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SANS VISIBILITÉ - CHAPITRE 15

7 mars 2021

DÉPARTEMENTALES

Tati / Bresson / Douglas / Schumacher / Luhrmann / DiCaprio / Danes / Braudel / Ancey / Duras/ Hilberg / Hugo / Flaubert / Rimbaud

Dans ce plan des Vacances de M. Hulot de et avec Jacques Tati, sorti en 1953, la plaque minéralogique de la voiture qui se situe entre Hulot (de dos) et le marchand de glace en dit long pour le spectateur de l’époque. Elle lui apprend par les deux derniers chiffres que la voiture est immatriculée dans la Seine (département supprimé en 1968 au profit de Paris, qu’il incluait) et comme nous sommes sur la côte normande (Note ajoutée le 28/03/21: Jean-Luc Bresson, que je remercie, m'a rappelé que le film a été tourné en Loire-Atlantique), le propriétaire de la voiture est immédiatement désigné comme vacancier, fuyard de la capitale. C’est une des spécificités françaises que pendant longtemps la plaque minéralogique d’un véhicule ait pu dénoncer par deux chiffres le lieu d’origine du propriétaire. Aux États-Unis par exemple, les règles sont différentes, l’État où réside le propriétaire est écrit en toutes lettres au-dessus du numéro, lequel est une combinaison de chiffres et de lettres. Dans certains cas, on peut se faire attribuer une combinaison de lettres faisant sens, ce que le scénario des films américains exploite de temps à autre. Le quadragénaire en crise joué par Michael Douglas qui râle contre les embouteillages à Los Angeles et abandonne sa voiture au début de Chute libre (Falling Down) réalisé par Joel Schumacher en 1993 – un bien intéressant film, que j'ai souvent analysé dans mes cours à Paris III -, s’est fait attribuer une plaque minéralogique éloquente D-FENS qui est déjà une déclaration de guerre. Dans l’excellente version de Romeo + Juliette modernisée par Baz Luhrmann en 1996, avec DiCaprio et Claire Danes, les riches héritiers Montaigu et Capulet qui perturbent la ville de Verona Beach avec leur guerre de bandes se sont fait faire, pour leurs voitures de luxe, des plaques minéralogiques qui commencent respectivement par les lettres en capitale MON pour les uns, CAP pour les autres.

En France, les différents systèmes qui se sont succédés ne prévoient pas la possibilité pour le propriétaire de créer un mot. On apprend juste dans la notice Wikipedia très détaillée consacrée aux codes minéralogiques en France que certaines combinaisons de lettres offensantes ou douloureuses sont évitées. Comme la succession de deux S, ou, par égard pour les victimes du terrible accident chimique survenu à Toulouse en 2001, AZF. Mais l’important pour les enfants de plusieurs générations depuis1950, auquel j’ai appartenu, c’était les deux derniers chiffres, ceux du département.

Ces départements créés sous la Révolution, avec un nom qui très souvent renvoie au passage d’un fleuve ou au croisement de deux (Orne, Tarn-et-Garonne, Loir-et-Cher), plus rarement au relief et aux montagnes (Pyrénées orientales), voyaient leur nom rangé dans un certain ordre alphabétique qui permettait de leur attribuer un numéro. Tout enfant savait que le premier département est l’Ain, jeu de mot involontaire du destin. Si l’on se mettait sur le bord de la route nationale traversant Nogent-sur-Oise pour attraper de l’œil la plaque minéralogique des voitures qui l'empruntaient, on voyait majoritairement passer des 60 (Oise), on ne s’étonnait pas de trouver des 75 qui descendaient évidemment vers la région parisienne et l’on était content de trouver quelques égarés, quelques 84 (Vaucluse). Voyait-on passer un 69 dont on n’avait pas en tête et encore moins accessible sur son portable (c'était dans les années 50) le nom de département correspondant, on pouvait se rappeler selon son âge, ses voyages, sa constellation familiale que 67 et 68 désignant respectivement le Bas et le Haut-Rhin (géographiquement ici le Bas-Rhin, préfecture Strasbourg, est au nord du Haut-Rhin, préfecture Mulhouse, non le contraire) cela indiquait à quoi pouvait correspondre le nombre 69 : au Rhône, encore et toujours un fleuve. Dans son magnifique livre L’identité française réédité en deux tomes dans la collection Champs Flammarion sous cette belle couverture jaune qui me donne envie d'en collectionner tous les titres, Fernand Braudel raconte très bien l’importance des fleuves et des cours d’eau à la fois dans l’économie et dans l’identité du pays. Je me rappelle encore quel plaisir j’ai eu au Japon, lorsque nous avons passé quelques jours à Kyoto, à l'automne 2009, dans un petit hôtel non loin de la gare monumentale, à découvrir, allongé sur mon futon, cet aspect de l'histoire de mon lointain pays.

La liste des départements et de leur nombre comportait deux ou trois énigmes, surtout à la fin, où le Territoire-de-Belfort se voyait attribuer le numéro 90, bien après le Vaucluse, département de naissance de ma mère. Néanmoins l’ensemble était cohérent. Jusqu'à ce qu'en 1962, pour faciliter le tri postal, l’administration des postes et télégraphes, dite PTT et pas encore dotée d’un logo et de tout le bazar de communication qui va avec et que je déteste, décide, devant l’afflux de correspondance, qu’on ne pouvait plus se contenter de mentionner Monsieur Emile Ancey, Vallorcine, Haute-Savoie (à charge pour le facteur local né dans cette même commune de savoir auquel des très nombreux Emile Ancey la lettre était destinée), mais qu'il fallait ajouter le nombre du département (en l’occurrence 74) sur l’enveloppe, nombre que chacun connaissait déjà par les immatriculations de voiture : Monsieur Emile Ancey, Vallorcine, 74 Haute-Savoie. Quelques années plus tard, trois chiffres furent ajoutés pour définir le code postal actuel de cinq chiffres (exemple 92420 Vaucresson, pour l’adresse de ma mère) et il n’était même plus nécessaire d'écrire Hauts-de-Seine. Mais pourquoi les Hauts-de-Seine a-t-il le numéro 92 et sort-il de l’ordre alphabétique ?

Revenons quelques années en arrière. Au début des années 60, lorsque notre mère déménage de son demi-pavillon de location du 46 rue Faidherbe à Nogent-sur-Oise (Oise) pour un appartement neuf et moderne mais de taille réduite appartenant à l’unique HLM de la coquette et bourgeoise commune de Vaucresson, cette commune se trouve encore incluse dans l’immense département de la Seine-et-Oise (78) dont le nom est rappelé dans le titre de la pièce de Marguerite Duras Les viaducs de la Seine-et-Oise. La Seine-et-Oise formait autour de Paris une sorte de demi-ceinture (au nord et à l’ouest principalement) très populeuse et variée sociologiquement et politiquement. Il est notoire que c’est pour limiter l’influence électorale alors très forte du PCF (pour ceux qui ne le sauraient plus, étant donné sa faible représentativité actuelle, c’est le sigle du Parti Communiste Français) que le pouvoir gaulliste décida, en 1964, de casser les deux départements de la Seine-et-Oise et de la Seine en plusieurs département distincts dont l’un fut découpé et baptisé (à la hâte ?) Seine-Saint-Denis, sans grande cohérence toponymique, (que vient faire le nom d’une ville et d’un saint dans celui d’un département ?) le but étant surtout d’en faire un ghetto de cocos, tandis que la banlieue Ouest plus bourgeoise statistiquement aurait ses départements à elle. Deux problèmes se posaient, le nom de ces nouveaux départements et par conséquence leurs numéros d’ordre dans la liste nationale, numéro d’ordre en principe alphabétique qui servait à la fois pour l’attribution des codes minéralogiques des véhicules et pour l’affranchissement du courrier, ainsi que dans les papiers d’identité. Ce numéro avait dû déjà changer deux à trois fois, puisque dans un Larousse Universel de 1919, mon Oise natale n’a encore que le numéro 59, et la Seine le 73. Mais ces déplacements continuaient de respecter l’ordre alphabétique.

D’abord, les noms. Je parierais que, comme pour beaucoup de décisions cruciales, ils ont été attribués à la va-vite par une sous-commission fatiguée et sommée de les rendre le lendemain matin, un peu comme, selon l’historien Raul Hilberg, aurait été bricolée dans l'Allemagne hitlérienne la loi « raciale » anti-juive de septembre 1935 (La destruction des Juifs d’Europe, éd. Française de 2005, p. 65-67). Essonne se justifie par un fleuve, dont peu de gens connaissait l’existence. Hauts-de-Seine, grand département très mixte socialement, rattache son nom au fameux fleuve qui à l’honneur de traverser Paris et de filer ensuite à travers des méandres très ondulés jusqu’à l’océan. Yvelines, nom dont très peu de gens connaissent la justification mais qui a un rapport avec l'eau et dont le « s » ne se serait là que pour « faire riche », fut attribué à la très prestigieuse région contenant Versailles, mais - c’est là que se manifeste une injustice et que se trahit le privilège - malgré son Y qui aurait dû le situer après les départements aussi loin de la capitale que le Tarn-et-Garonne ou la Vienne, on lui donna tel un joyau le numéro 78 jusque-là attribué à la Seine-et-Oise. L’ordre alphabétique était donc largement troublé mais les Yvelines chargées d’histoire royale et de prospérité bourgeoise restèrent par leur nombre au sein des départements français hérités de la Révolution.

Où placer les autres départements supplémentaires dont Essonne, Seine-Saint-Denis, ce dernier constitué essentiellement à partir de l’ancienne Seine moins la capitale, et les autres ? On les relégua en fin de liste, hors-ordre alphabétique, hors-histoire et symboliquement hors territoire. Par chance si l’on peut dire, l’Algérie avait gagné son indépendance au terme d’une guerre atroce, et des numéros jusque-là attribués à des départements non métropolitains se trouvaient disponibles : 92, qui avait servi à désigner la région d’Oran, fut attribué au Hauts-de-Seine, et 93 qui correspondait à la région de Constantine le fut à la Seine-Saint-Denis. Viennent après les codes des dernières colonies françaises éparpillées sur la planète comme Saint-Pierre-et-Miquelon. Comme ancien habitant de la partie de la Seine-et-Oise devenue Hauts-de-Seine, lorsqu’avec mon frère j’habitais chez ma mère, j’ai compris que le puissant ancrage social plutôt à droite de cette banlieue ne faisait pas un trop grand traumatisme du fait d’être expulsé de l’ordre alphabétique. Mais, j’ai toujours été frappé, par le fait que les habitants de la Seine-Saint-Denis, qui pourraient se revendiquer Sequano-dionysiens (!) n’assument pas comme marque de territoire un nom bricolé à partir d’un fleuve, d’un nom de saint et d’une commune. Ils disent souvent qu’ils sont du 93 ou du 9-3.

Le lundi de cette semaine, j’écoutais un reportage sur France Info consacré aux guerres meurtrières de bandes en Seine-Saint-Denis, département qui n’en a pas le privilège. Un des jeunes hommes interrogés tenait à dire non le 9-3 mais le 93, ce qui est déjà quelque chose. C’est ainsi par exemple qu’on désigne une année particulièrement marquante de la Révolution française (celle-là où rentra en vigueur l’éphémère calendrier républicain) et c'est ce nombre que choisit Victor Hugo pour en faire le titre d’un de ses romans historiques. Se référer à une date et non à des chiffres, c’est déjà une revendication à prendre comme telle.

Même si les principales solutions aux difficultés de la Seine-Saint-Denis, conçue comme parc à Communistes, sont évidemment sociales, concrètes, création d’infrastructures, mesures, lois… il me semble que raconter cette histoire de découpage départemental a un sens et qu’il y a là aussi une histoire symbolique à construire et à s'approprier, non par un nouveau changement de nom et de code absurde et impossible : que faire de noms plaqués sur des territoires à l’image des noms existant des départements mais qui n’en sont pas, Hauts-de-Seine, Seine-Saint-Denis, sorte de plaqué-or créant une fausse profondeur historique? On ne va pas faire les gens se battre sur des appellations, mais on peut raconter l’histoire. Pourrait-on même retrouver par curiosité les noms et l’histoire de ceux qui ont baptisé ces nouveaux départements, les questions qu’ils se sont posées, les raisons des choix qui ont été faits, que cela donnerait un sens à cet étrange cas d’extradition alphabéto-numérologique dont je viens de vous parler, celui de la discordance entre l’ordre alphabétique des noms de département, l’ordre historique de leur création, et le numéro d’ordre alphabétique qui sert à les désigner dans les adresses, les codes postaux, les documents d’identité, les numéros de sécurité sociale, etc. Sachant d’ailleurs que le jeu de reconnaissance des départements d’origine des voitures par les deux derniers chiffres des plaques minéralogiques a cessé d’être pertinent.

Je ne cherche pas dans cette histoire à jouer les chiffres contre les noms, ou vice-versa, mais à dire que tout cela est de l’histoire et qu’en tant que tel c’est toujours intéressant, comme nouage de signifiants. Chacun les siens. Né et grandi dans l’Oise, dont ni l’un ni l’autre de nos parents n’était originaire, je ne nie pas avoir de l’affection pour le nom du département et du fleuve, être content que Flaubert y emmène Frédéric Moreau dans l'Education Sentimentale, que Rimbaud en fasse rimer dans un de ses poèmes le nom avec villageoises, et même éprouver quelque sentiment rassurant en formant des lèvres ce mot qui est le début d' « oiseau ». Je me rappelle aussi que tout petit enfant j'étais inquiet d'habiter à Nogent-sur-Oise, prenant au sens propre la préposition « sur » : n'est-il pas risqué qu'une ville soit « sur » un fleuve et ne pourrait-elle pas couler ? Mais le nom de ce département dont je suis natif m'est doux à évoquer. C'est juste un repère identitaire individuel, une rampe, un appui, un objet transitionnel de réfection, le temps de redevenir quelqu’un qui se tient tout seul sur ses jambes, spirituellement.

Par ailleurs, puisque j'ai parlé de guerre de bandes, ne soyez pas trop tentés de maudire le monde moderne et d'idéaliser la Douce France du passé et de nos campagnes. Regardez la photo ci-dessous : elle représente un site charmant de la ville de Livinhac-le-Haut (anciennement Livinhac-le-Supérieur). Or, dans le tome 1 de l'Identité française, quelques lignes de Braudel, p. 147, nous apprennent qu'elle fut au XVIIIe siècle le théâtre de « guerres de jeunes parfois sanglantes » : « Une guerre de dix ans a opposé, entre les années 1780 et 1790, les habitants de Livinhac-le-Supérieur (…) et ceux de Flagnac, malgré l'intervention pressante de l'évêque de Rodez. »

Il y a 9 km environ entre les deux villes, et deux départementales pour les relier.