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ENTRE DEUX IMAGES n°24
11 octobre 2015
LA BELLE ESPIONNE / L'ACTUALITÉ DU SIGNIFIANT : AUCUN MOT N'EST UN CONCEPT / AUCUN N'EST INTERCHANGEABLE AVEC UN AUTRE / DES EXCUSES TÔT OU TARD / DE "DIRTY DANCING" AU "MISSISSIPI BURNING"
Von Sternberg / Wayne / Leigh / Hugues / Scorsese / Di Caprio / Truffaut / Mann / Stewart / Fleischer / Welles / Hayworth / Hoch / Morano / Giraudoux / Hitler / Marker / Davis / Adler / Sand / Meschonnic / Sarkozy / De Gaulle / Goodman / Chaney / Schwerner
LA BELLE ESPIONNE
Cela faisait longtemps que je n'avais pas revu Jet Pilot (en français, Les Espions s'amusent, 1957), un film-culte pour certains cinéphiles, avec John Wayne et Janet Leigh. Décider s'il est plus une œuvre de son réalisateur Josef von Sternberg ou de son producteur très interventionniste, le magnat mégalomane Howard Hugues - celui-là même auquel Scorsese a consacré le biopic Aviator avec Di Caprio - est une controverse qui ne m'intéresse pas plus que ça. Cette comédie romantique du temps de la guerre froide, avec une belle espionne russe séduisant un aviateur américain, est souvent infantile mais par moments d'une poésie incroyable, notamment quand les acteurs sont remplacés sur l'écran par les avions qu'il pilotent, et sur lesquels on entend leurs voix dialoguer dans le ciel au milieu des nuages (Truffaut était amoureux de ce film). Et à vrai dire, les ébats d'avions à réaction ont rarement été aussi bien filmés.
De plus, Janet Leigh prend ici un mystère nocturne que le cinéma lui a souvent refusé, préférant utiliser sa beauté "naturelle" et saine pour des comédies et des films de plein air comme ces deux chefs-d'œuvre que sont le western L'appât (The Naked Spur, d'Anthony Mann avec James Stewart), et le film d'aventure Les Vikings, de Richard Fleischer. Même si les cinéphiles, eux, l'associent plutôt à des rôles de victimes persécutées par le scénario (La soif du mal, où Welles continue sur elle l'opération sadique qu'il a commencée sur Rita Hayworth dans La Dame de Shanghai, et bien sûr Psychose). Ici dans Jet Pilot, notamment lors d'une scène de flirt sous les étoiles dont j'ai tiré l'image ci-dessus, le visage et le buste de l'actrice sont habillés et comme tatoués par des effets extravagants d'ombres de feuilles, de grilles (la lumière est de Winton C. Hoch), qui semblent venus du cinéma en noir et blanc, et sont rarement aussi marqués dans les films en couleur de l'époque.
L’ACTUALITÉ DU SIGNIFIANT : AUCUN MOT N'EST UN CONCEPT
Une partie des débats de ces derniers jours, en France, est consacrée à un certain mot français de quatre lettres, à la suite d'une déclaration stupéfiante de Nadine Morano, qui ose suggèrer à la télévision que la France est un pays par tradition de "race blanche". Sur plusieurs chaînes de radio, des intellectuels sont amenés à faire le point sur ce qu'ils appellent le "concept" de race.
Je préférerais qu'on dise qu'aucun mot n'est un concept dès lors qu'on le considère indépendamment d'un contexte précis. Hors-contexte, "race" n'est qu'un mot, un terme, en français un substantif de genre féminin, qui a une histoire et des emplois liés à cette histoire : il fut un temps pas si lointain où des écrivains qui n'étaient pas racistes (au sens où on l'entend aujourd"hui) appliquaient ce mot de race à une culture, en tout cas ne le reliaient pas systématiquement à une couleur de peau.
Un exemple connu est celui de Jean Giraudoux qui, dans son essai fumeux de 1939 Pleins pouvoirs, parle de "race française", mais pas dans un sens biologique. Il ose ce distinguo : "Il y a race et race. Il y a les races naturelles, déterminées par des caractéristiques physiques primaires, et il y a les races constituées, produit de la fusion de divers éléments ethniques. Les Prussiens - non les Allemands - peuvent prétendre appartenir à la première variété. Nous (Giraudoux sous-entend ici les Français) appartenons à la seconde.»
Autrement dit, Giraudoux cherche à dé-biologiser la notion de race. Il ne fut pas vraiment écouté, et d'ailleurs il justifie et légitime dans le même ouvrage la position d'Hitler sur le sujet ! Mais personne ne lit plus Pleins pouvoirs, sauf ceux qu'on appelle de manière précieuse les "giralduciens" (dont j'ai été et dont je suis toujours, ébloui que je suis par son écriture, j'ai même consacré un mémoire de maîtrise à la Grèce dans son théâtre) et les historiens de la période des années 30. Très admiré de Chris Marker, qui a écrit sur lui une monographie (et s'est inspiré de sa pièce Intermezzo pour le scénario de son grand film La Jetée), Giraudoux était par ailleurs un antisémite comme il y en a eu tant à l'époque. Mais son œuvre de fiction, théâtre, roman, ne l'est pas. Ses deux pièces bibliques (Sodome et Gomorrhe, Judith) sont fort intéressantes, d'ailleurs.
Cependant, nous ne sommes pas en 1939 mais en 2015, et le sens biologique que Morano revendique en associant "race" à "blanc", rend l'emploi de ce substantif injustifiable, surtout dans une émission de grande audience et sous la forme de boutade. Etant donné qu'il a été prouvé qu'il n'a plus aucune pertinence biologique et qu'il a été compromis, c'est le moins qu'on puisse dire, par l'histoire, il vaudrait mieux ne l'employer qu'à titre historique, en rappelant à chaque fois son inanité scientifique.
Hélas, même des journaux non racistes, pour créer un effet choc, entretiennent la vie du mot : "La guerre des races", titrait ainsi désastreusement Le Nouvel Observateur à propos d'un procès mettant en cause un accusé célèbre "noir" (ou "afro-américain", comme on dit aux USA). En 1991 l'hebdomadaire Télérama, à l'occasion de la mort de Miles Davis, fit sa couverture sur "Le prince noir du jazz". J'ai trouvé que le mot "noir" était malencontreux et racialiste. "Le prince du jazz" eût suffi. On peut objecter que le grand trompettiste et compositeur ne s'est pas privé de mettre en avant sa négritude. Oui, mais c'est parce qu'une partie de sa vie a été déterminée, sans qu'il y puisse mais, par la couleur de sa peau. Un homme de couleur de peau dite noire a le droit de parler de race, et de dire "Nigger", ou "Nègre" en français, car son histoire et celle de ses parents ont été marquées par ce mot, mais moi qui n'ai pas la même couleur de peau et n'ai pas eu à souffrir où je vis de celle que j'ai, je n'ai pas à employer ces mots hors-contexte. Même chose pour l'origine.
AUCUN N'EST INTERCHANGEABLE AVEC UN AUTRE
Interviewant l'historien israélien Shlomo Sand, Laure Adler se scandalisait il y a quelques mois sur France Culture que l'auteur de Comment j'ai cessé d'être juif (mais aussi de beaucoup d'autres ouvrages controversés tels que Comment le peuple juif fut inventé, que je trouve passionnant) affirme dès son titre une position pareille. Moi, c'est la position d'Adler qui m'étonne : bien sûr, c'est le droit absolu de quiconque de cesser d'être juif. Pour ma part, ne l'étant pas (ce qui veut dire très concrètement que pendant les années 30-40, mes parents n'ont rien risqué, tant mieux pour eux et leurs futurs enfants, du fait de leur simple origine), je ne me sens pas celui de caractériser comme juif celui qui ne m'a rien demandé à ce sujet et ne se réclame pas de cette appartenance, bien qu'elle soit historiquement et souvent culturellement et familialement si forte, ce qui est peu dire. Une personne qui par son histoire se revendique juive, ce qui ne se discute même pas (cela serait un comble) peut-elle dénier à une autre le droit de ne pas l'être, alors que cette autre répond aux mêmes critères d'origine ? Je ne le crois pas non plus. On peut d'ailleurs être juif quelques heures par semaine, et le reste du temps être un être humain universel, un cas particulier.
Dans ce genre de cas, certains termes ne peuvent pas être sauvés, désamorcés. Il est inévitable de parler de race dans un contexte historique (si l'on veut évoquer les temps où des gens y croyaient, parfois sans être racistes), mais aujourd'hui, il est clair que la couleur de peau n'est pas plus pertinente en soi biologiquement pour classer les humains, que le fait qu'ils soient blonds ou bruns.
Si j'écoute un pianiste, la couleur de sa peau ne s'entend pas ; si je lis un livre, la couleur de peau de l'auteur ne ne lit pas ; si je regarde un acteur, elle se voit. La déracialisation des rôles théâtraux et cinématographiques est un acte culturel et volontariste, qui sert à la fois l'art dramatique et l'humanité. Le cinéma américain l'a pour une grande part réussie, et le cinéma français a encore beaucoup à apprendre sur ce plan.
Quant au mot de" "juif", il n'y a aucune raison de cesser de l'employer, bien sûr, mais à bon escient. Il est regrettable que sur une radio publique, un envoyé spécial à Tel Aviv, juste pour appliquer le critère stylistique français du "ne répétez jamais trop souvent un mot, dites "la cité phocéenne" quand vous avez dit la première fois "Marseille", alterne les mots "Juif" et "Israélien" quand il relate un de ces événements qui s'y produisent, pour dire qu'un "Juif" a été poignardé ou a poignardé. Le journaliste entérine ainsi l'interchangeabilité des mots Juif et Israélien, une confusion de mots qui crée tant de dommages dans l'esprit des ignorants, et tant de drames dans le monde.
Pour ma part, me sentant chrétien de culture et de sensibilité, c'est en lisant Henri Meschonnic que j'ai compris qu'on ne peut pas parler à tort et à travers de civilisation "judéo-chrétienne", ce qui revient à embringuer les Juifs - j'entends ceux qui se reconnaissent tels, ou que même à leur corps défendant on classe comme tels - dans une histoire dont ils ont été à maints égards les victimes. L'antisémitisme a été consubstantiel à l'Église catholique pendant des siècles ; on se sentait chrétien par opposition aux malheureux qui n'avaient pas encore compris qu'il y a un Nouveau Testament, et que la Bonne Nouvelle est arrivée. La christianisation de la tradition biblique, menée en passant par la langue grecque, a été très bien analysée par Henri Meschonnic dans ses effets funestes.
Mais déjà, durant sa présidence, Sarkozy a joué un jeu dangereux sur lequel Nadine Morano ne fait qu'en rajouter. Cela serait une catastrophe que se retrouve candidat à la présidentielle en 2017 l'homme qui a osé créer un "Ministère de l'Immigration, de l'Identité Nationale" (et de deux ou trois autres choses, par ailleurs), Ministère dont l'intitulé et l'existence, de 2007 à 2010, resteront une des hontes de l'histoire française récente.
DES EXCUSES TÔT OU TARD
Pour en revenir à Nadine Morano, il est piquant que celle-ci parle de la France comme d'un pays de "race blanche", alors que des citoyens français, au XIXe et au XXe siècle, ont envahi d'autres continents qu'ils ont spoliés, pillés, exploités, en imposant une nationalité française (souvent au rabais, avec des droits inférieurs à ceux des Français de la métropole) à des gens qui n'avaient pas la peau blanche.
Cela s'est appelé la colonisation, et ce fut un crime historique (où il y avait une minorité de véritables criminels et beaucoup de braves gens, mais le crime n'en existe pas moins) sur lequel, à la différence d'autres pays, comme l'Allemagne et les USA, le nôtre n'a pas encore officiellement exprimé ses regrets ni fait ses excuses aux descendants.
Les raisons historiques de ce retard à formuler des excuses sont connues : les Pieds-Noirs et leurs descendants, ainsi que les harkis livrés à des représailles atroces, ont été trompés et lâchés par De Gaulle et son gouvernement d'une manière tellement honteuse (après que le général leur eût fait croire en 1958 qu'il les avait compris) qu'une partie de la population française ne veut pas en entendre parler, alors que des excuses seraient nobles.
Néanmoins, il faudra bien s'excuser collectivement, tôt ou tard. Cela vaut pour tout le monde : un jour l'Etat d'Israël, auquel il faut souhaiter une longue et pacifique vie, devra bien s'excuser pour les injustices liées aux colonisations qui se sont menées en son nom, et continuent de se mener. Beaucoup d'Israéliens, dont on ne parle pas assez, œuvrent d'ailleurs avec courage, dans leur pays, pour la paix et la justice générales. Shlomo Sand est l'un d'entre eux, et ne prétend pas les représenter tous. C'est avec eux et des associations comme l'UJFP ("Union Juive Française pour la Paix"), ouvertes à tout le monde, que ceux qui affirment, de l'extérieur, vouloir obtenir la justice pour les Palestiniens, devraient parler et éventuellement s'associer. Quitte à débattre avec eux et à identifier les points de désaccord, car il y en a forcément.
DE "DIRTY DANCING" AU "MISSISSIPI BURNING"
L'histoire d'ailleurs, et le cinéma, nous donnent l'occasion de voir différemment les choses. Ainsi, alors que je prépare pour ma séance à Vidéosphère un programme constitué de deux films musicaux populaires américains des années 80, Fame, de Parker (toujours aussi bien), et Dirty Dancing, d'Emile Ardolino (plus rustique et linéaire de facture, mais réussi et plein de sensualité), je redécouvre dans ce dernier film situé en 1963 une scène où un jeune américain caractérisé comme juif évoque son projet d'aller défendre les droits civiques dans le Sud, forcément ceux des Noirs à l'époque. Allusion à l'affaire tragique qui a eu lieu en 1964, et dont Alan Parker, encore lui, a tiré en 1988 le film Mississipi Burning.
Connaissez-vous les noms d'Andrew Goodman, James Earl Chaney, Michael Henry Schwerner ? Le premier et le troisième sont de jeunes hommes d'origine juive qui sont allés militer en 1964 pour les droits civiques refusés aux Noirs, et y ont perdu la vie avec le second, tous trois assassinés par le Klan local (l'homme du milieu, tout aussi courageux qu'eux, ayant fait l'objet d'un traitement spécial). Il y a des héros comme cela, il y a eu cette histoire-là.