaient les années à rebours et se définissaient par des traits communs ?
Dans mon stage d’Acoulogia, bien sûr, j’évoquerai les techniques, mais sans utiliser cette dichotomie analogique/numérique, aussi fausse que la plupart des dichotomies en cours. Je particulariserai : tel appareil permettait ou permet facilement de monter, tel autre de synchroniser, tel autre de changer la vitesse de lecture, etc Par ailleurs, il y a une étape de travail dans une composition où cette dichotomie n’a pas grande pertinence: le tournage sonore. Et un accessoire capital dont la qualité et le rôle ne doivent rien à cette différence : le microphone.
ALBUM OU ŒUVRE DE MUSIQUE CONCRÈTE ?
Je reviens sur la question du son fixé. Sous le sobre titre de dR, Jérôme Noetinger vient justement de sortir son premier album en solo (si l’on n’inclut pas le mini-CD Metamkine de Gloire à, une pièce de 1991 dont j’aime la fougue), et il s’y trouve des plages formidables. Comme je lis sur la pochette que cela a été « enregistré en janvier 2017, monté et mixé en juin 2017 », cela m’amène à me demander s’il s’agit d’une œuvre pour support. Au téléphone, Jérôme me dit qu’en fait il y a eu peu de montage et de remixage ultérieurs sur les impros qu’il a créées en jouant du Revox comme d’un instrument, ainsi que je l’ai vu faire plusieurs fois. Disons qu’il s’agit d’un album construit. Et moi de lui dire : « Dommage ! Certaines plages feraient une très belle pièce de concert pour haut-parleurs. » Jérôme me répond qu’il n’y est pas opposé, et que je pourrais les donner comme telles.
Alors, va-t-on dire, même vous, vous n’êtes pas capable de distinguer une œuvre « pour sons fixés » d’un album issu d’improvisations ?
Eh bien, ce n’est pas compliqué, c’est juste une question de zone limitrophe – cet adjectif me revient et tout en le lisant de temps en temps, je ne crois pas l’avoir écrit une seule fois dans les milliers de pages que j’ai écrites. Va donc pour limitrophe et bienvenu à cet adjectif, et ne le laissons pas passer sans le fouiller, en allant sur Internet consulter le précieux Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, dont j’extrais ceci :
« 1. Qui est situé, qui habite à la limite d'une étendue, d'un pays. Malheur à ces populations limitrophes qui cultivent les champs de bataille où les nations doivent se rencontrer! (Chateaubr., Mém., t. 4, 1848, p. 304).
2. Qui a des limites communes (avec une étendue, un pays). Arrondissements, départements, pays limitrophes (...)
Empr. au lat.limitrophus : limitrophi fundi, terres attribuées aux soldats des frontières pour leur subsistance . »
À commencer par les plus beaux exemples (Sergent Pepper, The Dark Side of the Moon), bien des albums discographiques sont limitrophes entre musique produite en direct et musique de sons fixés, ce qui ne doit (selon moi) aucunement leur conférer une bizarrerie intéressante, une originalité fascinante, ou au contraire une ambigüité regrettable. Ils sont ce qu’ils sont. D’ailleurs le disque, depuis sa forme la plus élémentaire, a amené les musiciens à jouer, chanter, d’une certaine façon, même ce qu’ils faisaient en direct. Et Jérôme était bien placé pour savoir que ses improvisations était « enregistrées » , donc, il travaillait à deux niveaux – pour le direct, et pour que cela donne une forme, une fois le son gravé.
Beaucoup arguent de l’existence de telles zones limitrophes pour en déduire qu’il n’y a pas de limite à quoi que ce soit, et que la musique des sons fixés (celle que j’appelle concrète et d’autres acousmatique) n’existe pas comme domaine. Ils n’ont raison qu’in abstracto. Il y a bien un endroit où l’on est en pleine mer et un autre où on est sur la terre ferme, et il y a aussi des rivages, mais la rive n’est définie comme telle que parce qu’il y a la mer (ou le lac) et la terre. Dans l’art musical contemporain, beaucoup de créateurs aiment bien se revendiquer de tous les courants à la fois, comme si ça allait élargir leur espace vital. Le résultat est au contraire que ça se bouscule sur les rivages qu’ils occupent, comme sur une plage de la Côte d’Azur en pleine saison, ou comme une colonie de pingouins, on n’y retrouve plus rien. Je fais la différence avec ceux qui comme Denis Dufour, Ivo Malec, et Lionel Marchetti, pratiquent parallèlement une M.S.F. qui s’affiche clairement comme telle, et d’autres formes, improvisations, musique écrite, etc.
MYSTIQUE DU DIRECT-LIVE
J’ai souvent dit à Lionel et Jérôme qu’ils étaient si intéressants à voir improviser que je les filmerais volontiers ; néanmoins, filmer des improvisateurs en action n’est pas si simple. Il y a une vaste expérience de cela dans l’histoire du jazz et du cinéma. Ce que l’on voit sur un écran, associé à un son sortant de haut-parleurs, prend un statut différent de ce que l’on perçoit in vivo. Filmer un pianiste peut donner quelque chose de mort et ennuyeux, car, en morcelant par le cadrage et le montage, on manque l’essentiel. Filmer Jérôme Noetinger aux commandes de son Revox pourrait transformer en effets pittoresques ce qui est geste de création. Noetinger n’est pas un mystique du « fait en direct », pas plus que je ne suis un fanatique du « son fixé » : pour ma part, je n’y travaille que parce que je ne peux pas faire autrement et que je m’y trouve bien. Faut-il une autre raison ?
Il y a actuellement une certaine religion du son produit en temps réel qui conduit à certaines absurdités, et fait parfois jeter l’argent par les fenêtres - cf. l’épopée de la « 4X » de Di Giugno à l’IRCAM, « tout ça pour ça », dirait Claude Lelouch - dans le cas où le résultat aurait été meilleur en utilisant le son fixé.
Le cas historique de Steve Reich est bien intéressant : celui-ci a commencé par faire des boucles de bande magnétique en déphasage (It’s gonna rain, 1965), mais ensuite il a préféré écrire des partitions destinées à être jouées en direct, vraiment en direct, sur des instruments acoustiques. Et il a eu raison : cela crée un dynamisme qu’on ne peut remplacer.
J’ai découvert sa musique à New-York en mai 1975, à l’occasion de la création partielle d’une de ses meilleures pièces Music for 18 Musicians dans la salle The Kitchen, où je me trouvais avec Guy Reibel et Bernard Parmegiani. Nous étions venus tous trois, par un bus de nuit Greyhound, de Montréal où nous avaient invités la Société de Musique Contemporaine du Québec et son animatrice Maryvonne Kendergi. Lors du concert Reich, j'étais fasciné par l’évidence de sa démarche : il était clair que l’obligation pour des instrumentistes et des chanteurs de chair et de sang de suivre une partition comme des robots, et de répéter des cellules implacablement régulières, donnait une tension fantastique, que fait ressentir même l'enregistrement. Quand les musiciens se sont arrêtés au moment précis de la composition où Reich avait mené son œuvre (achevée et créée l’année suivante), c’était grandiose; alors que dans des œuvres plus récentes du compositeur, l’usage de l’échantillonneur en direct donne pour moi un résultat assez fade.
À l’inverse, quand Éliane Radigue transpose à des instruments joués en direct ce qu’elle faisait jusque-là sur support (la bande magnétique, puis le fichier), ainsi que je l’ai entendu dans un concert qu'elle a donné en 2017 à la fondation Cartier, je ne suis pas sensible au résultat. Je préfère nettement sa musique sur support (et je me targue, à la fin de mon séjour au GRM en 1976, d’avoir programmé dans un concert du Festival Estival de Paris une de ses œuvres, à un moment où son existence était ignorée par le Groupe).
UNE SOIRÉE AU 104 DE LA MAISON DE LA RADIO
Pour revenir à ces trois jours à Manhattan en mai 1975, si importants pour moi, nous avions la veille, Reibel, Parmegiani et moi, passé la soirée chez le compositeur d’origine turque Ilhan Mimaroglu, dont je parle dans mon blog n° 12 . Lui et son épouse habitaient Uptown, non loin de l’Université Columbia où Ilhan enseignait : celui-ci, très engagé dans la gauche américaine, n’aimait pas la musique, pour lui trop mécanique et a-politique, de Reich et des musiciens répétitifs en général. En même temps, il avait fait le mouvement inverse : il avait écrit des structures pour instruments, jouées par le quintette de jazz de son ami Freddie Hubbard, pour enregistrer et retravailler ces séquences et ensuite les incorporer dans une œuvre politique sur bande magnétique, puisque c’était le support de l’époque : cela a donné Tract, un chef-d’œuvre de la musique des sons fixés, qu’il nous fit entendre chez lui. Ce faisant, Mimaroglu reproduisait consciemment ou non - avec une plus grande réussite musicale et expressive, je dois dire - l’expérience de Schaeffer dans sa Suite 14 de 1949, qui est une œuvre à la fois décevante et visionnaire dans sa conception; Tract – qui sera dans la sélection d’œuvres pour mon stage Acoulogia d’avril - prend à certains moments l’aspect d’un album de jazz, mais cela devient de la musique de sons fixés, utilisant non seulement le montage, mais aussi ce que j’appelle l’espace interne.
Sur la photo ci-dessous, prise à Paris le 17 juin 1996 par Daniel Ouzounoff, à la fin d’un concert donné sur l’acousmonium conçu par Bayle (où j’avais créé la quatrième et dernière version de Tu, éditée quelques années plus tard par Brocoli), je discute avec Mimaroglu. Il était venu donner onze de ses Préludes, parmi lesquels celui que le Satyricon de Fellini fait entendre dès ses premières secondes, de façon inoubliable. Au fond, on voit passer Francis Dhomont et son épouse l’artiste colombienne Inès Wickmann. Le même jour Lionel Marchetti avait créé sa belle pièce La Grande Vallée. Une grande journée !