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ENTRE DEUX IMAGES n°57

2 juillet 2017

Lettre à Lionel Marchetti 2/3

Barrymore / Mayo / Bokanowski / Groult / Hawks / Hitchcock / Schaeffer / Henry / Motus / Contré / Savouret / Gayou / Valéry / Miyazaki / Ferrari / Stockhausen / Panahi / Truffaut / Lynch / Pialat / Farabet / Sola / Marsaguet / Racine / Liquid Architecture / Farabet / Sola / Noetinger / Stravinsky / Tarkovski 

Frère d'un autre Lionel, également fameux dans le cinéma américain de l'époque, il s'appelait John Barrymore, et son physique l'a aidé pour incarner des personnages diaboliques, comme le rôle-titre de Svengali, 1931, d'Archie Mayo, que j'ai déjà évoqué dans mon Blog n°13. J'ai choisi cette image qui m'amuse, parce que je trouve que Svengali joué par Barrymore te ressemble, Lionel (surtout avec le gilet sans manches qu'il porte comme toi), il suffirait que tu portes une barbiche. Juste, derrière le piano, il faudrait mettre d'autres instruments, d'autres appareils !

Il y a aussi le sous-titre français : "Monsieur est en train de composer ?". Eh oui, nous sommes, toi, moi, Michèle Bokanowski, Christine Groult, des Dames et des Messieurs qui continuons à vouloir composer des pièces de musique concrète, et pas seulement créer des événements, des expériences d'écoute, des installations (ce que tu fais par ailleurs).

On peut composer (com-ponere, disposer les choses ensemble d'une certaine façon) autre chose que des musiques : des bouquets, des tableaux, des ouvrages et bien sûr des films. Comment en effet croyez-vous qu'un film narratif nous touche, sinon par la forme. A quelques exceptions près, bien sûr : Le port de l'angoisse / To Have and Have Not, de Hawks, dont j'ai raconté la genèse dans mon livre sur le scénario, est un film mal fichu et bouclé en termes dramatiques, mais qui a un charme fou, à ceci près que chaque scène a une forme magnifique. Néanmoins, il ne faut pas trop compter là-dessus sinon, regardez ce qui continue de faire la force des films de Hitchcock : la forme.

LE DISPARATE ET LA FORME

Où en étais-je resté au dernier blog ? Ah, oui, les éclats. Eh bien, il y a bien cinquante ans, peut-être en 1968 - j'étais encore étudiant - je tombe à la radio sur une œuvre composée telle une marqueterie, à partir de nombreux éclats apparemment disparates mais très bien encastrés les uns dans les autres, et je me dis : "qu'est-ce que c'est que ça ? Je n'ai jamais rien entendu de pareil." Des bouffées de foule, de voix, de sons, une verve, une alacrité... L'œuvre vient de commencer et n'est pas annoncée dans le journal de programme, si bien que je dois attendre la fin pour entendre le titre, que je connaissais sans avoir jamais entendu l'œuvre qui lui correspondait. Elle était en effet rarement diffusée, aucun disque n'était disponible et à l'époque on ne pouvait pas aller sur Youtube. Il s'agissait de la Symphonie pour un homme seul, de Pierre Schaeffer et Pierre Henry, composée - sur disques souples - en 1950. Un peu plus tard, je m'inscrivis comme stagiaire au Groupe de Recherches Musicales, et deux ans plus tard encore, j'en devins membre pour quelques années avant d'en démissionner. J'ai donc eu l'occasion de la réentendre et de la reprogrammer, cette Symphonie. Depuis longtemps, cependant, Schaeffer n'en parlait plus comme d'une œuvre valable, il la désavouait et plaidait pour un style plus épuré et abstrait de "musique expérimentale". Et quand le GRM passait la Symphonie, c'était en tant que "primitif".

Primitif mon œil ! Quelle richesse de langage, quelle vivacité du message, quelle densité! Il se passe plus de choses en trois minutes de cette pièce (par exemple, le premier mouvement, Prosopopée, et l'ultra-courte Valse) qu'en trente minutes de bien des œuvres de musique concrète plus récentes. Changements de tempo, de niveau d'écoute, d'espace, et une mise en évidence du montage comme principe d'association qui m'a beaucoup marqué. Que manque-t'il à cette Symphonie pour un homme seul pour qu'on la reconnaisse comme une grande œuvre, et une source fraîche d'idées ? C'est que c'est une musique impure, instable, disparate, et que ce qu'on admet d'autres formes d'art - la peinture, le cinéma - peut ne pas être bien reçu en musique. Oui, la Symphonie est tour à tour dramatique, coquine, abstraite, formelle, triviale, vivante, quoi. Pas pure, certes !

Tout récemment, dans les concerts que donne la compagnie Motus à la Mairie du 2e arrondissement de Paris, je découvre, diffusée par Guillaume Contré, une musique concrète d'Alain Savouret de 2009 que je ne connaissais pas, et que j'apprécie beaucoup : Vie-Vent. J'y retrouve par moments le côté potache du compositeur de la Sonate Baroque, mais il y a aussi de la forme, de l'invention, de l'émotion, et de l'amour car il s'agit d'un homme et d'une femme, de la vie. Le vers de Paul Valéry : "Le vent se lève, il faut tenter de vivre" y est cité de manière drôlatique et touchante, comme dans le film de Miyazaki qui porte ce titre (voir de nouveau mon Blog n°13). Le style d'Alain, mon aîné de cinq ans, présent ce soir-là et avec qui je suis content de parler, est différent du mien, sa technique, mais il a une verve, un souci et un sens de la forme qui m'ont toujours impressionné, notamment dans sa pièce L'Arbre et caetera (à ce propos, je regrette la présentation faite du début de l'œuvre sur le site Artsonores de l'INA, avec des défilés de "sonagrammes" qui polluent l'écoute et nous collent le nez sur la seconde qui passe, sans aider à saisir la composition). Savouret est très modeste, ce n'est pas un débutant, et je croyais qu'il avait cessé de composer, ou "renoncé", ce qui n'est heureusement pas le cas.

DES MOYENS DE TOURNAGE SONORE

On y entend sa voix et celle de sa femme, comme celle de Luc Ferrari dans ses œuvres, la voix de Schaeffer dans la Symphonie, celle de Stockhausen dans Hymnen, la mienne dans le Requiem - ce qui a fait parler d'amateurisme. Ah, les "interprètes amateurs" qu'Evelyne Gayou épingle dans mon œuvre... Amateurs par rapport à quoi, à un comédien payé deux heures pour "cachetonner", et qui n'a pas le temps d'essayer ou d'être dirigé ? Pourquoi l'auteur est-il un amateur ? Jafar Panahi, Truffaut, Lynch, Pialat ont joué des rôles parfois importants dans leurs films.

Mais parfois en même temps, je le reconnais, si je joue des "rôles" dans certaines de mes compositions, c'est parce que je n'ai pas le moyen d'avoir les comédiens que je veux et de faire avec eux un vrai travail dans la durée. Il faut réclamer des gros moyens de tournage sonore, qui passent dans l'œuvre, et pas seulement des moyens d'exécution. Il faut que les compositeurs de musique concrète/acousmatique revendiquent d'être joués à la Cité de la Musique, et qu'ils disposent de moyens de tournage sonore conséquents. Quand j'ai fait la Tentation de saint Antoine - quatre ans de travail, un cachet substantiel pour Pierre Schaeffer interprète, un tournage sonore enfin digne de l'ambition de l'œuvre, avec le concours financier et matériel de l'A.C.R de France-Culture (René Farabet), plusieurs studios d'enregistrement, une gamme riche de micros, une des meilleures ingénieures du son de la radio mise à ma disposition, Madeleine Sola, tant d'heures et de nuits que j'ai passées en studio à monter, mixer, créer des sons. Une heure trente cinq. Voilà de vrais moyens, même s'ils sont beaucoup modestes que ceux que requiert je ne dis pas la création, mais la simple exécution d'une pièce pour orchestre.

Je parle de la Tentation parce qu'Anne-Marie et moi nous venons d'en terminer le sous-titrage en espagnol et d'en commencer le sous-titrage en anglais. Et j'en suis content. Je veux faire cela pour toutes mes musiques "à personnages", afin qu'elles puissent être données presque partout.

Ce mois d'août, Lionel, Futura de Crest (voir le site de Motus), qui m'a commandé l'année dernière cette Troisième Symphonie, "L'Audio-divisuelle", t'accueille comme invité d'honneur , et sera joué ton grand œuvre de plusieurs heures Atlas (97 phénomènes). J'aurais aimé être là, mais je suis invité par Liquid Architecture en Australie et en Nouvelle-Zélande. A côté de conférences et de séminaires, j' y donnerai mon Requiem, ma Troisième, et une création sur laquelle je suis en train de travailler : Le cri.

J'ai réécouté souvent mon Requiem de 1973, notamment lorsque Jérôme m'a invité pour la donner en 2016. C'est du dense. Serai-je capable de la refaire ? Certainement non, et pas seulement pour des raisons d'âge et d'évolution. Je me suis souvent posé le problème de ne pas me répéter. Je ne suis revenu à la musique religieuse qu'au début des années 90, avec les différentes pièces, d'un autre ton, qui ont constitué ensuite la Messe de Terre. Stravinsky ne voulait pas refaire, imiter le jaillissement de son Sacre du Printemps et il a eu bien raison. C'est ce qui a donné des chefs-d ‘œuvres différents ensuite, comme la Symphonie de Psaumes, ou Agon, une œuvre de 1957 que j'admire particulièrement pour sa sécheresse, sa densité et sa vitalité. Oui, Stravinsky, contrairement à moi, plaidait en faveur de la "musique pure", mais l'a-t-il vraiment si souvent pratiquée ?

BOUCLER LE BOUSTROPHÉDON

Et puis, il y a question de la vitalité. J'ai en ce moment plusieurs œuvres de musique concrète en chantier ; il se peut que ce soient les dernières, que j'espère toutes terminer au début 2018 (j'aurai 71 ans). Ensuite, j'arrête de composer des musiques concrètes. Cela dit, sans aigreur ni regret. Je préfère consacrer la suite de mon temps à faire des films et terminer des livres en cours. Ma musique ne sera pas oubliée : je veux mettre en forme l'ensemble de 24 heures qui contiendra mes productions de musique concrète, le Boustrophédon, et comme je le disais à terminer le sous-titrage de mes œuvres comportant du texte (longue entreprise), et bien sûr les accompagner là où elles seront demandées, ou aider les gens que cela intéressera. J'ai beaucoup de choses que je veux faire. J'ai eu vraiment beaucoup de chance. Il y a à finir une quatrième symphonie, et un mélodrame auquel je tiens beaucoup (le livret est écrit, L'Enfant perdu).

DONNER DES CONDITIONS CLAIRES D’EXÉCUTION

Il faut aussi être très clair sur les conditions pour donner mes pièces de manière idéale, tout en étant compréhensif. Je n'ai pas besoin d'un nombre très élevé de haut-parleurs, le son de toutes mes œuvres est sur deux pistes. Mais surtout il faut un public orienté de manière frontale, et pas d'exécution en plein air : les sons parfois ténus, ou les détails de facture auquel je tiens seraient perdus.

Pour les œuvres audio-visuelles, il est très important, je dirai même impératif que lors d'une exécution en version-concert de la Messe de terre (courageusement éditée par Motus), ou de la Troisième symphonie, il n'y ait qu'une image, que celle-ci apparaisse sur un écran plat ou sur une surface sur laquelle on la projette - le contraire du multi-écrans. Pour ce que je fais, la multiplication des écrans affaiblit le lien, qu'il soit, d'union ou de séparation, entre image et son, dilue l'œuvre, la rend aussi inintéressante que de voir plusieurs écrans au rayon audio-visuel d'un magasin Fnac ou Darty. Je ne ressens rien devant les installations audio-visuelles ou sonores ; et comme c'est une tendance acceptée, répandue, je ne crois nuire à personne en disant que je me sens complètement sur le pôle opposé. Il serait ridicule de montrer en salle les films de Tarkovski avec des écrans multiples placés à différents endroits ; la même chose vaut pour mes œuvres audio-visuelles.

UN AVENIR

L'avenir de la musique concrète et pas seulement de la mienne ? Je ne sais pas. Malgré le nombre important de jeunes compositeurs doués, mais que rien ne vient aider dans l'institution, il ne serait pas impossible que dans trente ans, faute d’un renouvellement des compositeurs par manque de vocations, le genre s’éteigne et devienne un mouvement daté dans l’histoire, au même titre que le cubisme. Les œuvres continueront d'être données, comme on continue de jouer Racine, alors que personne n'écrit plus des tragédies en alexandrins. Mais il est possible aussi que le genre redémarre. J’y vois une forme encore jeune, aussi riche de possibilités que le cinéma, et lui souhaite au moins deux siècles d’existence.

Cela peut paraître vain de parler ainsi à l’échelle des siècles, mais je me rappelle que lorsque j’ai commencé à composer en 1970, tout en faisant de l’enseignement, de la production radio et du journalisme, certains me prédisaient déjà que la musique “sur support” deviendrait sous peu, au plus tard selon eux en 1980, caduque, à cause du développement des techniques de création et de manipulation du son en “temps réel”. D’autres, ou les mêmes, se demandaient si le support matériel de ces musiques - à l’époque, la bande magnétique “analogique” 6,25mm, que je continue d’utiliser - ne tomberait pas en morceaux ou ne se démagnétiserait pas en dix ans ; et enfin si le public persisterait à s’intéresser à des “concerts de haut-parleurs”. Sur ces trois points, les prophètes spécialistes en mort annoncée ont été démentis. Mais ils l’ont été simplement parce que d’autres ne se sont pas soumis à des prétendues évolutions inéluctables, et qu’ils ont continué à faire, à contre-courant ou non, ce qu’ils aimaient faire. Mais je pense que l’avenir de la musique concrète sera l’œuvre de ceux qui voudront le construire.

RÊVE DYNAMIQUE D'ESPACE

Pour finir sur quelque chose de moins linéaire, qui me surprend moi-même à le relire : deux rêves notés le matin du 31 décembre 2006, des deux nuits précédentes, et qui se répondaient :

"Hier, c’étaient des gens que je voyais voler dans le ciel, les bras étendus comme des ailes de cygne, les uns derrière les autres, après avoir cru que c’étaient des sortes de cerfs-volants ; un se détachait et c’était une femme poitrine nue qui atterrissait sur un matelas par terre. (...) Cette nuit, il y avait F.B., la Maison de la Radio, des machines chaudes (sic) etc... Dans le rêve le plus récent, je suis au Nord de Paris, dans la rue, en pyjama. Je vérifie que je ne suis pas dans un rêve et je constate que ne suis pas dans un rêve. Je me dis - toujours dans le rêve - que j’ai fait un épisode psychotique qui prouve qu’il y a un inconscient. J’y pense en essayant de regagner notre appartement. Je trouve de la monnaie dans ma poche, ça me permet de téléphoner. Je redescends dans Paris, la ville est toute en pente et descend vers le fleuve (comme dans le rêve de la nuit précédente, je trouve une rue en pente qui descend vers la scène - sic, "lapsus calami" - la nuit, avec des arbres, des grilles de maison qu’on ferme), je passe chez des gens pour aller aux toilettes (coupures d’eau), rencontre une famille. Puis une histoire très compliquée pour prendre un ticket de bus, il faut un nouvel accessoire pour attraper le bus, les retards de la caissière me font rater deux-trois passages de bus. À un moment, je suis dans un paysage en pente et glissant, toujours dans Paris, et je suis une dame - sic, une troisième fois, je ne sais pas si c'est le verbe "être" ou suivre -, derrière elle il y a ce que je crois être un de ses pieds, et en fait c’est un morceau de poupée. "

Ci-dessous une image de la Troisième Symphonie, L'Audio-divisuelle.