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CINQ FOIS DEUX MOTS, 5. Prof et Professeur

22 octobre 2023

Il s'appelait Jacques Alési, enseignait le français, le latin et le grec, et c'est un des rares professeurs de l'ENP de Creil, où mon frère Jacques et moi avons passé six ans comme élèves et pensionnaires, dont j'ai retenu le nom mais aussi le style et la personne : chaleureuse, énergique, et très humaine. Non content d'être un enseignant attentif et aimant son métier, il emmenait ses élèves au théâtre, aidait et accompagnait des enfants de l'Oise à partir en vacances en colonie. Sans peine, j'ai retrouvé sur Internet une photo faite de lui à un âge très avancé (il est décédé en 2018, à 93 ans), sur laquelle je l'ai reconnu, bien que j'aie quitté Creil il y a 60 ans et n'aie fait aucune démarche pour le revoir. Je sais que sa mémoire et celle de sa femme sont très respectées dans ma ville natale.

Je me rappelle notamment un « speech », pondéré et respectueux de toutes les croyances, qu'Alési nous avait fait, dans son style très direct, en faveur de l'école publique et laïque, à un moment où des intégristes chrétiens de l'époque contestaient déjà celle-ci (je crois que c'était en 1959, j'avais douze ans). Et j'ai aussi pensé à lui au printemps 1984, lorsque des catholiques ont déclenché en France des manifestations monstres pour s'opposer à certains articles de la réforme dite Savary sur le financement des écoles privées, articles que Mitterrand a finalement retirés sous leur pression. J'ai entendu alors à la radio, dans la bouche des dirigeants de la principale association de parents d'élèves catholiques, l'Unapel, des discours d'une arrogance et d'une violence, sur un ton d'un fanatisme froid, qui m'ont rendu plus laïciste que jamais (alors que je suis toujours de sensibilité catholique).

Autre souvenir : Alési nous lisait du Jacques Prévert ou du Jean Anouilh, et ne nous croyait pas trop jeunes pour ne pas apprécier. Il s'amusait à enseigner, et ne semblait pas répéter cent fois les mêmes blagues. Un jour, j'étais en classe de latin, il nous dit, en brandissant un gros livre de 1700 pages : « je vous présente mon ami Gaffiot ». C'est ainsi que j'appris l'existence de cet énorme dictionnaire latin/français et chaque fois que je le consulte pour compléter mon Livre des Sons, je pense à lui, qui a fait du Gaffiot un ami. Le grand œuvre de Félix Gaffiot (1870-1937), que l'on trouve maintenant gratuitement en ligne, amélioré et complété, était un dictionnaire admis aux examens, et d'autant plus apprécié qu'on avait une petite chance d'y trouver la traduction d'un passage difficile. 

J'ai aussi pensé à des enseignants comme lui ces derniers jours, lorsqu'à la suite de l'assassinat de Dominique Bernard le 13 octobre dernier, j'ai entendu mille fois le mot « prof » dans la bouche des commentateurs et des journalistes de radio. Depuis longtemps cela me choque qu'en France, la plupart des journalistes disent ou parfois écrivent « prof » au lieu de « professeur », alors qu'ils ou elles se désignent comme journalistes, et qu'ils ou elles disent ou écrivent « policier » et non « flic ». La langue française, comme toutes les langues autant que je sache, met à notre disposition plusieurs niveaux de langue, à utiliser dans différents contextes : élevé, normal, familier, vulgaire. Pourquoi des journalistes d'une chaîne aussi responsable que l'est France-Info se laissent aller à dire « le prof de français », plutôt que le professeur (ou l'enseignant) ? Les trois syllabes (acoustiquement parlant) de « professeur » valent bien celles du mot « journaliste » (avec e muet), et ne sont pas plus longues à prononcer.

Le « point » de mon billet, - point dans le sens anglo-saxon, à prononcer « poïnnt » - est celui-ci : on peut employer n'importe quel mot, c'est le contexte qui compte, et qui l'emploie avec qui. Des prostituées qui s'appellent amicalement entre elles « putes » en ont parfaitement le droit et la liberté. Mais elles ont leur légitimité à le faire. Cet exemple est lié à un souvenir précis d'enseignant : lors d'un de mes cours, un étudiant de Paris III commentait une séquence d'un film que je venais de montrer, en disant « la pute » à propos d'un personnage. Je l'ai repris, et j'ai dit que l'on n'avait pas à imiter le style et le niveau de langue des personnages. Ceux-ci disent ce qu'ils veulent, mais il nous fallait employer le mot spécifique de prostituée. Ce disant, on préserve cette richesse qu'est la distinction de « niveaux de langue » et des conventions.

Lors de l'émouvant hommage qu'une collègue de Dominique Bernard a rendu à celui-ci, lors de ses obsèques, j'ai bien entendu qu'elle disait « salle des profs » plutôt que « salle des professeurs ». Mais elle était légitime à le faire.

Je déteste aussi que dans une émission hebdomadaire critique que nous écoutons aussi souvent que possible sur France-Inter, Le Masque et la Plume, animée par Jérôme Garcin de façon excellente, certains critiques de cinéma – et aussi certains de leurs auditeurs, quand ils écrivent – se laissent aller depuis quelques années à dire d'un film qu'il est « emmerdant » ou « chiant », plutôt qu'ennuyeux ou casse-pieds. Pour moi, quelqu'un qui parle sur les ondes est comme un invité qu'on reçoit chez soi et qui n'est pas votre familier : il doit se refuser certains mots qui ont tous un ou des synonymes en langue non familière. Je sais que sur certaines chaînes commerciales, on tutoie tout le monde, et je comprends tout de suite, si je parcours la bande FM (ce qu'on pourrait d'ailleurs faire plus souvent, pour s'informer), que telle chaîne veut « segmenter » son audience et se la garder par un style verbal que j'approuve ou non. Je suis libre de ne pas l'écouter.

Souvent l'exemple vient d'en haut : les Trump, les Bolsonaro, les Javier Milei (bonjour et bon courage à mes amis d'Argentine), et dans une moindre mesure les Berlusconi et les Sarkozy, bref les démagogues, trouvent ou ont trouvé chic et payant de s'affranchir de la correction verbale en public : à beaucoup, cela a réussi. On remarquera que ce sont les premiers à se présenter en défenseurs de la civilisation et de la tradition.

Je sais bien qu'en français, la question du niveau de langue est spécifique : basculement du vous au tu qu'ignore la langue anglaise, rareté – mais pas absence - de termes neutres qui ne soient ni trop formels, ni trop familiers. Et je le sais d'autant mieux que c'est un des leitmotivs de mon recueil Le complexe de Cyrano, La langue parlée dans les films français, publié en 2007. J'ai été un peu déçu que le débat que je lançais sur cette question ne soit pas repris. La Cinémathèque Française avait certes organisé à l'époque une table ronde autour de mon livre, mais ils n'avaient trouvé rien de mieux à rassembler sur le sujet qu'un duo de cinéastes-auteurs très auto-satisfaits et méprisants vis-à-vis du type de questions que je posais (tout en négligeant d'inviter des cinéastes populaires). Il s'agissait de Jacques Doillon et Catherine Breillat. Tous les deux semblaient considérer que le fait d'être des auteurs auteurisants et auteurisés les dispensait d'avoir à réfléchir sur ce qu'ils faisaient dire à leurs personnages en langue française. Une attitude que je n'ai pas retrouvée quelques jours plus tard, lors d'une rencontre dans un salon du Livre de Cinéma où était invité avec moi Bruno Dumont. Celui-ci dont je parlais dans mon livre à propos de Flandres, m'a dit qu'il avait trouvé mon approche de son film « perspicace ». Il est vrai qu'il a exercé comme professeur de philosophie. J'avais remarqué que contrairement au stéréotype qui voit les personnages de ses films comme des attardés, des handicapés du langage, les personnages de Flandres ont une certaine richesse de formules pour se dire au revoir.

Que l'on comprenne bien : aucun mot n'est ici sur le banc des accusés, n'est « tabou », comme on dit aujourd'hui. Il ne s'agit pas de stigmatiser un mot, celui de « prof », car dit dans certains contextes, par telle personne sur telle autre ou à telle autre, il peut porter tout le respect et tout l'amour de ce monde. Tous les mots du monde peuvent être beaux en fait, nul en soi n'est bas, ils sont tous beaux dits dans le bon contexte. On peut dire des horreurs à quelqu'un en n'utilisant que des mots convenables, et faire encore pire en ne disant pas. De la même façon, un mot grossier ou « bas » comme on disait du temps de Boileau, peut être la plus belle des déclarations s'il est employé dans le contexte d'un échange et d'une relation intimes. Le langage est une chose tellement extraordinaire que tout peut y trouver sa place, aucun élément n'en est méprisable. Heureusement que l'on peut en privé, ou dans des contextes de complicité, dire ce que l'on veut dans les termes que l'on veut. La question est évidemment : où sont les frontières entre le privé et le public, entre l'oral et l'écrit ? Des frontières qui se trouvent remaniées, c'est une banalité de l'écrire, avec les médias actuels.

Le mot « frontière » est aujourd'hui toujours connoté négativement. Or, les frontières, dans ce cas, sont précieuses. Mais elles peuvent et souvent doivent être redéfinies souplement.

Je n'oublie pas que je m'appelle Chion, un nom qui n'est pas évident à porter en France parce que proche de mots vulgaires, mais que j'ai choisi de garder pour signer mes œuvres et mes textes (mon père, au lieu d'en être fier, a semblé le regretter, il aurait aimé, m'a-t-il dit un jour, que ce nom, le sien et celui de son père, « s'éteigne »). Je suis le premier à plaisanter de mon nom, mais pas n'importe où et avec n'importe qui. Toutefois, miraculeusement, dès que je suis dans un contexte non francophone, le problème disparaît.

Quand j'étais étudiant à Nanterre, en licence de lettres classiques, un professeur de lettres qui s'appelait Michel Autrand et dont j'estimais l'engagement et la personnalité (c'était un admirateur du théâtre de Claudel, dont il m'a appris à voir les beautés) s'entêtait à prononcer le « ch » de mon nom à la grecque, comme dans charisme ou chrétien. Il était bien le seul à avoir cette idée. C'est lui (je renvoie à mon blog n°4 de la série Entre deux images, en novembre 2014) qui déconseillait l'usage passe-partout des guillemets pour des mots que l'on écrit sans les assumer. Pourtant, les guillemets sont un problème pour la radio, puisqu'à l'oral il n'y a pas de convention équivalente. De sorte que des journalistes croient faire entendre les guillemets qu'ils visualisent mentalement tout en reprenant les expressions de tierces personnes. L'exemple le plus frappant dont je me souvienne a été la fuite en Suisse, fin 1999, de l'ex-préfet Maurice Papon, condamné tardivement pour avoir envoyé, durant la deuxième Guerre Mondiale, des Juifs à la mort : son avocat, interrogé par la radio, ayant employé le mot noble d'exil pour justifier cette fuite (comme si Papon avait été un Victor Hugo), une partie des journalistes de radio ou de télévision se mirent à parler étourdiment, comme des perroquets, de l'« exil de Papon ». Certains, m'a-t-il semblé, entendaient dans leur tête les guillemets et croyaient peut-être que cela passait dans leur voix !

Finalement, en faisant de « prof » et de « professeur » deux mots distincts, je veux dire que dans la « guerre » du signifiant qui continue actuellement, largement imputable à la logique du capitalisme et des marques analysée par Naomi Klein (mais qui existait déjà depuis très longtemps dans les champs religieux et politiques) il n'y a pas de synonymes. Et je renvoie à mes premiers blogs de 2014-2015, dans la longue série Entre deux images.

(Cette mini-série se termine ici ; ce blog reprendra bientôt sur une autre formule ; merci à celles et ceux qui le suivent !)