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ENTRE DEUX IMAGES n°31

17 janvier 2016

SPÉCIAL MON "REQUIEM" : RIEN N'EST SOUS CONTRÔLE

Cahen / Cochini / Lejeune / Malec / Schwarz / Reibel / Parmegiani / Ferrari / Bayle / Fleuret / René et Hélène Chion / Patrick et Michèle Bokanowski /  Lonchampt / Ballif / Emmanuel / Denis / Gayou / Coupigny / Boucourechliev / Mallarmé / Barthes / Safir / Henry / Carpenter / DiCillo

Nous sommes le 20 mars 1973, un mardi (j'ai gardé mon agenda de cette année-là). Dans une salle du premier étage du Centre Bourdan, siège du Service de la Recherche près de la Maison de la Radio, à Paris, se tient la réunion générale hebdomadaire du Groupe de Recherches Musicales, dont je fais partie alors. Au menu, les réactions au "concert de jeunes compositeurs" qui a eu lieu la veille au soir au Théâtre Récamier et où j'ai créé mon Requiem à côté d'œuvres nouvelles de Robert Cahen, Roger Cochini et Jacques Lejeune. Ce sont ces concert-ghettos de jeunes (j'avais déjà 26 ans, terminé mon stage deux ans plus tôt, et j'étais pleinement actif dans le Groupe) qui, en menaçant de se prolonger jusqu'à un âge avancé, m'ont donné le sentiment que la génération des membres plus anciens du GRM voulait, consciemment ou non, conserver un "plafond de verre" entre elle et celle dont je faisais partie (seul Ivo Malec eut l'idée de me faire figurer comme compositeur dans un programme consacré à lui rendre hommage). Cette observation a compté dans mon choix de démissionner du GRM en 1976.

On fait un tour de table, et chacun y va de sa réaction. Pour Jean Schwarz, en mars 1973, mon Requiem créé la veille est une œuvre où on ne s'ennuie pas et qui contient des surprises, certes, mais il le compare à un roman policier qu'on lit une fois dans le train et qu'on n'aura pas envie de relire car le suspense est éventé (salut, Jean, je m'en souviens bien de ce que tu as dit de mon roman de gare !). Quant à Guy Reibel - dont j'apprécie alors la réaction pour sa fougue, différente de l'air pincé qu'ont pris d'autres - cette œuvre lui a déplu, fortement, physiquement ; elle lui a donné, dit-il même, envie de tuer, notamment pour sa qualité technique déplorable. Qu'on se rassure : d'une part, Reibel n'a tué personne, et d'autre part, nous avons écrit ensemble un peu plus tard un ouvrage signé en commun, mis en ligne sur le présent site, Les Musiques électroacoustiques. C'est d'ailleurs, lui, je crois, qui avait suggéré de me faire entrer au GRM.

Bernard Parmegiani, si je me souviens bien aussi, a insisté sur les défauts techniques ("Parme", comme nous l'appelions, devait m'écrire 25 ans plus tard une belle lettre sur la première version de mon Isle sonante, dont il trouvait la première heure "merveilleuse"). Luc Ferrari, lui, n'était plus au GRM depuis longtemps. Le même jour, François Bayle, alors directeur du GRM, me dit en privé, dans une conversation, qu'il y a certes de l'humour dans ma pièce mais que c'est léger, et que je ne dois pas me perdre dans ces gamineries de jeunesse. Comme exemple à éviter à l'avenir, il me cite le passage où un enfant trébuche sur les mots de l'Epitre aux Corinthiens : "O Mort, où est ta victoire." Ce moment, dans lequel j'utilise les hésitations spontanées et imprévues d'un enfant qui lit un texte imprimé en vieux caractères, lui apparaît comme un "crachat". La réaction du critique Maurice Fleuret a été du même type, lorsqu'il me dit à la sortie du concert (nous nous connaissions) : "Vous nous avez fait une bande dessinée, rigolote mais pas sérieuse." Fleuret me gardera son estime intellectuelle mais n'écrivit jamais sur mes pièces concrètes dans Le Nouvel Observateur où il tenait sa rubrique musicale, très suivie.

Le concert de la veille ne s'était pas déroulé dans la même ambiance, qui était surexcitée et chaleureuse. Mon père était là, avec sa femme, et il apprécia beaucoup ma pièce qu'il comparait, excusez du peu, à la Symphonie Fantastique de Berlioz. Il fut frappé de voir dans la rangée devant lui des jeunes rire nerveusement et trouvait que c'était un bon signe ; le Sanctus eut un grand succès. Et je me souviens du petit mot manuscrit crayonné sur une feuille de papier que m'a fait passer à la fin Patrick Bokanowski, le mari de la compositrice Michèle (à l'époque il n'avait pas encore tourné les films hallucinants qui le firent vite connaître) : "Tu as fait une œuvre unique en son genre, bravo."

Plusieurs mois s'écoulent, et aux yeux de mes aînés au GRM, ce Requiem reste une foucade de jeunesse. Néanmoins, le Groupe le reprogramme dans un concert de l'église Saint-Séverin, et le critique Jacques Lonchampt, qui n'était pas à la création, est impressionné par l'œuvre, bien qu'elle choque, comme il l'avoue en toute simplicité, ses convictions catholiques. Son article élogieux, paru dans Le Monde en bonne place, changera un peu le regard du GRM, mais pas tant que cela. Il a été en revanche important pour moi.

Pour dire comment la pièce peut être comprise différemment, je peux citer l'opinion d'un autre croyant : en 1974, je suis invité à la jouer à Genève, dans un concert commun avec Claude Ballif. Celui-ci entend un extrait constitué de trois brefs mouvements qui s'enchaînent, Sanctus, Agnus Dei, Lux Aeterna, et me parle avec émotion de l'intonation de la voix d'homme qui, dans le Lux Aeterna, dit au Seigneur par deux fois : "Quia pius es", "Parce que Tu es bon". "Oui, vous avez raison, Michel, me dit Ballif, avec cette intensité si rare qu'il avait, Dieu est bon". Voilà ce qu'il avait entendu, et c'est vrai que lorsque j'avais joué ce texte devant le micro (je m'auto-enregistrais, il n'y avait pas de preneur de son présent), je m'étais laissé porter par ce qui me venait à l'esprit, et par la pensée des sons par lesquels je savais que ma voix serait portée. En effet, comme dans plusieurs de mes autres pièces de musique concrète, j'ai créé d'abord la "base sonore" et ensuite seulement réalisé et placé les voix des personnages.

Poursuivons. Lorsque le GRM lance en 1977-78 sa propre série de disques pour éditer les productions du studio, et qu'il prévoit de sortir six titres, le Requiem n'y figure pas ni aucune de mes autres pièces. Je l'apprends lors d'un de mes passages à la Maison de la Radio (je travaillais alors sur La Musique du futur, que je viens de mettre en ligne). Dans un "rapport d'écoute" négatif, le début de l'œuvre est jugé trop agressif et pas assez plaisant, et la réaction du directeur de l'INA, - à l'époque, le poète catholique Pierre Emmanuel - est appréhendée. A tort d'ailleurs, car il apprécia l'œuvre lorsqu'il l'entendit. Je suis furieux car je tiens à ce Requiem, que je sais apprécié par le public et dont je pense qu'il fera un bon disque. Finalement, Bayle, à qui j'ai fait une scène véhémente (ma réputation de colérique vient de ces moments où je me suis heurté à des pusillanimités un peu partout en France, dans telle Institution, chez tel éditeur) cède à mes arguments. Le disque sort, remporte un Prix du Disque en 1978, est épuisé, fait l'objet d'un second tirage également épuisé... La cause est gagnée ? Pas vraiment, car lorsque le GRM crée sa collection de CD, son directeur exclut d'y ressortir l'œuvre (il sortira la Tentation de saint Antoine, plus récente). Cette fois-ci, je n'ai plus envie de discuter, de sorte que je propose l'œuvre à Jean-François Denis, qui la publie dans son label Empreintes Digitales.

Depuis ce temps, le Requiem, dont j'ai récupéré l'original sur bande avec les collants d'origine dans une armoire laissée ouverte, n'appartient plus pour moi au GRM. D'ailleurs, l'auteure d'un livre récent sur l'histoire du Groupe, Evelyne Gayou, en rajoute à propos de cette Messe dans le style pincé et acide : l'œuvre serait "entre théâtre, radiophonie et musique" (et l'opéra, pour elle, c'est entre théâtre et musique ?), elle est jouée par des "comédiens amateurs" et est "mi-kitsch mi-satirique." Cette fine connaisseuse des catégories, des goûts et des saveurs, croit y entendre une majorité de sons "concrets", c'est-à-dire dans son langage, acoustiques. Or, presque tous les sons non vocaux qu'on entend dans le Requiem proviennent du système de synthèse sonore conçu par Francis Coupigny, ce merveilleux ensemble qui occupait presque la moitié du fameux studio 54 du Centre Bourdan (transporté plus tard au studio 116 C à la Maison de la Radio, et enfin légué, comme une relique, à un musée, alors qu'il aurait pu continuer à servir). Simplement ces sons d'origine électronique, je les ai, non déguisés, mais assouplis et animés en les faisant passer par le medium de la bande magnétique et de copies multiples.

Quant à mes comédiens, amateurs ou non (il s'agit souvent de ma voix), ils sont bons, je trouve, parce que bien choisis et dirigés, ouverts à l'esprit du projet. C'est préférable à un professionnel qui n'a pas le temps de répéter et qu'on entend "cachetonner" devant son micro. Par exemple, en 1975, André Boucourechliev eut l'idée, pour son œuvre de musique concrète Thrène inspirée par des notes de Mallarmé sur la perte de son petit Anatole, de demander à Roland Barthes d'enregistrer ce "texte" (voir plus loin). Le résultat est affreux pour moi, car on sent Barthes - celui-là même qui a lancé la notion de "grain de la voix" - lisant Mallarmé tout raide devant un micro, en essayant de n'être personne et de ne rien laisser passer ! Comme si ce n'était qu'un texte qui parle, et pas, comme je le dis toujours dans ce cas-là, un personnage.

En 1995, un étudiant, sympathique, vient en effet me voir pour sa thèse sur la musique acousmatique/concrète. Sa première question portant sur le "texte" dans certaines de mes musiques, je le reprends sur ce mot : dans cette musique pour haut-parleurs où les voix sont fixées sur un support et pour laquelle il n'y a pas de partition, nous sommes face non à un texte, (un texte, c'est pour les yeux ou pour les doigts si on lit du Braille), même pas à des voix in abstracto, mais à des personnages sexués, avec un certain timbre. Mais l'étudiant sympathique a du mal à renoncer au mot abstrait de "texte", car il a adopté ce signifiant comme titre, et comme d'habitude il s'accroche au signifiant choisi, comme si sa vie en dépendait. Il en résulte entre nous un dialogue de sourds, aimable mais peut-être stérile.

Pourtant, il me semble clair qu' j'ai structuré plusieurs de mes œuvres "à personnages" (le Requiem, la Tentation, Tu, Diktat, la Messe de terre, l'Isle sonante) par une répartition précise du féminin et du masculin, avec parfois de l'enfantin. Si mes personnages chantaient, les gens comprendraient tout de suite, grâce aux mots du jargon musical : soprano, baryton, contralto, contreténor. Mais comme ils ne chantent pas ou très rarement, on leur dénie un sexe. C'est qu'ils ne chantent pas, ils "parlent".

A propos de "parlé", j'ai dû constater que beaucoup de gens n'écoutent pas les voix dès lors qu'elles ne sont pas chantées. Or, mon Requiem n'est pas "parlé", et donc radiophonique, comme disait l'autre, il est tantôt déclamé ou susurré, tantôt ânonné ou chuchoté, hurlé, marmonné, haleté, bredouillé, gémi, deux fois même chanté (par une soprano et un ténor de l'Ensemble de Rachid Safir). Le dualisme parlé/chanté est une ânerie. C'est comme si l'on pensait que pour atteindre la poésie, il faut écrire en vers mesurés et rimés, sinon ce serait de la vile prose. De là tant d'opéras contemporains chantés non parce que cela a un sens, mais parce qu'un opéra c'est censé être chanté, même si le compositeur ne sait ni comment ni pourquoi il fait chanter ses personnages.

Je sais ce qu'est un texte, j'en écris sans arrêt, et en lisant un texte on peut oublier le sexe de l'auteur(e), sa présence physique, heureusement d'ailleurs qu'on le peut. Mais une voix fixée sur support est vivante et incarnée. Même si je vais sur Google Translate et fais prononcer le texte par une voix de synthèse échantillonnée - comme je l'ai fait pour ma pièce créée au Wiko de Berlin, Finsternis und Lobgesang, ein Gebet - cette voix a un genre, un timbre et une mélodie, c'est un personnage.

Je ne raconte pas cela pour me plaindre, mais pour préciser qu'il y avait mes intentions, mon idée, mais que la "réception" de l'œuvre par certains a été pour moi une surprise totale. En 1973, je n'avais pas cherché à choquer ou à épater le GRM, je voulais qu'ils m'admettent comme un musicien parmi des musiciens ; étant donné ce que la musique concrète avait été à ses débuts, par exemple avec la vitalité et la fraîcheur d'une œuvre comme la Symphonie pour un homme seul, je pensais m'inscrire dans cette tradition. C'était raté.

Dans l'autre sens, je croyais que le Requiem risquait de ne toucher que des gens élevés comme moi dans la tradition catholique. Non pas que j'avais ciblé un public particulier, mais parce que c'est un Requiem. Surprise, agréable cette fois-ci : il a touché des gens dans le monde bien au-delà de ce que j'imaginais, et continue de les toucher. Je dois le donner moi-même deux fois cette année (à Londres, et à Montreuil, sans compter les exécutions "spatialisées" par d'autres), et récemment, le groupe américain The Roots a, comme je l'ai raconté, acheté les droits d'un court extrait pour l'incorporer dans son dernier album.

Pourquoi retracer tout cela ? Parce qu'hier matin, une jeune musicienne m'a interrogé sur les effets que je voulais déclencher et les sensations que je cherchais à provoquer chez "les autres" avec ma musique. Or, je n'en sais rien, je ne contrôle rien. Je veux juste faire une œuvre qui me plaise, avec une forme que j'assume. Bien sûr, en même temps, j'ai le désir qu'elle soit reconnue immédiatement par tout le monde comme un chef-d'œuvre incontournable dans sa totalité, éditée sur disque, chroniquée dans toute la presse, et qu'elle me vaille richesse, félicitations et célébrité dans les siècles des siècles. Voilà ce que je souhaite. Mais les réactions, éloges et craintes, que j'ai reçues pour le Requiem ont toutes été inattendues. Je n'ai rien maîtrisé du tout, rien.

Mais l'intérêt qu'éveille cette musique 42 ans plus tard m'émerveille, et j'accueille toujours avec reconnaissance et de façon coopérative les demandes de ceux qui veulent la jouer. Cependant, même si je considère qu'il serait temps que les hauts lieux de la musique contemporaine française abandonnent leurs préjugés et que la Cité de la Musique, comme celle-ci s'intitule pompeusement, s'ouvre à quelqu'un d'autre que Pierre Henry, qui vient rituellement y accaparer le genre - et quand je dis quelqu'un d'autre, je ne pense même plus à moi, mais à de plus jeunes, dont c'est le temps - je ne ferai rien pour cela concernant ma musique. Et c'est très bien comme ça. Comme dit la Bible, "je secoue sur la Cité (de la Musique) la poussière de mes sandales." (Matthieu, 10 :14)

Au fait, les deux images ? La première vient The Thing, 1982, de Carpenter, un film génial : elle reflète mon incertitude constante. La seconde, tirée de Living in Oblivion (Ca tourne à Manhattan, 1995), de Tom DiCillo, chronique très savoureuse d'un tournage, fait allusion à une des choses figurant parmi mes désirs : avoir écrit et mis en scène (je laisse la parole au sous-titre)...