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ENTRE DEUX IMAGES n°85
25 décembre 2019
LE TIRET
Herzog / Mattes / Bruno S. / Curtiz / Bayle / Sacco / Bellanger / Lynch / Dern / Bogdanovitch / Delorme / Alden Robinson / Ellen et John Belton / Williams / Jones / Prowse / Coppola / Anderson / Huston
C'est dans Stroszek, 1977 (réalisé par Werner Herzog, et sorti en France sous le titre La Ballade de Bruno), qu'on trouve une des plus émouvantes images de nouveau-né au cinéma. Il s'agit d'une séquence située à Berlin, avant que le héros allemand ne tente de recommencer une nouvelle vie aux USA avec Eva Mattes. Dans cette scène, qui n'a pas de fonction « indispensable » dans l'histoire, un médecin présente au bouleversant marginal interprété par Bruno S. la vitalité et le réflexe de préhension d'un fragile prématuré. Un garçon, bien sûr (il existe un tabou au cinéma, comme dans la peinture occidentale à thème chrétien, sur la représentation nue des bébés filles). Déficit de représentation ?
Ian Curtis, du groupe pop anglais Joy Division, aurait regardé Stroszek juste avant de se suicider en 1980. Il souffrait d'épilepsie et de dépression. Le film semble finir terriblement, dans un atroce désespoir (il faut voir l'image que donne le réalisateur d'une vie de pauvres dans une caravane au Wisconsin), mais j'y trouve aussi beaucoup d'amour pour les humbles. Humbles que nous sommes, pas seulement ceux du film.
QUE METTRE AU PLURIEL AVANT LE TIRET DE NOUVEAU-NÉ
A propos de ma musique concrète, et pour une première rétrospective qui lui était consacrée en 1985 par François Bayle et le Musée Noroît à Arras, Christiane Sacco écrivait qu'elle veut nous dépeindre « toujours nouveau-nés à la vie ». Je me suis enquis de l'orthographe du pluriel de ce mot français, et ai appris que dans ce mot bizarre avec tiret, « nouveau » doit être considéré comme un adverbe. On devrait même écrire, au féminin, des « nouveau-nées ». Je fis passer à la personne chargée des épreuves l'instruction d'imprimer, dans le catalogue où le texte de Christiane était reproduit, l'orthographe « nouveau-nés ». Finalement « nouveaux-nés » fut préféré par un correcteur, et donc imprimé. Christiane, me fit savoir méchamment un tiers – lequel aurait pu se taire - en aurait été affectée. Elle ne m'en a néanmoins jamais parlé, et comme elle n'est plus là, je ne peux plus en discuter avec elle. Ce « x » de trop avant le tiret n'est pas sans m'accompagner comme une blessure, une petite piqûre. J'ai retenu cela non comme un remords, une rancune, mais en décidant que cette piqûre contribuerait à me réveiller et à me tenir debout, au lieu de m'enfoncer dans un sentiment d'échec.
La fraîcheur, même un peu piquante, de la vie, est, quand on a un certain âge, importante à préserver, même s'il est légitime d'être attiré par le repos et de se sentir plus vite fatigué.
Mais je n'appelle pas fraîcheur le fait de se vouloir « de son temps ». J'y pense à cause d'Aurélien Bellanger, dont je viens d'entendre, ce 24 décembre, la chronique sur France Culture, une chronique sur les jeux vidéos, intéressante comme d'habitude mais où l'écrivain semble, comme toujours, pathétiquement préoccupé d'être de son époque. Mon temps est, comme son nom l'indique, quelque chose que je puis seul définir, que je dois faire avec mon histoire. C'est ce que je veux faire en clôturant, ces jours-ci, mon œuvre de musique concrète.
(A propos des chaînes de Radio France, je comprends, même si elle m'a contrarié, leur longue grève trop peu rappelée par les médias, pour maintenir des emplois ; ces chaînes sont, notamment mais pas seulement France Culture, un trésor national).
DÉPOUSSIÉRER N'EST PAS ANNEXER À NOTRE PRÉSENT
A propos de ce qui fut d'une certaine époque, Capprici me propose de faire un papier sur Blue Velvet à l'occasion d'une ressortie restaurée du film, qui date de 1986. Il se trouve que j'ai vu pratiquement tous les longs-métrages et séries de Lynch au fur et à mesure de leur sortie, en commençant par Eraserhead à New-York, je peux donc m'en dire le contemporain. Au téléphone, lesympathique responsable qui me contacte pour ce texte me demande si à mes yeux, puisque j'ai écrit un livre sur Lynch, Blue Velvet est un film « majeur » de son auteur. Je lui réponds qu'à l'époque, où Lynch n'avait fait, celui-ci inclus, que quatre longs-métrages, tous des prototypes aussi bien pour leur forme que pour leur scénario et leurs conditions de production (les trois premiers sont Eraserhead, Elephant Man et Dune), la question ne se posait pas ainsi. Il n'y avait pas de corpus des films de Lynch. Certes, il serait facile de voir que déjà dans Blue Velvet, premier film de Lynch situé dans la banalité quotidienne, il y avait tout. Mais c'est trop facile. La prédiction rétroactive où l'on se donne le luxe de prophétiser ce qui a eu lieu depuis, et du coup de mépriser ceux qui n'ont pas vu ce qui allait se produire, est un exercice tellement aisé.
Cela me donne mon angle d'approche: restituer à Blue Velvet sa fraîcheur d'époque, celle d'un film qui ne se savait pas, ne pouvait pas se savoir signé du futur auteur de Lost Highway, Mulholland Dr. et INLAND EMPIRE, cette chose incroyable. La Laura Dern de Blue Velvet, qui sort d'un film de Peter Bogdanovitch (elle a été la touchante aveugle de Mask, 1985), n'est pas simplement la future Lula de Wild at Heart, ni la Nikki Grace d'INLAND EMPIRE en plus jeune. Nous ne sommes pas le passé de celui que nous allons être. Le futur que nous projetons devant nous tout en avançant (comment faire autrement ?) est un mauvais miroir.
À ce propos, puisque la dernière édition de ma monographie sur Lynch s'arrête à INLAND EMPIRE, et que l'éditeur français en a abandonné la distribution, il m'est souvent demandé ce que je pense de Twin Peaks 3 (merci à Stéphane Delorme, grâce à qui j'ai pu le voir). Je pense que c'est prodigieux, tout en étant parfois, pendant deux à trois minutes, insupportable. Comme Eraserhead.
LE TIRET ET LE BÉGAIEMENT
Je viens de regarder avec Anne-Marie le film de Phil Alden Robinson, The Angriest Man in Brooklyn, 2014. C'était d'abord par curiosité, parce que nous étions, pas plus tard qu'il y a dix jours, à Brooklyn, où nous avons dîné chez nos amis Ellen et John Belton, lequel à cette occasion m'a offert un exemplaire de son excellent livre, American Cinema American Culture. Au début du film dont je parle, un homme se voit prédire, en termes médicaux, le terme très rapproché de sa vie de sexagénaire. Dès lors il voit tout comme un compte à rebours. Je ne raconte pas les rebondissements et le dénouement de ce nouveau film de réconciliation générationnelle de Phil Alden Robinson (après Field of Dreams, 1989, que j'adore comme beaucoup de gens), mais j'en rappelle une réplique frappante, où l'un des personnages souligne et valorise ce qui est souvent méprisé et considéré comme secondaire sur les inscriptions tombales: le tiret, le « dash » en anglais, qui sépare la date de la naissance et celle de la mort. C'est le tiret qui devrait compter.
The Angriest Man n'est pas considéré comme un bon film, même s'il est illusoirement une prédiction funeste de ce qui allait arriver à son principal interprète, le cher Robin Williams. Néanmoins, je me suis laissé toucher, et comme je le prévoyais, j'y suis allé de ma larme à la fin. Il est facile de trouver sur Youtube une de ses scènes les plus appréciées, parce qu'incongrue dans le drame et en même temps emblématique de son sujet: la scène du « stutter » (bégaiement). Le héros, Altmann, qui pense n'avoir que peu de temps, veut acquérir au plus vite, pour se filmer et laisser un message à ses survivants, une caméra vidéo. Il entre dans une boutique et tombe sur un vendeur interminablement bègue joué par James Earl Jones. Cet acteur n'est pas seulement la voix de Dark Vador, ou si l'on veut Darth Vader, sur le corps de David Prowse dans Star Wars, et celle de Mufasa dans le Roi Lion. Il a joué à découvert plusieurs rôles intenses et chaleureux, dont le sergent-chef Nelson dans l'excellent Gardens of Stone, 1987, un chef-d'œuvre méconnu de Coppola sur la vie à l'arrière des militaires américains, ceux qui ne vont pas au Vietnam et restent au pays. Or, James Earl Jones en connaît un brin sur le bégaiement, dont il a été affligé pendant l'enfance. Plus humain à l'écran que cet acteur, on ne fait pas. Sauf peut-être Angelica Huston, qui précisément était sa partenaire chez Coppola et que j'ai revue, toujours émouvante, dans le Darjeeling Limited, 2007, de Wes Anderson, lorsque j'ai programmé ce film à Vidéosphère. God bless Angelica et James, et bonnes fêtes.