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ENTRE DEUX IMAGES n°45

30 octobre 2016

DES CHÂTEAUX DE CARTES DANS LE TEMPS

Chardin / Le Noir / della Francesca / Beaucage / Dufort / Dhomont / Daldry / Cunningham / Moore / Streep / Bloch / Normandeau / Cheval / Dick / Bayle / Poe / Lacan / Bourdieu / Menger / Jullier / Jaoui / Tutschku / Vande Gorne / Chioini / Antwood / Raynauld

Le château de cartes, de Jean Siméon Chardin (1699-1779), est (dit le site consacré à ce peintre où je la découvre) "une huile sur toile de 72 x 60 cm (exposée à la National Gallery de Londres, peinte en 1737 qui représente "Le fils de M. Le Noir s'amusant à faire un château de cartes" (c'est le titre complet de l'œuvre), fils de l'ami intime du peintre. (...) Le jeune adolescent (...) impassible et concentré, (...) tient une carte qu'il va bientôt poser sur sa fragile et éphémère construction. De ce geste suspendu comme de l'ensemble de l'œuvre émane une stupéfiante impression d'immobilité."

L'intérêt troublant de cette toile qui, sur l'écran de mon ordinateur, ne semble pas une œuvre majeure (mais il faudrait aller la voir à Londres dans sa réalité, comme la Vierge de Piero della Francesca à Urbino, voir mon Blog n°42), est de fixer et d'immobiliser pour un peu moins de 300 ans (à ce jour) ce qui d'un instant à l'autre va tomber ou bien être renversé par l'architecte même, comme certains enfants - surtout les garçons - tiennent à saccager préventivement leurs châteaux de sable avant que  ne s'en charge le mouvement naturel des vagues. En continuant à chercher sur Internet, j'apprends par ailleurs que Chardin s'est attaqué à ce motif plusieurs fois.

La beauté qu'il y a à tenter de fixer de manière durable (c'est-à-dire pas éternelle, certes, mais durable à notre échelle), puis pour le spectateur à contempler ce qui, à l'intérieur des limites de notre vie et pour des générations suivantes, est encore plus fragile et bref en existence qu'une vie humaine - un glissement, un geste, un équilibre au bord du déséquilibre - certains ne la sentent plus, ne la savent plus, ne la savourent plus. Ce qu'ils entendent autour d'eux seriner comme noires prophéties sur l'état du Monde et croient en savoir, c'est-à-dire à la fois l'ancienneté de la Terre et la contingence de notre présence à la surface de celle-ci (ne sommes-nous pas censés devoir notre existence d'humains à la disparition des dinosaures, selon un schéma de succession que d'aucuns nous donnent pour un schéma explicatif ?), ainsi que la prétendue proche extinction de la vie sur la "Planète", disparition qui nous pendrait au nez et serait notre châtiment d'y vivre, tout cela les rend anxieux, agressifs parfois envers le geste esthétique de faire œuvre, et donc interloqués par des patientes entreprises comme la mienne, qui s'entête à créer, fixer et mettre en forme le fugitif pour que cela dure, cela sans forcément dépendre du succès rapide (un succès dont je ne me plaindrais pas, si je l'obtenais) et, comme on dit, de "l'impact" immédiat.

Ainsi, j'y reviens, à l'œuvre : je ne peux d'ailleurs y échapper, car lors des concerts et des festivals où mes pièces sont programmées, celles-ci coexistent de plus en plus souvent avec des improvisations, des dispositifs et autres événements musicaux qui se disent évolutifs, souples ,"vivants" ("live", ou en français en "temps réel"), alors que moi j'amène des œuvres rigides constituées de sons fixés, malgré la spatialisation variable que les orchestre de haut-parleurs permettent d'en faire. La question de "à quoi cela sert-il de faire une musique fixée ?" est donc sans cesse mise sous les yeux du public, lui suggérant des questions qu'il est fondé à se poser. Par exemple à Montréal, au Festival Akousma XIII où m'ont invité, pour y donner deux de mes pièces, Réjean Beaucage et Louis Dufort.

Lors d'une brève discussion suivant l'exécution de ma Deuxième Symphonie, que j'ai osé qualifier de "classique", une personne m'a demandé : à quoi ça sert, une œuvre pour haut-parleurs, et quel effet immédiat je vise avec elle sur l'auditeur ? Je lui ai répondu qu'il m'est difficile de le savoir pour les pièces, l'une purement sonore, l'autre "audio-visuelle" (ou plutôt "audio-divisuelle"), que j'ai présentées au Festival, et auxquelles j'ai donné ce nom volontairement désuet de "symphonies".

EFFETS PERDUS DANS LE DÉDALE DES EXISTENCES

S'il s'était agi, lui dis-je, de films de fiction, il me serait facile de décliner la gamme des effets possibles : faire peur, faire rire, pleurer, frissonner, rêver, donner du plaisir. Mais dans le cinéma de fiction, et cela peut être très beau, ces effets peuvent être médiatisés par la narration, la fiction : ils sont humanisés. Dans certaines de mes musiques, religieuses ou dramatiques, même chose : ce sont des drames - encore faut-il que l'auditoire accepte de "rentrer dans le jeu" et qu'il en ait la possibilité. C'est bien pourquoi je me suis résolu à sous-titrer (en anglais et en castillan, pour le moment) mes musiques concrètes qui font parler des personnages, comme la Tentation de saint Antoine ou Le Prisonnier du Son, afin de pouvoir les donner dans d'autres pays non francophones. Il y a aussi une question de disponibilité de l'auditeur.

A la création en 1984 de ma Tentation de saint Antoine à Paris, et lors de quelques auditions en France peu après, j'ai constaté en effet que le public étaient souvent circonspect, exprimant sa perplexité par rapport à la narration et au caractère direct de l'œuvre (n'avaient-ils pas cru comprendre que la musique contemporaine demanderait à la fois l'abandon de l'intelligibilité du texte et le renoncement aux affects ?). Tandis qu'à Montréal, où l'œuvre fut redonnée fin 1984 grâce à Francis Dhomont, le public m'avait semblé merveilleusement disponible et jouant le jeu. Quels "effets" cela avait-il produit sur lui ? Je n'en sais rien et ne m'en soucie pas. J'aime bien sûr qu'on m'applaudisse et qu'on se dise touché, ce qui est différent. En tout cas, je ne crois pas au public comme entité statistique, ni aux effets de l'art comme sujet digne d'intérêt et objet mesurable ; il n'y a que des cas d'espèce. D'ailleurs, certains retentissements d'une œuvre n'apparaissent que bien plus tard chez ceux qui l'ont rencontrée, et se perdent dans le dédale propre à chaque existence. Le film de Stephen Daldry The Hours, d'après Michael Cunningham, parle très bien de cela à propos du roman de Virginia Woolf Mrs Dalloway, puisqu'il y est question des échos, plusieurs décennies après, d'une œuvre littéraire qui a tout de la bouteille à la mer, sur la vie de deux femmes jouées par Juliane Moore et Meryl Streep.

Mais ici, il s'agit de musique ; or, dans la musique dite "pure" (dont relève une bonne partie de ma Deuxième), certains tablent sur des effets mécaniques et physiologiques directs et immédiats, instantanés, qu'ils pourraient produire avec les sons. Cette idée, de manipuler le corps et les sensations par des sons et des lumières isolés de toute forme, ne me plaît pas. Le pur effet physique par la puissance des sensations, ou par leur acuité, m'inquiète et me fait même peur (je m'en protège d'ailleurs souvent pour le salut de mon ouïe, déjà affectée par des acouphènes), du moins si cet effet n'est pas humanisé, symboliquement habité par un propos, une narration ou surtout, je l'ai dit, une forme. Il y a une clarté de la structure générale que je cherche de plus en plus à mettre en valeur ; c'est pourquoi d'ailleurs je vais pour chacune de mes pièces passées donner son graphique formel. Non pas comme explication ni comme justification, mais comme marchepied pour aider l'auditeur à accéder à la compréhension de la forme d'ensemble : je l'ai fait pour le LP du Requiem en 1978, ainsi que pour l'édition DVD par Motus de la Messe de terre en 2014, édition pour laquelle Jérôme Bloch a réalisé un remarquable Bonus détaillant la structure.

Dans le Blog n°42, je montre comment mes Dix études de musique concrète éditées sur CD par Brocoli peuvent être analysées en tant que totalité, et non en tant que simple égrènement de pièces courtes. Les medias actuels nous donnent plus facilement à la partie des œuvres musicales qu'à leur ensemble : fragments donnés à la radio, possibilité de tomber sur une musique in medias res, démembrement des œuvres en "tracks" quand elles sont mises en vente ou en écoute gratuite sur Internet, répugnance croissante des chaînes de musique classique à donner des pièces en entier, etc... J'en ai parlé.

RÉPONSE AUX ÉCHASSIERS

Après cette semaine de rencontres et d'échanges à Montréal où j'ai pu aussi parler, à l'invitation de mon ami Robert Normandeau (également joué durant ces journées), de la question de la chronographie appliquée à l'image en comparaison avec le son, je suis rentré à Paris. Là, j'ai fait l'expérience à la fois désagréable (sur le moment) et intéressante après coup (puisque je veux en tirer du positif) d'un long entretien enregistré que j'ai accordé à une personne que j'appellerai X, et avec laquelle j'ai eu le sentiment d'avoir discouru dans le vide. Cet entretien, le X en question l'avait sollicité avec insistance, avant de s'y présenter avec quarante minutes de retard sur l'heure convenue. J'ai pris sur mon temps et répondu en détail en ne récusant aucune des questions posées, dont certaines portaient sur mon projet de redéployer sur près de trente heures l'ensemble de mon œuvre de musique concrète et de films au point où j'en serai en 2020, c'est-à-dire 50 ans après m'y être mis. J'en ai parlé comme d'une architecture, comme si ces trente heures de sons et d'images (non pas destinées à être données en une fois, mais prévues pour être ventilées sur plusieurs manifestations) pouvaient constituer un espace, une maison de temps, une sorte de Palais Idéal du Facteur Cheval nommé le Boustrophédon. Après quoi, juste au moment de se quitter, l'ambivalent Mister X a tenté, d'un air innocent, de renvoyer à l'utopie vaine ce que je dis vouloir faire, en me lançant deux simples adjectifs : "inhabitable" et "éphémère".

Au mot d'espace créé dans le temps qui lui semble une impossibilité (c'est bien pourquoi cela me fait rêver, comme le temps orthogonal entrevu par Philip K. Dick, X m'oppose inopinément, telle une machine à débiter des expressions connues, l'association des deux mots Espaces Inhabitables (qui est le titre d'une belle œuvre de François Bayle, et antérieurement d'une anthologie de science-fiction des années 60). Forcément, dans le contexte, je suis ébranlé temporairement. Si X en effet veut me dire qu'il ne viendra pas habiter ma maison, cela ne me dérange pas, personne n'y étant forcé. Mais mes espaces à moi se situent au niveau de la Terre, et je les veux habitables, investissables comme lieux de vie, et taillés à l'échelle humaine.

Le deuxième mot que X lance en rangeant son micro juste après l'entretien, comme pour donner un coup de pied off the record à mon rêve d'une bâtisse impalpable, c'est que de toutes façons le son, même enregistré, serait "éphémère", cela incluant l'œuvre constituée de sons fixés, pour reprendre l'expression que j'ai créée en 1988 afin de décrire la musique concrète/acousmatique.

Je connais cet argument, déjà présenté par de puissants esprits, à propos de mon idée de "son fixé", mais aussi de l'écoute en général : "vous ne pouvez jamais être certain d'avoir tout écouté de ce que vous avez entendu, même fixé..." La belle découverte. Je réponds à cela que devant le visible stable, qu'il s'agisse d'un tableau, d'une photo, d'un paysage ou d'un édifice, vous ne pourrez jamais non plus vous tenir pour certain d'avoir tout remarqué de tout ce que vous avez vu et exploré à loisir (voir la nouvelle de 1845 The Purloined Letter, la Lettre volée d'Edgar Poe, à laquelle Lacan a consacré son célèbre séminaire).

Éphémère, mon Boustrophédon, parce que se déroulant dans le temps ? Cela dépend de l'échelle à laquelle on se situe. A une échelle de temps cosmique tout est éphémère, oui, mais en quoi cette échelle nous concerne-t-elle vous et moi ? Les Pyramides égyptiennes, même la Planète Terre sont éphémères, à fortiori les maisons que nous habitons, et le cycle annuel des saisons et le déroulement d'une vie. Pour ce qui est du son, depuis 1877 il peut devenir quelque chose de fixé (donc répétable et distinct de l'acte et du moment de sa création), et ainsi il peut servir à certains rêveurs, dont je suis, à construire leurs "châteaux de temps" (la partition musicale aussi, d'ailleurs).

Des châteaux, oui, mais que renverse le souffle de la durée, croient pouvoir dire les rabat-joie tels que celui qui tenait tant à me parler. Certes. N'importe qui en effet peut adopter sur une œuvre humaine ce qu'on appelle le point de vue de Sirius, c'est-à-dire un point de vue de très haut et de très loin (point de vue que l'objecteur se garde en général d'avoir sur sa propre personne), et décréter que tout cela, l'œuvre, l'effort humain, n'est que "château de cartes". Eh bien, tant pis : les châteaux de cartes, comme ceux de sable, sont éternels et beaux pourvu qu'ils soient rêvés et portés par le désir. Plus beaux en tout cas que les objections que depuis quelque temps leur lancent ceux qui se haussent sur les échasses d'une prétention objectivisante et sociologisante (prétention reflétant souvent chez les échassiers en question - je pense à Bourdieu pour l'art et la littérature, Pierre-Michel Menger pour la musique, Laurent Jullier pour le cinéma - une dénégation de leur propre difficulté à trouver leur rapport personnel à la création artistique). Celui qui prétend pouvoir classer et "objectiver" d'une telle position surplombante le Goût des autres - pour citer le titre d'un film aussi drôle que juste d'Agnès Jaoui à ce sujet - devrait commencer par se demander où il en est du sien.

AU CENTRE D'UNE TOUPIE

Un très beau château de cartes réalisé en sons que j'ai entendu au cours du riche programme d'Akousma XIII, c'est en tout cas la pièce intitulée agitated slowness de Hans Tutschku, une œuvre de 2010 dédiée à Annette Vande Gorne, pour 24 pistes distinctes, musique concrète/acousmatique aux antipodes de tout ce que je réalise : une sorte de rotation sonore de toute beauté, une "toupie musicale" de trente minutes dont la pureté angélique n'est pas hautaine, ni obtenue au prix d'une quelconque restriction dans l'invention et l'inspiration. En bref, toute belle qu'elle est, elle ne se veut pas au-dessus des humains et les méprisant, ni au-dessous et les rabaissant à n'être que les cibles d'effets physiques. Après le concert, lorsque je vais dire à Hans, que je connais un peu, que c'est une des plus belles choses que j'ai entendues depuis longtemps, il me répond que cela lui fait plaisir venant de moi. Preuve qu'on peut s'estimer sincèrement l'un l'autre tout en étant aux deux extrémités du spectre des esthétiques possibles dans la musique concrète.

Ci-dessous une photo que j'ai prise à la fin de ce concert du 21 octobre à l'Usine C, où figuraient également des œuvres, propositions musicales, et improvisations du Concordia Laptop Orchestra, de Simon Chioini et d'Antwood. Merci pour cela à Akousma XIII, et bonjour à mes amis de Montréal (à Isabelle Raynauld, notamment, avec qui j'ai été ravi de parler pour son documentaire de la "sensorialité").