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HISTOIRE DE MES MUSIQUES CONCRÈTES, 1. Prologue
12 juin 2022
Ci-dessus vous pouvez voir, filmés par Régis Lacaze sur un de mes magnétophones, quelques centimètres de ce qui, plusieurs décennies durant, a été pour moi un repère fidèle et rassurant, l'équivalent d'un beau fleuve traversant et irriguant une ville construite autour de lui : le ruban d'une bande magnétique son ¼ de pouce, passant devant les trois têtes (effacement, enregistrement, lecture) pour se rembobiner à droite. Cette bande magnétique qui a été jusqu'en 2000 le support de travail et de finition de toutes mes musiques concrètes, avant que je ne combine celle-ci avec les supports dits numériques. Le tronçon que l'on voit sur cette image est-il vierge, contient-il un signal, qui, lu à vitesse idoine, est celui d'une musique ou d'un élément de mixage, ou bien a-t-il été effacé pour resservir, puisqu'à la différence de la pellicule film il est réutilisable ? On ne peut le voir ni à l'oeil nu, ni au microscope ni aux rayons X. Tout est possible. En tout cas, c'est avec ce support bienheureusement opaque (je m'expliquerai à ce propos) qu'il m'est arrivé encore récemment de travailler, même si je finis désormais mes pièces sur ordinateur.
Il y a deux mois j'ai donné à des amis - qui me rendront de leurs côtés le plus précieux des services, celui de veiller plus tard à faire jouer mes œuvres dans le respect de celles-ci et de mes exigences d'artiste - la plus grande partie de mes boîtes de bandes magnétiques, qui contenaient des éléments de travail ou des copies de mes œuvres de musique concrète, mais après les avoir effacées. Solides et durables, le plus souvent de qualité professionnelle (elles faisaient partie des moyens que mettaient à ma disposition les différents studios où j'ai travaillé, ou bien avaient été récupérées par moi ou Jacques Darnis dans les poubelles de la Maison de la Radio, où l'on ne craignait pas de jeter une "galette" en parfait état qui n'avait servi qu'une fois !, ou enfin elles m'avaient été données par des ami(e)s passé(e)s au numérique), elles pourront servir encore à de nouveaux adeptes du magnétophone, d'autant qu'à ma connaissance on n'en fabrique plus. Parfois, ces éléments comportaient tellement de collures qu'ils n'étaient pas réutilisables, alors je les ai jetés, même ceux du Requiem. Je ne voulais pas qu'on fasse plus tard avec mes « archives » ce qu'on a fait avec celles de Bernard Parmegiani : utiliser sa popularité posthume pour éditer des fonds de tiroir, et des petits bouts de séquences sonores sans intérêt.
A ma surprise, ce choix a peiné certains de mes amis qui, compositeurs/trices ou non, trouvaient que j'effaçais là de l'histoire. Moi qui ai tant écrit sur l'histoire du genre, à travers des ouvrages, articles, notices, sans compter toutes les émissions radio que j'ai réalisées dans les années 70 ! Alors, au seuil de cette nouvelle série de blogs qui justement se veut un récit, forcément subjectif et auto-centré, de plusieurs décennies de composition de musique concrète, et donc sera une nouvelle contribution à cette histoire, je veux dire que dans ce cas il y a eu pour moi un dilemme : soit conserver sans les effacer des éléments qui ne me servent plus mais qui ne serviraient plus à d'autres, alors même qu'on ne fabrique plus de bande magnétique neuve, soit faire le choix de remettre ces bandes en circulation. Le second choix a prévalu. J'ai fait une exception pour deux ou trois pièces, dont la Tentation de saint Antoine, à des fins pédagogiques et historiques, mais maintenant c'est fait. Je ne conserve plus que mes originaux, qui, puisqu'ils sont des originaux sur bandes magnétiques, le sont réellement, de la même façon que le négatif d'un film sur pellicule. A cette différence près, toutefois : une bande magnétique support d'un original est instantanément effaçable et réutilisable.
Parlons d'histoire, justement : chacun sait ou devrait savoir qu'elle est toujours guettée par le risque de l'éclairage rétroactif. Le 8 juin dernier, Anne-Marie et moi nous sommes allés voir au Centre Pompidou de Paris l'intéressante exposition consacrée au courant allemand dit de la Neue Sachlichkeit (« nouvelle objectivité ») et en particulier à l'impressionnante série de photos prises par August Sander de la société de son pays, individu par individu, famille par famille, classe sociale par classe sociale. A nos côtés, une dame née bien après la guerre ne pouvait s'empêcher de porter sur ces images datant de bientôt cent ans un jugement rétroactif, jugement auquel l'invitaient trop souvent à mon gré les textes ponctuant l'exposition : à un brave instituteur de campagne allemand portraituré par Sander en 1925, et dont comme nous elle ne savait rien, sinon qu'il posait avec un chien de berger, elle trouvait un air de futur nazi, etc... Le texte de présentation lui-même cédait à cette lecture a-posterioriste du passé : il soulignait par exemple qu'on ne voyait pas assez de Noirs dans le travail de Sander (mais combien y en avait-il en Allemagne du temps de la République de Weimar ? Pourquoi aurait-il dû en photographier ?) Cette façon de post-racialiser le passé me fait penser à ces gens qui trouvent que les héros des poèmes épiques sont bien méchants, qu'ils ne sont pas aussi civilisés et « éveillés » que nous : après tout, pourquoi Ulysse, dans l'Odyssée, massacre-t-il les Prétendants qui ont pillé sa maison en son absence, pourquoi pas un bon procès avec des avocats, etc...
Au moins, en racontant ce qui s'est passé pour moi ou à ma connaissance, avec un très bon souvenir des conditions techniques, sociales, et psychologiques où je me trouvais à telle époque, je ne risque pas de faire de telles déformations. Je me souviens bien avec quel espoir et dans quel contexte à chaque fois j'ai travaillé. Comment pouvais-je savoir, en créant Diktat en 1979, que cette œuvre n'aurait droit, jusqu'à aujourd'hui, qu'à une seule exécution en concert, celle de son concert de création ? Comment pouvais-je anticiper que les nombreux centres de musiques électroacoustique existant en France à l'époque défendraient aussi mal, pour la plupart, la musique qu'on y faisait ?
En même temps, je suis acteur dans cette musique, comme compositeur mais aussi comme ex-historien/musicographe, et enfin créateur de concepts. Je me sens donc autorisé à me livrer à une lecture et une réécriture rétroactives non du travail des autres, du moins de ma production personnelle.
En 1991, en publiant L'Art des sons fixés, j'ai rebaptisé rétroactivement « musique concrète » toute la musique sur support créée depuis 1948. Aujourd'hui, en juin 2022, je proclame que la musique que je fais n'est pas seulement concrète, mais concrétiste, qu'elle affirme et défend quelque chose de tellement nouveau que l'institution musicale continue de s'en défendre.
La musique concrète n'est pas concrétiste, pensais-je devoir affirmer en 2013, dans une conférence à Bâle où m'avait invité Christoph Haffter, entendant par là qu'elle n'était pas née dans un état d'esprit de table rase et de prosélytisme arrogant. Je cite :
« La musique concrète à sa naissance n’est pas un bruitisme - c’est-à-dire une démarche d’esprit protestataire, qui campe aux portes de la cité qu’elle affirme vouloir détruire, mais dont elle a besoin pour se situer. Dans le champ social et politique, les démarches protestataires sont nécessaires, si elles savent le moment venu se dissoudre et ne pas devenir leur propre cause... Dans le champ artistique, surtout aujourd’hui, elles sont souvent une paresse et une commodité : on se “situe” protestataire et on ne bouge plus - on n’a donc pas intérêt à ce que le reste bouge... Je dis donc que la musique concrète n’est pas concrétiste, c’est-à-dire qu’elle n’est pas une esthétique mais un genre, une forme d’existence de l’œuvre musicale, qui accepte plusieurs esthétiques possibles. Elle n’est pas non plus “bruitiste”, car elle ne reconnaît pas le “bruit” comme un genre de sons à part des autres. »
Eh bien, aujourd'hui, je reviens sur cela, et décide que ma musique est non seulement concrète, mais concrétiste.
Maintenant, en quoi consiste le concrétisme en musique ? Ce sera l'objet du billet suivant, que d'autres suivront, racontant avec honnêteté, j'essaierai, la genèse de mes compositions et leur destin à ce jour depuis 1970.
En même temps, cette entreprise comporte sa part de confusion et d'égarement. Que la figure vénérée de Mallarmé, dont je cite ci-dessous quelques lignes, tirées du texte capital « L'action restreinte » (qu'on trouve dans les Divagations, disponibles sur Wikisource) m'inspire, et qu'elle me garde de l'illusion d'avoir été toujours mon contemporain et d'avoir su où j'étais...
« ….parce qu’en raison d’un événement toujours que j’expliquerai, il n’est pas de Présent, non — un présent n’existe pas… Faute que se déclare la Foule, faute — de tout. Mal informé celui qui se crierait son propre contemporain, désertant, usurpant, avec impudence égale, quand du passé cessa et que tarde un futur ou que les deux se remmêlent perplexement en vue de masquer l’écart. »
Vous ne comprenez pas tout ? Moi non plus, mais ça me parle. Beaucoup.
11 juin 2022 (à suivre).