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LA CRÉATION DES SONS POUR LA MUSIQUE CONCRÈTE, une problématisation, chapitre 1
30 novembre 2025

Sur cette image fixe, prélevée dans une des séquences filmées par Régis Lacaze en vue d'un film que je réalise sur mes musiques concrètes, ma main se prépare à donner une chiquenaude à une assiette plus grande que celles en dessous, ce qui va produire une vibration intéressante, à,la fois par son oscillation, et par la façon subtile dont elle décroît (un itératif complexe ou X'', pour employer le vocabulaire du Traité des Objets Musicaux). Grâce à Aperçu version 11.0, j'ai pu faire disparaître l' « arrière-plan ». Dans ce cas: un évier, des verres à eau lavés et rincés, des produits à vaisselle, rien d'intéressant et surtout rien qui joue un rôle dans le son obtenu, pas d'un coup mais en effectuant plusieurs essais. En somme, de l'image que vous voyez, j'ai effacé tout ce qui ne produit pas le son en question. Dans mon film tel qu'il sera monté, on entendra d'abord celui-ci sur écran noir, tel qu'il pourrait être entendu dans une musique concrète, et ensuite seulement on le réentendra avec la vision des sources. Et si je l'incorporais dans une œuvre, il ne serait pas mentionné : « sons faits avec une pile d'assiettes ».
En effet, l'histoire de la création d'un son, puisque celui-ci est fixé et non éphémère, peut ne pas s'arrêter là : je peux – par ce qu'on appelle « manipulation », et que je préfère appeler « modelage »- effectuer sur l'enregistrement premier différentes actions successives (juste après ou l'année suivante, ou dix ans voire cinquante ans plus tard), en faire autre chose, par montage, actions de filtrage, de transpositions, d'inversions, etc...
Mon idée, avec cette mini-série de cinq textes, est de compléter ce que j'ai déjà écrit dans ce blog, et publié par ailleurs, sur les techniques de création et de tournage sonore. Durant l'année 2026, j'ai pour projet de rassembler – et de publier peut-être par souscription - , l'ensemble des textes que j'aurai écrits depuis 1972 sous forme d'ouvrages, d'articles, d'interventions, de lettres, etc... sur l'histoire de la musique concrète jusqu'à ce jour, ses œuvres, son esthétique, son évolution, son futur.
Cette question de la création des sons pour l’œuvre musicale concrète, je n'y serais peut-être pas revenu si, en juin dernier, on ne m'avait invité pour une émission en différé, dont – c'est la première fois, je n'en suis pas coutumier - je suis parti en cours d'enregistrement, choqué par le mépris avec lequel étaient abordés cette musique et ses compositeurs, qualifiés pour commencer de « bidouilleurs de sons ». Je pensais que mes propos ne seraient pas utilisés, mais j'ai appris qu'ils l'ont été, sans qu'on m'en aie prévenu, d'ailleurs. Certains les ont entendus sur les ondes et m'ont félicité d'avoir mis les choses au point. D'autres m'ont trouvé à l'antenne un peu « sec ». Et pour cause. Pour ma part, je n'ai pas encore réécouté cette émission.
Voici un extrait du mail que j'ai envoyé le soir même du 25 juin à son auteur et à l'équipe de réalisation :
« Cher Monsieur ;
je suis venu en toute confiance, sans actualité personnelle à défendre, commenter à votre invitation des archives choisies par vous concernant Pierre Schaeffer et Pierre Henry sur la musique concrète, pour France-Culture, une chaîne que j'estime et écoute beaucoup, et pour laquelle j'ai moi-même travaillé.'
Ce que je ne savais pas, c'est que vous commenteriez au préalable longuement et en termes fantaisistes ces archives en présentant comme des faits vos affabulations concernant notamment 1) l'importance des sons de machine à laver dans la musique concrète, 2) le fait que cette musique consisterait principalement en boucles, ou sillons fermés prélevés sur des enregistrements existants; 3) le fait que Pierre Schaeffer, seulement "ingénieur" à vos yeux et c'est tout, n'aurait pas été capable de l'inventer seul, 4) le rôle supposé de cette musique comme ayant préfiguré Daft Punk et Björk, dont vous nous avez fait entendre des extraits, 5) ainsi que le "sampling" et la "french touch". Pas une seconde je n'ai entendu de la musique de Schaeffer et Henry, ensemble ou séparés, et même une musique concrète. Vous auriez compris alors qu'elle ne consiste pas seulement en boucles de sons de machine à laver.
A un moment donné, hors-micro, avant que je me mette en colère, je le reconnais, je vous ai dit que votre présentation était bourrée de choses fausses et dénigrantes, et vous m'avez dit en gros que vous redisiez ce que les gens croient (d'après vous), et que c'était à moi de les rectifier. Je vous ai dit que c'était un rôle très ingrat pour moi vis-à-vis de l'auditeur, que d'avoir à corriger les erreurs du présentateur/animateur ; des erreurs que vous auraient évitées un petit travail de documentation utilisant, pourquoi pas Wikipedia, et pourquoi pas les sites consacrés à Pierre Schaeffer et Pierre Henry. On aurait pu aussi citer un ou deux titres d’œuvres, comme la Symphonie pour un homme seul, de Schaeffer et Henry, un chef-d’œuvre sur la restauration de laquelle je travaille en ce moment, avec l'aide d'Isabelle Warnier, Bernadette Mangin, et Luc Verrier, de la BNF. Je vous le garantis : on n'y entend pas de machine à laver, mais des voix disant des textes préparés, du piano préparé et joué par Pierre Henry, certes quelques boucles mais pas beaucoup, mais très peu de sons "empruntés", peu de "sampling", lé grande majorité des sons ayant été créée et manipulée pour l'oeuvre.
Vous m'avez dit: "non, continuons", et avez insisté plusieurs fois au lieu de m'écouter, et là j'ai critiqué votre approche, fondée sur une désinvolture vis-à-vis des faits et de l'histoire (...). Personne ne doit se faire le porte-parole des idées naïves que les gens sont censés avoir, l'auditeur mérite mieux. Au bout d'un certain temps, les erreurs s'accumulant dans votre présentation, qu'il m'aurait fallu ensuite rectifier, c'était devenu, comme je l'avais prédit, impossible. (...)
Une précision de fond, qui aurait permis un intéressant débat: lorsque je vous apprends que le terme de "musique électronique" a désigné, selon les époques et les langues, des choses totalement différentes, vous traduisez que "la musique électronique est devenue autre chose". Non, il arrive que les mêmes désignations changent d'emploi, c'est tout à fait différent. France Culture, chaîne justement réputée dans le monde, serait un cadre idéal pour parler de ce débat entre "réalistes" et "nominalistes". »
Finalement, l'émission est passée avec mon intervention, et celle complémentaire de Jonathan Prager, mais sous l'intitulé initial conservé par l'auteur : les « bidouilleurs de son », et un autre intitulé prétendant que Schaeffer n'aurait été que le « théoricien » de cette musique. Mais non : Schaeffer a authentiquement créé le genre et son nom, et réalisé les premières œuvres concrètes, avant d'y associer le tout jeune Pierre Henry. Par ailleurs, avec une pièce méconnue, et excitante par les pistes qu'elle ouvre, la Suite 14, il a proposé des voies trop peu exploitées à ce jour, sauf ponctuellement à ma connaissance par Ilhan Mimaroglu, et plus récemment Pierre-Yves Macé ; j'en reparlerai plus tard .
De surcroît, qualifier Schaeffer d'ingénieur pour l'opposer à un Pierre Henry créateur est une bêtise. Avant d'inventer la musique concrète, Schaeffer était aussi – entre autres - écrivain, auteur dramatique, comédien, et auteur de ce qu'on appellerait aujourd'hui un Hörspiel, La Coquille à planètes.
Ingénieur lui aussi, comme plus tard mon frère aîné et mon neveu, mon père René Chion était un homme beaucoup plus cultivé, créatif, et curieux de création contemporaine, que cet homme de la radio pour qui la catégorie d' « ingénieur » est stigmatisante, interdisant d'être artiste.
Avant d'aborder, dès le prochain blog, la création des sons en musique concrète, qui mérite non seulement d'être décrite mais aussi d'être problématisée, car elle continue de ne pas être comprise, je veux juste préciser à quoi je faisais allusion en parlant des nominalistes et des réalistes.
C'est un vieux débat, plus que jamais d'actualité, et que la lecture d'Henri Meschonnic m'a permis de clarifier. Est nominaliste celui pour qui les mots sont des mots et ne font pas exister dans le réel ce qu'ils désignent. Est réaliste celui qui considère que les mots créent des réalités, des entités indépendamment du contexte. En fait (voir ma série de blogs « ant'hypostase »), j'ai toujours été nominaliste sans le savoir. Quand je publie en 1998 un livre intitulé Le Son, je pars du mot et de la gamme de ses emplois en français. J'aborde le sujet en nominaliste. Mais ce livre a été discuté (notamment aux Etats-Unis, où il a été publié chez Duke University Press dans la traduction de James A. Steintrager) en termes réalistes, et sur un plan philosophique essentialisant. Pas étonnant qu'il y ait eu souvent quiproquo.
(à suivre)