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ENTRE DEUX IMAGES n°29

20 décembre 2015

SPÉCIAL "ÂGE" (SUR L'AIR DE MAUGREER)

Spielberg / Brocoli / Réseaux / Normandeau / Denis / Plusieurs disparus / Mes parents / Buñuel / Giscard d'Estaing / Carrière / Cruise / Schwarzenegger / Clarke / Ford / Hamill / Fisher / Fellini / Pisú / Steele / Daney / Serres / Cespédès / Goldman / Schaeffer / Henry / Marchetti / Noetinger / Arletty / Sola

C'est une question posée par une robote-nounou à un robot-enfant, dans cette deuxième partie de A.I., l'épisode de la 'Flesh Fair", qui est une des choses les plus fantastiques qu'ait réalisées Spielberg. Oui, quel âge ?

L'âge : ces temps-ci beaucoup de choses m'y ramènent, sans mélancolie d'ailleurs. Dont le fait d'avoir sorti cette année un CD de mes premiers travaux de 1970 ; antérieurement, Brocoli avait publié ma plus récente œuvre à l'époque, une pièce qu'il avait suscitée : La Vie en prose, terminée en 2010. Mais aussi le fait de me mettre à des compositions nouvelles et auparavant de sortir, chez Brocoli encore, des musiques concrètes de 1988-91. Enfin, de reprendre, après Berlin, mon projet de regrouper l'ensemble de mon travail musical et audio-visuel, passé et à venir, en une seule composition qui n'obéira pas à un ordre exclusivement chronologique. Elle durerait au moins 24 heures et s'appellerait le BOUSTROPHÉDON.

Question : qu'est-ce que je vais faire pour mes 70 ans en 2017 ? Laisser célébrer mon anniversaire de naissance par des concerts, comme cela se fait ? J'y ai pensé mais finalement cela me mettrait mal à l'aise. En 1997, l'association Réseaux a eu, grâce notamment à Robert Normandeau et Jean-François Denis, une idée délicate et très "classe", en m'invitant à Montréal pour y donner des concerts afin de fêter, non mes 50 ans d'âge biologique, mais mes 25 ans de composition "officielle", à partir du Prisonnier du son, Si je veux fêter un anniversaire, cela sera mes "cinquante ans de musique", et comme je fais désormais remonter mon catalogue à 1970, nous attendrons 2020.

L'avantage, avec la musique concrète, c'est qu'il n'y a pas d'image. J'ai commencé mon Requiem en 1972, à 25 ans, et l'ai terminé à 26. On ne voit pas la coiffure et la mode vestimentaire de l'époque, celle des amis qui, avec moi (présent dans différents mouvements) ont prêté leurs voix à l’œuvre. Tandis que s'il s'était agi d'un film...

L'âge, comment l'oublierais-je et pourquoi l'oublier ? C'est devenu un automatisme pour moi, quand j'achète Le Monde en kiosque, de l'ouvrir à la page nécrologique et d'y chercher des noms de personnes que je connaitrais. Ceux de ma mère puis de mon père, et d'autres êtres chers y ont déjà figuré. Ce sera un jour, le plus tard possible, le mien, si le journal papier continue.

Du substantif "âge", la langue française tire un adjectif stigmatisant : "âgé", mais âgé de combien ? Le bébé à un âge, mais n'est pas "âgé". "Prendre de l'âge", dit-on.

Une banalité que je ne me lasse pas de répéter, c'est qu'il ne faut pas trop se plaindre d'avoir déjà 60, 65 ans, bientôt pour moi 70 et ainsi de suite, car beaucoup de gens que j'ai aimés n'auront même pas atteint les deux tiers, voire la moitié de ce nombre, et auraient bien souhaité aller au moins jusque-là où je suis. Au moins. Ceux qui se plaignent d'être trop âgés n'ont qu'à interrompre l'histoire après avoir - certains le font - veillé à décharger leurs proches du fardeau et de la culpabilité de cette fin volontaire de vie. Cela dit, on verra, ou plutôt je verrai quand ce sera mon tour.

Avoir un certain âge, c'est donc aussi avoir survécu à tant de gens partis avant celui qu'on a atteint. C.S., une merveilleuse et géniale personne sur laquelle il faudra bien que je me décide à écrire, et qui n'aura jamais eu 60 ans (cancer). U.L., F.O., F.G., et d'autres moins proches de moi, morts du sida, n'auront pas eu même 50 ans. J-P C., J-P H., B.M., suicidés, ce qui a été horrible pour leurs proches. Ils ont évité la dégradation de la vieillesse, disent des imbéciles. Qui parle de dégradation ? Et s'ils avaient préféré vivre ? Qu'est-ce que cela peut faire de ne plus marcher, d'avoir une prostate en moins ou un anus artificiel, ou seulement d'être un peu "gâteux", si l'on ne souffre pas trop, si l'on est heureux d'être là, et si l'on partage ce plaisir encore avec d'autres ?

Je suis toujours gêné de lire dans un journal l'âge, à l'année près, d'une personne dont il est question : "Jules Machin, 57 ans" : quelle importance cela-a-t-il ? Sauf dans un questionnaire médical, cela ne devrait pas compter. D'autant qu'il est écrit généralement : "À 80 ans, X est encore alerte". Et alors, s'il ne l'était pas, n'est-il pas vivant et ne faut-il pas le respecter dans son rythme ? Luis Buñuel âgé avait coutume de dire, selon Jean-Claude Carrière : "Je ne veux pas être un vieillard prodige". Je souscris.

Quand je suis né en 1947, l'âge de la majorité était encore 21 ans en France, et cela n'avait pas changé depuis 1792. Il suffisait d'attendre, il n'y avait pas de passage initiatique (pour le Service Militaire, censé chez les garçons être ce passage, je suis allé jusqu'au bout de mon sursis à 25 ans, alors que je travaillais déjà au GRM, puis j'ai réussi à me faire réformer). N'empêche : le 16 janvier 1968 j'étais censé être devenu un adulte par le simple écoulement du temps, comme passivement. Du jour au lendemain, j'avais le droit d'avoir un compte-chèque, que m'a ouvert mon père du côté de la Chaussée d'Antin (je suis toujours à la même banque, sinon la même agence). J'ai alors vécu encore deux ans chez ma mère, et à 23 ans, autonome (pas totalement financièrement) et travaillant, j'ai occupé ma première chambre de bonne près de la place Péreire, dans le XVIIe arrondissement. Plus tard, la loi française a changé et, sous Giscard d'Estaing, elle a baissé la majorité à 18 ans. Pour ma part, j'en aurais été embarrassé, en fait je n'avais pas tant hâte d'être majeur. Mais qu'on ne se méprenne pas : je ne me ressentais pas "jeune". Cela n'empêche pas qu'à la radio on parle de "jeunes" à propos de gens de 25, voire 30 ans. Je croyais qu'on pouvait dire "adultes".

En novembre, dans un vol Paris-Chicago sur Delta Airlines, j'ai visionné à la file Mission: Impossible 5: The Rogue Nation, Hunger Games: L'Oiseau moqueur, Terminator Genisys (le 5e de la série), et Jurassic World (venant après trois Jurassic Park). La question de l'âge est au cœur de tous ces films, même si dans Jurassic World on a renouvelé toute la troupe. En Ethan Hunt pour M:I 5, Tom Cruise continue d'assurer, mais le film que j'ai préféré du lot est Terminator Genisys, où il y a de jolie trouvailles de scénario pour que Schwarzenegger reprenne du service dans son état physique actuel, "old but not obsolete", en protégeant une Sarah Connor qui a le visage d'Emilia Clarke. Et puis le nouveau Star Wars que je n'ai pas encore vu, dans lequel Harrison Ford, Mark Hamill et Carrie Fischer viennent se montrer pour passer le relais à de nouveaux acteurs et à des personnages plus jeunes.

Il y a un phénomène actuel que je trouve très excitant, mais dans lequel je ne me plonge pas, car je veux consacrer ce que j'ai de temps à des projets en cours, dont mon histoire du cinéma et mon Boustrophédon, et si je m'y plongeais je ne pourrais faire autrement que de m'y immerger, et c'est très addictif et chronophage. C'est la mode des séries télévisées à plusieurs saisons. Le temps s'y déroule pour de vrai. Je suis sûr que ces séries nous réharmonisent (je les envie) avec le rythme long du temps, et moi qui suis déjà fâché avec le cours de la journée et consterné par le moindre décalage horaire... Les séries sont une belle chose, mais les franchises et sequels au cinéma sont également un phénomène passionnant.

C'est l’œuvre de Fellini (1920-1993) qui m'a fait comprendre combien la hantise de devenir vieux est une histoire purement personnelle à chacun. Il a exprimé la sienne, de hantise, à un stade étonnamment précoce. Quand il tourne Huit et demi, il n'a "que" 43 ans, mais son film revient sur la crainte de la perte de la puissance sexuelle chez les hommes et de la perte de séduction chez les femmes, ou sur celle d'être obsédé par le rester-jeune : tel l'ami joué par Mario Pisu, qui dans le film que je cite, s'est mis avec une jeunette affamée de sexe (Barbara Steele) qui a l'âge d'être sa fille, et s'en trouve tout anxieux. Fellini a composé avec cette terreur, il a créé à partir d'elle (les hommes décrépits sont légion dans ses films) et il l'a vécue, racontée. J'aurais aimé qu'il nous accompagne plus longtemps par ses films, car c'était l'un des seuls à nous parler du temps présent. Lui n'avait pas peur de peindre l'époque comme il la voyait, mais sans moraliser, juste de sa place.

Serge Daney a curieusement accusé son dernier film, La Voce della Luna, d'être anti-jeunes. Je crois qu'il n'a rien compris au film. J'émets un vœu : puisque Michel Serres a enseigné à l'Université Stanford de Palo Alto, où je suis venu en Décembre pour une conférence, que le Ciel me préserve de devenir comme ce philosophe français un "bénisseur de la jeunesse", se voulant toujours en pointe et célébrant les "Petites Poucettes" et autres virtuoses du sms. A part ça, la rubrique de Serres, sur France-Info, est chaleureuse et sympathique.

Jeune/vieux : Vincent Cespédès, que j'entends également sur France-Info, ne sort pas de ce dualisme dans un livre qui a pour titre Oser la jeunesse (on dirait un slogan nul pour boisson gazeuse). "Soyez jeunes pour ne pas être vieux, les vieux sont méchants avec les jeunes, ils les castrent", etc... Et alors, que faites-vous du terme d'adulte ? L'auteur n'a jamais entendu ce mot, que ni lui ni celui qui l'interviewe ne prononcent. La loi, quant à elle, ne connaît qu'une distinction, certes dualiste : mineur/majeur.

Je n'ai rien à dire en revanche contre les fictions et les films qui, comme Hunger Games, thématisent cette dualité vieux/jeunes : ils rendent vivante et humaine, en la romançant, cette supposée guerre des générations, ils permettent d'y réfléchir.

L'auteur d'Oser la jeunesse parle creux quand il prête aux "jeunes" le don de la passion, une passion que l'école étoufferait (ne serait-ce pas plutôt le manque de perspective professionnelle au bout ?), et quand il joue jeunes et vieux les uns contre les autres. Lui est né en 1973, il donne des conférences pour le Medef. Les démagogues ne se trouvent pas seulement à gauche.

Les généralités contraires se valent. Dire "ils sont formidables, les jeunes" n'a pas plus de sens et d'intérêt que de dire "tous des nuls". D'ailleurs Cespédès, dans le même entretien, leur reproche de ne pas assez "se bouger", comme dans la malencontreuse chanson de Jean-Jacques Goldman pour les Enfoirés. "Faites un nouveau Mai 68, allez-y", proclame-t-il, comme si un Mai 68 se décidait (je me demande ce que son Medef en dirait). D'ailleurs Mai 68 n'était pas une affaire de jeunes, j'y ai vu dans les rues de Paris des gens de tous âges discuter sur les trottoirs. Il y a eu aussi d'immenses grèves. On ne disait pas encore "transgénérationnel", mais il n'était pas nécessaire de le dire.

Avoir eu 21 ans en 1968, un repère identitaire ? Tu parles ! Je ne me suis jamais senti rien de commun avec les personnes de mon âge : même avec les amis de lycée, d'internat, de fac, même avec les plus proches, je percevais immédiatement les différences de classe sociale, de centres d'intérêt, de goûts, de contexte familial (mon frère et moi avions été des enfants de divorcés confiés à la mère, ou plutôt à une nourrice payée par celle-ci, une rareté en France à l'époque), de santé bien sûr. Tantôt sur certains plans je me sentais favorisé, tantôt sur d'autres défavorisé, en tout cas, aucune "identité générationnelle" ni solidarité ne me venait à l'esprit. Cela n'empêchait ni l'amitié, ni l'amour, ni le partage des films, des livres, des musiques.

L'identité générationnelle, je l'ai déjà dit dans ce blog à propos des chansons, est une création du capitalisme et de la publicité venue des USA, et elle est abêtissante et mystifiante : elle casse la conscience de classe (ce qui est un de ses buts) et dépolitise.

Plus tard, la différence croissante d'âge entre moi et les étudiants auxquels j'ai eu affaire (eux, se renouvelant d'année en année, ne vieillissaient pas, moi si !) a beaucoup apaisé nos relations, j'ai fini par avoir l'âge d'être leur grand-père et l'idée de rivalité a disparu, je ne représentais plus leurs parents. Si je suis énervé de leur manque d'attention ou impatient de leurs questions imprécises, je peux le leur dire et ils peuvent l'entendre.

J'ai rencontré Schaeffer (après avoir lu son Traité des Objets Musicaux, d'ailleurs, une des raisons qui m'ont décidé à tenter ma chance au stage du Groupe de Recherches Musicales), en 1969, alors que j'avais 22 ans et lui 59. Ces 37 années de distance ont amorti la dureté parfois cinglante des remarques qu'il a faites sur mes premières musiques. J'ai constaté peu après que certains de ceux qui n'avaient que quinze, vingt années de moins avaient pris de telles remarques en pleine figure.

Cher Pierre Schaeffer (pardon pour la rime), mort en 1995 : comment ne vous serais-je pas reconnaissant d'avoir parlé de moi aux gens de l'Idhec qui cherchaient quelqu'un pour parler du son au cinéma ? C'était en 1980, et je n'avais écrit sur le sujet que dix pages, qui vous avaient plu. Cela a été pour moi le début d'une nouvelle carrière, me permettant de ne pas avoir à vivre de ma musique, et de la faire à mon rythme.

Je trouve merveilleux que l'inventeur de la musique concrète, à 38 ans, se soit vite adjoint un inconnu d'une vingtaine d'années, Pierre Henry, lequel s'est montré par la suite très mesquin et ingrat avec le co-auteur de la Symphonie pour un homme seul. Moi, j'ai eu la chance de faire en 1997 une œuvre avec des amis bien moins âgés que moi, Jérôme Noetinger et Lionel Marchetti (mais eux, contrairement à Pierre Henry qui n'avait rien fait quand Schaeffer se l'associa, avaient déjà montré leur talent de compositeurs). Cela m'aurait plu que d'autres, plus âgés que moi ou du même âge, fissent la même chose.

Schaeffer et sa voix, longtemps prodigieuse : souvent, rien ne se marque dans la voix de l'âge réel qu'on a. Je pense à Arletty, décédée en 1992 : âgée et ne voyant plus, elle avait gardé sa voix des Enfants du Paradis. J 'aurais pu créer pour elle un mélodrame concret où elle aurait été fantastique. C'est mon grand regret de ne pas l'avoir contactée.

J'ai heureusement concrétisé une autre idée : celle de demander à Schaeffer de jouer Antoine pour ma Tentation d'après Flaubert. Les gens sont étonnés quand je leur dis, après l'écoute de l’œuvre, qu'il avait 70 ans lorsqu'il a interprété le rôle sous ma direction devant les micros de Madeleine Sola, au studio 114 de la Maison de la Radio puis dans sa maison de campagne à Délincourt.

Fellini et l'Italie, pour finir (ci-dessous une image de La Voce della Luna) ; je rêve parfois d'y finir mes jours avec Anne-Marie, on verra. Pas dans le Sud où il fait trop chaud, ni à Rome qui est embouteillé, mais dans une de ces belles villes du Nord, comme Turin, Padoue, Bologne, Mantoue... La France n'est pas loin, on mange bien, et pas si loin que ça non plus il y a les Alpes... Et on trouve de la grappa.