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ENTRE DEUX IMAGES n°2

30 septembre 2014

NAUSEE COSMIQUE / RIME / ARASEMENT / NOMS / UN VILLAGE AU LOIN / ART ET FUN / LA VIE N'EST PAS UNE COURBE

Wood / Ray / Kazan / Hauer / Schiller / Racine / Hugo / Verlaine / Brecht / Ludlum / Dumont / René Chion / Teshigahara

They are almost equal in brilliancy

NAUSEE COSMIQUE

Dans cette scène de Rebel Without a Cause (en France La Fureur de vivre, réalisé en 1955 par Nicholas Ray), le sous-titre destiné aux hearing impaired transcrit le commentaire du conférencier lors d'une séance de Planétarium, et la brilliancy évoquée est celle des étoiles. Mais par l'artifice de la capture d'écran, on voit que cela peut aussi s'appliquer au regard lumineux de Natalie Wood (à la gauche de laquelle figure le jeune Dennis Hopper) - ce même regard qui brille tout aussi fort dans West Side Story, 1961, et la même année dans ce grand film trop peu connu de Kazan, Splendor in the Grass (en France, La Fièvre dans le sang !) sur la violence de l'élan sexuel chez l'adolescent.

Comment les yeux font, physiquement, pour briller au lieu de seulement refléter, je l'ignore, mais c'est ce que l'on éprouve, tout comme leur relation à la lumière des étoiles.

Petit garçon, je parlais à un moment de devenir astronome, et l'on m'a offert pour Noël un livre d'astronomie traduit de l'américain, avec des images des planètes en couleurs. Dix-sept ans plus tard - je peux dater le mois et l'année - je me trouvais en Haute-Savoie devant une petite montagne qui m'est familière, l'Aiguillette des Posettes, et ma vision confiante du cosmos s'est effondrée en une seconde. J'ai vu, comme à travers un tunnel, le futur lointain où cette montagne dont la forme constante d'angle obtus, retrouvée chaque été, me rassurait comme un repère, aurait été totalement arasée par le temps, et j'ai vu aussi ce qu'est l'espace. Dans la vallée même où j'avais admiré les étoiles par l'oculaire du télescope que mon père, sorte de Géo Trouvetout, avait lui-même fabriqué, jusqu'au miroir parabolique, je ne voyais plus la nuit, par temps clair, scintiller des regards amicaux ; il n'y avait plus que la réalité nue de ces astres : celle de brasiers démesurément lointains et infernaux, et se consumant lentement - ou s'étant déjà consumés - en pure perte.

(C'est peut-être une des raisons pour lesquelles j'aime tellement Blade Runner. On y parle bien des étoiles - et magnifiquement, dans le discours que tient le réplicant joué par Rutger Hauer avant de mourir, I've seen things, etc... - , mais grâce à la pollution qui couvre Los Angeles, on ne les voit pas.)

Le ciel en fait, dans cette expérience de nausée cosmique, avait disparu, comme si j'étais devenu cosmonaute. Quand on est dans l'espace à la distance de la Terre (infime par rapport à l'échelle de l'univers, incroyablement loin pour un être humain), que les véhicules spatiaux permettent, il n'y a plus de ciel, plus rien au-dessus, seulement la nuit de tous côtés. Il n'y a plus ce que Schiller, dans l'Hymne à la joie mis en musique par Beethoven, appelle la "tente d'étoiles" ("die Sternenzelt"), et la toile est déchirée qui nous protège du vide.

Mais cette Sternenzelt est bien sûr chez Schiller aussi pour faire une rime avec Welt (monde).

RIME

La rime! Elle aussi continue de me protéger. C'est mon inusable doudou, l'objet transitionnel absolu. Comme les enfants qui disent “encore!”, j’éprouve un plaisir jamais rassasié, jamais éteint, en lisant des textes rimés - n’importe quel texte rimé à vrai dire, même quand je sais que c'est de la poésie médiocre.

Mais j'ai besoin, à la lecture, de la vieille convention française qui veut la rime pour l'oeil et pas seulement pour l'oreille. Un singulier rimant avec un pluriel me gêne à lire, alors que dans une chanson, pour l'oreille, il ne me dérange pas.

Je m'explique ainsi que j'aie pu avaler des yeux, à l'âge de douze ans environ et à la file, toutes les tragédies de Racine de la première à la dernière : mes anxiétés d'enfant se trouvaient bercées par le ronronnement des alexandrins et par la sonnerie alternée des rimes plates, féminines et masculines, à la fin de chaque ligne de vers. Une sonnerie que m'a rappelée plus tard, quand j'ai commencé à taper mes textes, le ding de la machine à écrire mécanique, quand on arrivait au bout d'une ligne : elle invitait au geste du poignet droit qui déclenchait le retour du chariot.

J'en veux, curieusement, à mes professeurs du secondaire de ne m'avoir jamais révélé la règle d'alternance (ou d'entrecroisement) des rimes féminines et masculines, que Hugo respecte au long de dizaines de milliers de vers, et que Verlaine a été un des premiers à casser (avec des strophes uniquement en féminines: "Dans l'interminable / Ennui de la plaine", etc... ). La sachant plus tôt, j'aurais mieux compris et "incorporé" mon rapport à la rime.

GUERRE DU SIGNIFIANT 2 : L'ARASEMENT

Cours de conversation allemande au Wissenschaftskolleg. L'enseignante, Nadja, après nous avoir distribué un poème de Brecht sur ses "kleine Vergnügungen" (ses petits plaisirs), du vrai Philippe Delerm avant la lettre, nous demande de rédiger puis de dire les nôtres. J'y fais figurer, à côté de quelques plaisirs régressifs, celui d'écrire en allemand (manuscrit), en mettant des majuscules aux substantifs, comme le permet et même l'enjoint encore cette langue. Maintes fois, il a été question de les supprimer et d'aligner l'Allemand sur les autres langues européennes (déjà, le Danois a fait en 1948 l'objet d'une réforme orthographique mettant fin à ces majuscules). Cela serait triste pour moi que l'Allemand écrit, qui se débat déjà avec la réforme de 1998, perde cette coutume, qui, je le précise, ne change rien à la prononciation, mais réjouit mon oeil et ma main.

Ce n'est pas la capitale en soi qui m'importe, c'est l'alternance irrégulière et fréquente entre capitales et minuscules. Certains, au nom d'une soi-disante sobriété de ton, ont déclaré la guerre aux majuscules.

Dans les années 90, chez Fayard, j'ai publié deux livres sur la musique symphonique, et il m'arrivait d'écrire musique avec un grand M. Le directeur de la collection - un homme sensible et plein de coeur, mais, quand il s'y mettait, véritable éteignoir d'enthousiasme - supprimait impitoyablement, à la relecture, toutes ces majuscules, pourtant usitées au temps du romantisme français. Il lissait visuellement mon texte, comme si le lecteur allait sursauter ou se cogner devant mes capitales. Et l'on sait que l'on a imposé la suppression des majuscules aux noms propres sur Internet. Nécessité technique, ou goût de l'arasement ?

Arasement dans le sens (je cite le dictionnaire), d' "érosion jusqu'à disparition des principales saillies d'un relief."

NOMS

Je me suis entêté à faire Berlin-Paris en train de nuit, en place assise : trajet direct, mais durant 14 heures, arrêts et léger retard compris. Je ne cherche même pas à dormir et m'occupe en lisant un roman de Ludlum, L'alerte Ambler - publication posthume d'un texte probablement inachevé et bouclé par un anonyme. Robert Ludlum, je l'apprécie pour cela, n'a pas peur de l'énormité des situations. Il a inspiré le dernier Peckinpah, que j'aime particulièrement pour son extravagance, Ostermann Week End, 1983. Le gimmick de ses titres, ce sont les noms propres (Jason Bourne étant devenu, par les films avec Matt Damon, le plus connu).

Il y a une joie à baptiser un personnage : ces très nombreux romans récents qui exploitent la notoriété de personnes existantes et "romancent" sous leurs propres noms célèbres les vies de Salinger, Marylin, Scarlet Johansson, etc..., me font de la peine. Même si l'on puise dans la réalité, quelle joie à créer Bovary, Mrs Dalloway, Monsieur Hire, Swann, Stephen Dedalus, Dr Bloodmoney, Jean Valjean, Anne Desbarède. Même Kafka n'a pas dû inventer le nom de "K." sans une telle griserie.

Dans ce trajet Berlin-Paris, les arrêts égrènent des villes allemandes où je me suis arrêté d'autres fois : Francfort sur le Main, Fulda, Göttingen, Karlsruhe... Impossible de me représenter laquelle est à l'Ouest ou au Sud de laquelle. Tel est mon rapport à ce pays où j'ai souvent séjourné : les noms de lieux y tournent, en constellations instables, comme si la Wiedervereinigung de 1989-90 (qu'on fête tous les 3 octobre) avait tout brouillé et supprimé, non seulement l'Est et l'Ouest, mais aussi le Nord et le Sud.

UN VILLAGE AU LOIN

Un ami qui partage mon admiration pour Bruno Dumont m'a communiqué une copie de sa mini-série pour Arte, Le P'tit Quinquin. J'avais une certaine appréhension : que l'auteur de grands films comme L'humanité ou Flandres se perde et se gaspille dans l'auto-parodie.

Je ne dirai pas que j'aime tout, tout le temps : parfois, ça me dérange, me déplaît ou simplement m'ennuie (la fastidieuse séquence de la Messe de funérailles grotesque, qui ressemble à une mauvaise imitation des spectacles de Jérôme Deschamps et Macha Makeieff, sans leur rigueur). Il ne faut pas se forcer à aimer quoi que ce soit tout le temps.

Mais il y a des choses prodigieuses : évidemment cette galerie d'êtres humains, leur dégaine, la façon émouvante et pas seulement burlesque dont chacun d'eux se débrouille avec son corps. Mais aussi de pures visions de film, qui resteront pour moi : cette fille qui se tient debout derrière son amoureux quand il pédale sur son vélo, ses deux mains sur les épaules du garçon, une des plus belles images de couple du cinéma. Certains champs/contre-champs entre quelqu'un qui regarde et le paysage qui se trouve devant lui (figure où Dumont, comme dans ses autres films, est particulièrement pur, intense) : par exemple, lorsque l'oncle handicapé, le soir, regarde, de la ferme, le village au loin où a lieu un radio-crochet - on en a les larmes aux yeux. J'aime aussi particulièrement le personnage du Père Quinquin (il engueule tout le monde indistinctement et se justifie : "Je veux pas savoir qui c'est"). On rit souvent, on n'en revient pas. Mais aussi l'univers physique est là. Les vaches qui déboulent et la présence de ces beaux chevaux. L'air, le soleil. La porte de la maison ouverte et le rideau dont les bandes sont perpétuellement agitées par le vent. Dumont est peut-être le plus grand cinéaste français depuis Pialat.

ART ET FUN

Conversation en anglais avec une scientifique bulgare invitée à Berlin. Son fils, un jeune homme qui suit notre échange, veut faire de la musique, et cela inquiète sa mère pour son avenir. J'en viens à dire qu'on peut être un vrai compositeur et gagner sa vie avec autre chose, ce qui est mon propre cas. Elle se tourne vers son fils, et lui dit : tu vois, tu peux faire ta musique seulement "for fun". Je précise en m'adressant aux deux : "also for art". Le jeune homme sourit et je m'imagine que quelque chose a fait tilt : fun et art ne sont pas incompatibles, et ce qu'on fait sans gagner d'argent peut être sérieux, crucial. Cela va sans dire? Non, rien, jamais, ne va sans être dit.

LA VIE N'EST PAS UNE COURBE

Au moment le plus périlleux d'une longue hospitalisation que j'ai dû subir en 2000, mon père octogénaire, dans une lettre émouvante pour que je me rétablisse, m'écrivait en même temps de penser à mon "acmé", c'est-à-dire à ce moment mythique auquel il croyait, d'un cap médian de la vie où l'on produit les meilleures choses et qui précèderait le déclin. Comme mon père est revenu plus tard, avec insistance, sur sa chère "acmé", j'ai dû lui demander de ne plus m'en parler. J'avais envie de retrouver des kilos et mon énergie, et ce n'était pas le moment pour moi de visualiser une courbe descendante. Non, cher Papa (disparu depuis), la vie n'est pas une courbe genre ascension-plateau-descente, elle ne s'inscrit d'ailleurs pas dans le temps chronométrique et linéaire, et être vivant ce n'est pas uniquement être performant. L'intensité avec laquelle peuvent vivre parfois un grabataire, une Alzheimer, un mourant, n'a d'égale que la violence des sentiments chez les bébés. - même si elle est moins visible et généralement moins audible.

A un âge avancé, on se rend compte qu'on est toujours un enfant, mais il n'y a pas de quoi être fier. L'image ci-dessous, que je prends pour emblématiser cette considération, vient d'un film que j'ai découvert en vidéo grâce à Vidéosphère, et dont j'ai eu la chance d'attraper au vol une projection en salle, sur l'écran de l'Auditorium du Louvre, Le Visage d'un autre, 1966. Réalisée par Teshigahara (l'homme qui a fait la Femme des sables, également écrit par Kobo Abe), c'est une oeuvre sublime, graphiquement stupéfiante.

Vous parlez comme un enfant